Socrate

L’art de nous enfumer

La mort de Jacques Chirac nous a touchés car cela nous a permis de revoir des images qui nous ont accompagnées pendant 40 ans, notamment celles de ses plus célèbres discours. Mais immédiatement après une question a taraudé mon esprit : est-ce que l’art politique se réduit à celui de faire de beaux discours ?

La journée du jeudi 26 septembre 2019 fut surréaliste à plus d’un titre ! Dans l’ordre : 7 h 30, ma sœur qui habite sur les hauteurs de Rouen m’envoie un message affolé : elle a été réveillée à 3 h du matin par une explosion chimique à 5 km de chez elle et un nuage noir envahit le ciel matinal. Elle tousse, a des maux de tête et est invitée à rester chez elle par des sirènes qui retentissent. 8 h, le préfet déclare qu’il n’y a rien à craindre mais confirme le confinement de 100 000 personnes (contradiction dans les termes ?). Toutes les chaînes info sont sur le coup et ma sœur suit en direct le combat contre le feu. Midi, blackout ! L’annonce de la mort de Jacques Chirac faite, plus aucun média ne s’intéresse à l’accident chimique majeur. Rouen brûle et les médias regardent ailleurs, paraphrasant presque la célèbre (et unique) citation écologique de l’ancien président. Mais personne ne relève l’ironie… Le préfet change alors sa rhétorique : le nuage n’a pas de toxicité aigüe. Depuis avril 1986, date de l’accident de Tchernobyl, les autorités de l’Etat restent sur la même ligne : ils nient l’existence de la réalité, croyant ainsi à la force de la pensée. Un relent de maître Yoda, sans doute. Mais je crains que les prochaines semaines deviennent difficiles pour l’administration préfectorale, justement parce que nous avons derrière nous l’expérience de mensonges étatiques et que nous ne voulons plus nous en tenir à cela. Aussi j’aimerais me livrer à un petit exercice : utiliser L’Art d’avoir toujours raison (1831) d’Arthur Schopenhauer où le philosophe propose toute une série de stratagèmes pour se défendre d’un adversaire (les écologistes, les citoyens et/ou les lanceurs d’alerte, etc.) coriace. Nous pourrons voir ainsi la pertinence d’une parole qui devrait rassurer et informer, mais qui ne cesse de trébucher tout au long des communiqués. Une parole dont les pouvoirs peuvent prendre la forme d’un boomerang : quoiqu’il dise, le détenteur du message verra son propos se retourner contre lui ! Le petit ouvrage de Schopenhauer construit comme un manuel, va détailler les ficelles de la rhétorique, arme subtile de la controverse, qu’il faut manipuler avec force, rapidité, mais aussi virtuosité.

Certes Schopenhauer est un peu moins enthousiaste et positif. Voilà comment il introduit son propos : « On peut […] avoir objectivement raison quant au débat lui-même tout en ayant tort aux yeux des personnes présentes, et parfois même à ses propres yeux. […] d’où cela vient-il ? De la médiocrité naturelle de l’espèce humaine. Si ce n’était pas le cas, si nous étions foncièrement honnêtes, nous ne chercherions dans tout débat qu’à faire surgir la vérité, sans nous soucier de savoir si elle est conforme à l’opinion que nous avions d’abord défendue ou celle de l’adversaire. […] Mais chez la plupart des hommes, la vanité innée s’accompagne d’un besoin de bavardage et d’une malhonnêteté innée. » On ne peut pas être plus noir mais comme Schopenhauer préférait que la médiocrité des êtres humains s’accompagnât d’un certain panache, il décida d’écrire une liste de trente sept stratagèmes pour avoir toujours raison. Tâchons d’en appliquer quelques-uns.

Tout d’abord ne jamais prêter le flanc à des critiques faciles. Ne dites pas : « Tout va bien, l’air n’est pas atteint d’une pollution à toxicité aigüe » car vous vous soumettez immédiatement à l’attaque – de mauvaise foi, cela s’entend – de vos adversaires qui vont utiliser le stratagème n° 1 : « étirer l’affirmation de l’adversaire au-delà des limites naturelles, et l’interpréter de la façon la plus générale possible », c’est-à-dire vous rétorquez que le concept d’aigüe ne nous protège pas d’une toxicité continue, silencieuse et destructrice. Ne pas dire non plus : « Quel serait l’intérêt des pouvoirs publics de mentir », se plaçant sur la défensive, comme une blanche colombe qui verrait le chasseur pointer son fusil sur elle sans comprendre ses viles intentions. Utiliser plutôt le stratagème n° 18 de Schopenhauer : si vous voyez que votre contradicteur a le dessus, interrompez la discussion « en vous esquivant détournant le débat vers d’autres propositions, bref il faut provoquer une mutatio contraversiae » : expliquer que le véritable enjeu du travail des autorités, c’est d’assurer à la fois la sécurité des citoyens mais aussi l’emploi des jeunes ; donc ne pas mettre en danger une entreprise très présente dans le bassin d’emploi. Ne pas constater que « nous vivons dans un monde de suspicion généralisée où la parole publique est parfois même pas crue ». Utiliser plutôt le stratagème n° 36 : « déconcertez, stupéfiez l’adversaire par un flot insensé de paroles. Ce stratagème est fondé sur le fait qu’habituellement l’homme est crédule, s’il n’entend que des paroles qu’il ne comprend pas ». Ou bien ce stratagème n° 25 : L’apagogie, c’est-à-dire le raisonnement par induction : multiplier les cas particuliers pour en induire une vérité générale que personne ne va contester sans contre-exemple. Même si les cas particuliers n’ont pas de liens avec l’événement, leur flot devrait permettre d’oublier ce qui était avancé exactement, par exemple en donnant une multitude de chiffres et une liste incompréhensible de produits chimiques sans laisser le temps aux adversaires de réfléchir à la pertinence de ces analyses. Ou utiliser le stratagème n° 32 : « Rendre suspecte une affirmation de l’adversaire opposée en la rangeant dans une catégorie méprisable : c’est du manichéisme, c’est de l’idéalisme, […] c’est du mysticisme » en supposant que cette catégorie disqualifie vos propos.

Voilà un court extrait des conseils que pourrait donner le philosophe allemand du XIXe siècle aux communicants du XXIe siècle. Certes tout cela est un peu cynique. Vous vous souvenez peut-être de la chronique consacrée à Diogène le Cynique (en avril 2015), ce philosophe grec qui se promenait dans les rues d’Athènes au IVe avant J.-C., avec sa seule besace et une lampe allumée symbolisant sa conscience aigüe de la misère humaine ; misère non pas au sens d’absence de richesse mais d’absurdité de l’existence humaine. Diogène avait décidé de vivre comme un chien (cynique en grec) dans un tonneau au milieu de la rue, pour refuser ce qui lui apparaissait comme une forme d’escroquerie : la prétention que l’humanité a de croire qu’elle donne du sens à son existence. Schopenhauer, 2500 ans après Diogène, reprend la même idée mais en la sophistiquant : si le discours est pure illusion, autant le pratiquer avec virtuosité. Certes c’est une vision désenchantée de la réalité mais elle refuse néanmoins la médiocrité. Or la rhétorique peut être un aspect de cette médiocrité : nous surfons sur des discours qui sont autant de belles apparences et cela nous sert à masquer ce qui devrait être essentiel : la recherche de la vérité. Nous pourrions facilement accuser les autorités administratives d’échec dans leur communication lors de crise. Mais cette critique ne porte-t-elle pas en elle-même un vice, celui de s’attacher à tout prix à l’art de la dialectique comme moyen de se battre. Qui a gagné dans cette histoire ? La préfecture, les associations ou la recherche de la vérité sur l’état réel de la pollution ? 

Schopenhauer explique dans son ouvrage que la dialectique est à distinguer de la logique. Cette dernière est l’art de bien penser, alors que la première est définitivement l’art de la controverse. Le paradoxe, explique Schopenhauer, est que si les êtres humains étaient logiques, ils seraient tous d’accord ; nous n’aurions dès lors pas besoin de la rhétorique (l’art de faire des beaux discours) pour transformer ce qui devrait être un échange honnête et logique d’arguments et/ou d’informations en lutte sans merci pour dominer – quitte à utiliser toutes ces armes que sont le mensonge, la tromperie, la flatterie, etc. Or force est de constater que ce n’est pas le cas : nous vivons dans un monde plus complexe où la logique existe véritablement : il y a l’enchaînement des faits et des méthodes pour les cerner, les isoler du reste de la réalité pour les comprendre, les corriger ou les anticiper. Les risques encourus par l’explosion d’une usine chimique et la multiplication des produits dans l’atmosphère peuvent être aisément suivis et circonscrits par la science moderne. Mais face à cela il y a des enjeux plus obscurs, non pas dans le sens où il y aurait une théorie du complot du type : l’Etat nous veut du mal ou l’Etat s’est vendu aux diaboliques forces du capitalisme. Mais plus simplement et plus dramatiquement l’absence d’intelligence préventive, des egos surdimensionnés et des réactions irrationnelles. Ces dimensions de l’âme humaine font qu’on va utiliser le discours comme une arme. Arme de défense lorsqu’on est pris en défaut, arme d’attaque lorsqu’on veut s’imposer dans un débat. Voilà la véritable définition de la dialectique, qui n’est rien d’autre que « la certitude d’avoir raison qui est dans la nature de tout être humain » pour suivre l’analyse de Schopenhauer.

Le problème n’est pas jeune : Socrate se battait déjà contre les sophistes qui faisaient du discours une arme politique. Lui-même était relativement expert en la matière mais cela ne l’a pas empêché de mourir un matin de juin 399 av. J.-C., condamné selon deux chefs d’accusation : la corruption de la jeunesse et l’apologie de nouveaux dieux. Avant de boire la cigüe (poison réservé aux citoyens les plus nobles à l’époque), il y eut un procès épique où Socrate fit face à plus de 500 juges. Il développa un discours logique et séduisant sur l’évidence de son innocence. Ses deux arguments principaux étaient qu’il honorait lui-même les dieux (notamment Appolon) et que personne ne pouvait produire ne serait-ce qu’un témoignage d’un parent dont l’enfant aurait été corrompu par le vieil homme (il avait 70 ans au moment du procès). Malgré cela il perdit et passa un mois dans sa cellule à attendre la mort. Nous avons des témoignages directs de tous ces moments (notamment grâce à Platon qui était présent le jour de son procès). Et lorsqu’on les relit on est frappé par une évidence : Socrate n’aurait jamais dû se battre sur le terrain de la vérité, car face à lui il y avait des individus qui ne pouvaient plus reculer et qui devaient gagner coûte que coûte. Espérons que face aux conséquences de l’explosion à Rouen, entre les deux logiques les autorités auront l’intelligence de privilégier celle de Socrate.

Par Christophe Gallique

L’opinion sur rue

Donald Trump se régale, entre deux négociations avec le Sénat américain : il est aussi persuadé que l’opinion française, avec le mouvement des Gilets Jaunes, lui donne raison contre notre président élu. Mais sur quoi s’appuie-t-il pour affirmer cela ?

Opinion publique ? Opinion publique ? Qui peut dire où elle se trouve réellement ?
Ne cédons pas à l’esprit complotiste, mais remarquons que ce fut sans doute elle qui a le plus souffert ces dernières semaines. Des manifestants habillés de gilets jaunes ont décidé qu’ils la représentaient à eux seuls (même si entre eux ils ne sont pas d’accord sur beaucoup d’opinions) et le gouvernement a essayé par tous les moyens de la dresser contre ces manifestants. Certains responsables politiques, se prenant pour Solon, le célèbre législateur grec, lui font dire qu’il fallait garder une protection sociale et des services publics forts alors que d’autres, espérant peut-être ainsi devenir aussi légendaires que Lycurgue, le spartiate, prétendent qu’elle réclame de toute urgence une baisse draconienne des taxes et des impôts qui pèsent sur les ménages et les entreprises. Les sondages nous disent qu’elle est très attachée à l’ISF et solidaire des forces de l’ordre. En un mot, tous, invités sur les plateaux des chaînes d’information en continu, lui font dire tout et son contraire ! L’opinion publique devient ainsi le moteur de notre démocratie au gré des enquêtes d’opinion qui se multiplient ; les politiques y accordent du coup une véritable importance, au point qu’un premier ministre (je ne le nommerai pas… juste un indice : Edouard Philippe lui a succédé) a fait des sondages pour savoir ce que l’opinion publique pensait de… sa coiffure.
Qui est-elle cette opinion publique ? Où est-elle ? Qui la forge ? Qui peut réellement se targuer de la représenter ?
Commençons par l’histoire : l’état de l’opinion publique à la veille de la Première Guerre mondiale. Au printemps 1914 elle était enthousiaste à l’idée de faire la guerre. Des journaux présentaient régulièrement les Allemands comme d’horribles monstres et le niveau de détestation pour nos voisins d’outre-Rhin était considérable. Résultat : des millions de jeunes partirent en août 1914 la fleur au fusil se faire massacrer pour la plupart d’entre eux. 25 ans plus tard, l’opinion publique s’était retournée et préférait regarder Hitler monter en puissance, abandonner la Tchécoslovaquie plutôt que d’envoyer leurs enfants à la guerre. Du moins c’est ce que pensait le gouvernement français, qui avait déclenché la mobilisation générale dès 1938 mais qui refusa d’ouvrir les hostilités contre le régime nazi. Deux ans plus tard, l’opinion publique s’offrait toute entière au vainqueur de Verdun, qu’elle aimera jusqu’en avril 1944 – date de sa dernière visite à Paris – avant de le huer quatre mois plus tard.
Qui est donc cette opinion publique ? Le philosophe français Alain (1868 – 1951) qui lui a été constant dans ses opinions, c’est-à-dire pacifiste même lorsque l’opinion ne l’était pas, nous donne quelques éléments : « Chacun a pu remarquer, au sujet des opinions communes, que chacun les subit et que personne ne les forme. »(1), ce qui veut dire que l’opinion publique est ainsi construite qu’elle ne semble venir de nulle part. C’est l’opinion d’une foule, d’une masse, qui nous écrase et qui impose son point de vue. L’individu, face à la masse, n’est rien. Il peut même avoir peur s’il ne va pas dans le sens de cette masse. Cette masse se donne à un homme politique et l’adore, puis le déteste et lui met tous ses malheurs sur le dos. Le 26 avril 1944 Pétain est acclamé par la foule parisienne(2) car il vient les soutenir après les bombardements alliés. Le 26 août 1944 la même foule acclame de Gaulle et la Libération.
Comment se forme une telle opinion ? Alain suit le raisonnement suivant : Tout un chacun, pour peu que nous soyons un peu intelligents, nous nous sentons limités par la complexité des questions et des problèmes de notre société. Nous cherchons de l’aide auprès des autres. « Car, [nous disons], comme je n’ai ni la prétention ni le pouvoir de gouverner à moi tout seul, il faut que je m’attende à être conduit, à faire ce qu’on fera, à penser ce qu’on pensera. » C’est de la bonne foi. Mais cet excès de modestie est exactement le péché originel qui fonde ce monstre incohérent qu’est l’opinion publique : « Le voilà donc qui honnêtement écoute les orateurs, lit les journaux, enfin se met à la recherche de cet être fantastique que l’on appelle l’opinion publique. » Alain parle d’être fantastique, non pas dans le sens où il est extraordinaire, mais dans le sens où il n’existe pas vraiment. Ce sont des orateurs habiles qui font croire que cette opinion existe. Ils convoquent des sondages, filment une manifestation, attirent l’attention sur un événement. Le 24 novembre 2018 une manifestation a dégénéré sur les Champs Elysées à Paris. Quelques milliers de manifestants. Dans le même temps des dizaines de milliers de personnes défilent dans le calme pour les droits des femmes à Paris. Mais quel évènement va retenir l’opinion publique ? Celui que quelques orateurs ont décidé de mettre sous la lumière ! Que dire d’autre sur les sondages : une question posée au milieu de dizaines d’autres, plus ou moins orientée, posée à un échantillon parfois juste de 1000 personnes, et voilà le peuple qui s’est exprimé !
Ce ne serait rien si ces faiseurs d’opinion n’étaient pas écoutés. Ce serait déjà beaucoup si ces faiseurs d’opinion influençaient les élections. Mais au-delà de tout cela, ces faiseurs d’opinion font trembler les responsables politiques. Dès 1906 dans ses Propos, Alain fustige ces politiques frileux qui étaient attentifs aux rumeurs de l’opinion : « Les gouvernants font de même, et tout aussi naïvement. Car, sentant qu’ils ne peuvent rien tout seuls, ils veulent savoir où ce grand corps va les mener. Et il est vrai que ce grand corps regarde à son tour vers le gouvernement, afin de savoir ce qu’il faut penser et vouloir. » ; « D’où il résulte qu’un État formé d’hommes raisonnables peut penser et agir comme un fou. ». Le voilà donc le mal originaire, congénital de la démocratie : chacun cherchant à savoir ce que l’autre pense, l’opinion prend la place du peuple et exerce sa souveraineté, alors que même personne ne sait exactement qui la formule et ce qu’elle veut.

Du coup il faut se poser une autre question : à quoi sert l’opinion ?
Réponse : elle sert à détruire ceux qui s’élèvent contre elle. Le philosophe français Gaston Bachelard, qui certes s’occupait plus de la science que de politique, écrivait : « l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances »(3). Condamnation sans appel ! L’opinion n’est pas une vraie source d’idée, n’est pas l’expression d’un ressenti ou la formulation de réflexions. Ce n’est rien d’autre qu’un besoin. Mais besoin de quoi ? Bachelard écrit des besoins en connaissances. Pour comprendre cette formule, il faut remonter à la Grèce antique lorsque Platon distinguait l’opinion (la doxa), les mythes et la science. Le rôle du philosophe est de lutter contre l’opinion pour permettre à la connaissance véritable d’émerger. A cette époque, ou très peu de gens savaient lire, les intellectuels qui pouvaient écrire possédaient un pouvoir immense. Ces intellectuels, les plus célèbres s’appelaient Gorgias ou Protagoras, usaient de la rhétorique (c’est-à-dire l’art de faire de beaux discours) pour influencer l’opinion publique de la toute jeune démocratie athénienne. Leur ennemi était Socrate, qui luttait pour la reconnaissance de la vérité face à la doxa. Mais ce dernier échoua à plusieurs reprises, jusqu’à être condamné à mort par un tribunal constitué, en juin 399 av. J.-C. par près de 500 juges, tous issus du peuple. Socrate était accusé d’impiété et de corruption de la jeunesse mais l’histoire nous apprend qu’en réalité ce procès intervint après la défaite cuisante d’Athènes contre Sparte, et Socrate paya les pots cassés du retour à la paix. Il avait été le précepteur d’un soldat célèbre, Alcibiade, qui avait trahi la cité pour passer à l’ennemi. Et c’est donc là une des raisons de la condamnation à boire la cigüe (poison très utilisé à l’époque) : l’opinion avait besoin de bouc-émissaires pour expliquer la défaite. L’opinion publique avait besoin de sacrifier certains noms connus, pour calmer ses angoisses et son envie de tomber dans la guerre civile. Voilà ce que cela veut dire, des besoins en connaissances : l’opinion n’a pas besoin de connaissances, mais ce qu’elle croit connaître n’est que l’expression d’un besoin : besoin de vengeance, besoin de colère, ou de produire un contenu rassurant. L’opinion fluctue, tergiverse, se contredit, exagère, pousse à l’invective, tranche en caricaturant. Mais l’opinion a cette constante : elle exprime ce dont le peuple a besoin.
Prenons un exemple : de nombreux commentateurs politiques nous expliquent que nous vivons dans une monarchie régicide. Tous les 5 ans nous rentrons dans une période irrationnelle, enflammée, où nous choisissons parmi une douzaine d’élus celui qui doit nous sauver, celui qui a les solutions à tous nos problèmes ; un monarque à qui nous donnons les pleins pouvoirs. Puis nous passons les 5 années suivantes à vouloir le décapiter. La dernière élection n’a pas échappé à la règle : Emmanuel Macron représenta le renouveau de la classe politique, celui qui devait nous permettre de sortir (enfin!) de la crise. Au deuxième tour de l’élection, il était apparu pour l’opinion publique comme le rempart face à Marine Le Pen. Il a été adoré, ce président, admiré. Et maintenant détesté. Président des riches, dit l’opinion publique. Quel besoin caractérise cette si rapide descente aux enfers ? N’est-ce point le besoin d’un peuple d’exprimer non pas son sentiment en tant qu’individu, mais ce qui doit être l’intérêt de tous ? Le besoin est que le peuple soit entendu dans ses souffrances, qu’il soit protégé. Le peuple français, de par son histoire, s’est toujours offert à une seule personnalité qui devait incarner son destin. Cela a commencé avec Clovis, Charlemagne, cela a continué avec Louis XIV, Napoléon, Clemenceau, de Gaulle. Et nous voilà en 2019 avec notre fantasme de l’homme providentiel qui ne doit pas nous décevoir.
Que faut-il faire dès lors ? Faut-il ignorer cette opinion publique ? Faut-il ne pas en tenir compte ? Cela n’aurait pas de sens. Elle reste au fondement de ce qu’est notre démocratie moderne, démocratie représentative mais aussi démocratie d’opinion. Non, le vrai enjeu n’est pas l’opinion, mais peut-être de mieux comprendre qui est le peuple qui s’exprime ainsi. Le peuple est celui qui a élu le président de la République, qui a élu l’assemblée de députés qui siègent. Et le peuple se voit représenté par d’innombrables porte-paroles qui prétendent le représenter ; la vraie question, c’est donc : qui est le peuple ?
Par Christophe Gallique

(1) Extrait d’une série de Propos. Alain était professeur de philosophie en lycée et journaliste. Il n’a pas réellement écrit de gros ouvrages abstraits de philosophie, mais plutôt une suite de propos qui peuvent se lire soit à la suite, soit séparément les uns des autres. Ce genre de lecture, en plus d’être vivifiant, permet une lecture moins contraignante que celle de la plupart des classiques de la philosophie.

(2) Cf. https://www.ina.fr/video/AFE86002676

(3) Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, 1938

Corruption, mon amour

2018 se termine. Ce ne fut pas une année de tout repos. Heureusement Noël arrive et pour cadeau j’ai décidé d’être optimiste en vous offrant un article qui fait l’apologie de la nature humaine.

Certains matins on se lève avec une gueule de bois. Pas parce qu’on a abusé lors d’une soirée trop arrosée, mais parce qu’on allume la radio et qu’on découvre les nouvelles : Le Brésil s’est choisi un président d’extrême droite, misogyne, raciste et va-t-en-guerre. Cela l’année même où on commémore la fin de la Première Guerre mondiale, massacre de plus de 10 millions de victimes dues à un nationalisme exacerbé. Question : les peuples ont-ils la mémoire si courte ? Ou y a-t-il un cycle dans l’histoire qui fait que nous allons nous reprécipiter vers des conflits entre les peuples ? L’idée d’un monde de paix et de progrès est-elle si idéaliste qu’elle est définitivement utopique, c’est-à-dire qu’elle ne se réalisera jamais dans aucun lieu ? 85 ans après les élections qui portèrent Hitler au pouvoir, les peuples semblent s’entendre surtout pour…. faire renaître de ses cendres le nationalisme mortifère qui, à plus ou moins long terme, va nous mener vers la guerre.

Un ami me fit une remarque qui éclaire ces évènements sous un autre angle : avant de juger tout un peuple à la lumière de nos principes moraux, demandons-nous pourquoi ils ont voté et choisi si nettement ce candidat d’extrême droite. Les peuples ont leur propre sagesse, leurs choix ne sont pas si irrationnels. Et à ce niveau les Brésiliens sont clairs, ils ont voté pour un président qui n’était pas corrompu. Le Parti des Travailleurs, dont le leader historique est en prison pour douze ans, a certes été porteur d’un espoir fou, celui de supprimer les inégalités sociales. Ce fut un demi-échec. Mais ce n’est pas tant cet échec qui lui a coûté le pouvoir que le dégoût qu’il a inspiré lorsque les Brésiliens ont appris toutes les malversations de leurs gouvernements successifs. La corruption ! Voilà le mal qui ronge nos démocraties modernes et qui peut pousser les peuples à choisir un président autoritaire, quitte à ce que ce dernier fasse l’éloge de la dictature militaire. La citation d’Auguste Comte écrite sur le drapeau brésilien « Ordre et Progrès » a pris tout son sens à travers le vote de cette présidentielle.

Nous ne mesurions sans doute pas l’exaspération de ce peuple face aux années de magouilles en tout genre qui ont marqué l’enrichissement d’une petite élite. Et cette exaspération n’est pas uniquement liée aux limites de la nature humaine qui feraient que, lorsqu’on a du pouvoir, on est corrompu. Certes c’est sans doute vrai. La définition de la corruption est : « le détournement de sommes d’argent plus ou moins grandes en échange de service ». Elle est le fait de personnes qui ont du pouvoir et qui en profitent pour s’enrichir personnellement. Cela va au-delà des simples échanges de bons procédés rationnels (du type tu désires avoir une facilité dans tes démarches, je vais pouvoir t’aider contre rémunération, ce qui est bien normal car tu fais appel à mes compétences). La corruption a ceci de détestable qu’elle pourrit la confiance que les gens ont en un système social et politique, sentant qu’ils ne pourront jamais bénéficier d’une justice équitable. Elle est le symbole de la dégradation de la vertu au cœur même de la société. Elle amène l’idée que les hommes qui ont du pouvoir ont systématiquement une inclination au vice et à la perversion, comme le fait remarquer le philosophe contemporain Thierry Ménissier*. Ce n’est certes pas un débat si récent, Platon dans La République (écrit au IVe siècle avant J.-C) a mis en scène un dialogue entre son maître Socrate et un sophiste, Thrasymaque. Ce dernier défendit la thèse que tout le monde avait une tendance à l’abus de pouvoir. Selon lui, ce qui distinguerait un homme corrompu d’un autre, ce serait uniquement le degré de pouvoir qu’il possède. Pour illustrer sa thèse Thrasymaque raconta le mythe de Gygès, pauvre berger qui fut envoyé à la cour du roi pour porter les doléances de ses amis. En chemin il découvrit un anneau au doigt d’un géant mort. Cet anneau donnait le pouvoir d’invisibilité… tout en corrompant immédiatement le cœur de son porteur. En effet, le berger, au lieu de se battre pour la justice, utilisa ce pouvoir pour devenir tyran à la place du roi. Dit autrement, le pouvoir a corrompu son âme ! (petite parenthèse : Tolkien a-t-il expliqué les sources de son inspiration pour écrire Le Seigneur des anneaux ? A-t-il précisé qu’il était un lecteur de Platon ? Non ? N’est-ce pas une forme de détournement de droits d’auteurs, voire de vol d’idée géniale… mais nous nous égarons…). Ce mythe tend à montrer le caractère nécessairement décadent du pouvoir et l’omniprésence de la corruption dans les cœurs humains. Ce serait donc lié à la faiblesse de la vertu chez les êtres humains.

Nous pouvons prendre le problème sous un autre angle. Thierry Ménissier fait une analyse plus complète et complexe de ce phénomène, qui présente le paradoxe d’être à la fois rejeté par tous et pourtant est presque universel. Il commence son analyse tout d’abord d’un point de vue juridique et écrit : « c’est un acte très grave car il déstabilise entièrement le mode d’association des individus » basé sur l’égalitarisme devant la loi. « C’est pourquoi le pacte de corruption ne consiste pas seulement en un dévoiement de la relation d’autorité ni en un vol, […] il y a la mise en œuvre d’une exception de statut, qui […] réinstitue dans les faits le système prédémocratique féodal » (p. 58). Tous les éléments du scandale sont donnés dans cet extrait, la corruption, c’est d’abord la rupture du contrat démocratique moderne, le peuple ne peut pas supporter que ceux à qui ce même peuple a délégué une autorité utilisent ce pouvoir pour creuser les inégalités. D’autant plus que c’est un retour vers les privilèges, ce contre quoi ce peuple a lutté au cours des différentes révolutions. Il y a donc un vrai danger à laisser faire la corruption, car cela peut amener l’hypothèse d’un retour vers un régime autoritaire pour « remettre de l’ordre ». N’est-ce pas ce qui s’est passé au Brésil ?

Bien entendu ce n’est pas aussi simple que cela : même la dictature la plus brutale ne peut mettre fin à la corruption, au nom de la Vertu Politique et d’une prétendue Pureté des Mœurs. Car autrement la loi suffirait pour abolir la corruption. Thierry Ménissier explique que la corruption « remplit une fonction sociale latente. […] La corruption ne relève pas d’un dérèglement des mœurs, ni du caractère passif de la nature humaine, mais d’un dysfonctionnement social qui a sa raison d’être » (p. 68). En clair la corruption serait une forme de régulation sociale qui évite la violence et le désordre ; cette fonction sociale de la corruption qui permet aux acteurs sociaux de produire une richesse sociale (souterraine) expliquerait pourquoi, malgré toutes les tentatives, on ne peut s’en débarrasser, elle joue un rôle dans les échanges sociaux. Certes le cercle est vicieux, mais l’idée défendue, notamment par les théories fonctionnalistes sociologiques, est que si la corruption perdure, c’est que certains groupes sociaux y trouvent leur intérêt et n’y apportent pas un jugement moral négatif. Thierry Ménissier prend l’exemple de l’Etat de Florence au XVIe qui assurait sa stabilité grâce à la corruption, elle permettait ainsi « aux groupes de faible représentativité sociale et politique d’accéder aux biens et à la décision ». L’Italie du XVIe siècle était très instable, ravagée par les guerres entre cités et les invasions ; donc on peut comprendre pourquoi et comment la corruption pouvait jouer un rôle régulateur. Mais aujourd’hui ? Peut-on dire que le Brésil est un pays dont les institutions sont si fragiles, la représentativité si inégale, que des parties entières de la société ont besoin de la corruption pour s’élever socialement ? Peut-être. En tout cas la France ne se trouve pas dans cette situation.

Pourtant comment peut-on expliquer que la corruption soit si difficile à endiguer ? Pourquoi ce scandale qui consiste à voir des acteurs publics détourner ce qui est le bien commun à tous, pour s’enrichir, soit si récurrent ? Si effectivement (comme l’expliquait Thrasymaque) la corruption est une dégradation des mœurs, une forme de pourrissement lié à des élites dont il faut se débarrasser, cela peut amener le peuple à vouloir supprimer ces élites. Il peut souhaiter alors faire la révolution qui serait une épuration. C’est ce que risque le Brésil, mais qui le souhaite ? Personne. L’histoire nous apprend que les épurations, c’est toujours ouvrir une période sanguinaire dont on ne sait jamais comment sortir.

Vous pouvez choisir une autre option, considérer que la corruption doit certes être combattue, au maximum circonscrite, mais qu’elle fait partie de la nature de la société politique. La politique, ce sont les Grecs qui l’ont inventée, et ils lui donnaient la définition suivante : discuter afin de trouver une vie meilleure. Les fourmis vivent en société, mais elles ne font pas de politique. Elles travaillent sans jamais chercher leur intérêt individuel. Les hommes, eux, font de la politique car ils ne sont jamais satisfaits de leur sort. Certes cela produit un système moins parfait et moins vertueux que celui des fourmis, mais je laisse tous ceux qui veulent devenir des fourmis tomber dans l’illusion qu’un « homme fort » pourrait purifier notre société de ses éléments nocifs. Nous ne sommes pas des fourmis et la corruption, qui est une forme de pouvoir présente dans les sociétés humaines, joue son rôle. C’est un rôle obscur, « oblique » qui « engendre une force sociale » souterraine et qui se superpose aux lois sociales licites et visibles, comme le précise Thierry Ménissier. Vous n’êtes pas convaincu ? Après tout faites-vous autre chose en ce moment, à quelques jours de Noël, quand vous préparez vos derniers cadeaux ? Pourquoi achetez-vous ce beau foulard pour votre belle-mère qui ne cesse de vous toiser dès que vous ouvrez la bouche ? Et pourquoi ce livre si cher pour votre cousine qui vous énerve avec sa réussite financière ? Hélas vous devez passer le réveillon avec elles et d’autres qui ne vous inspirent pas tant de sympathie et vous allez surveiller les cadeaux qui vont s’échanger. Pourquoi ? Parce qu’en dépend votre place dans la famille : celui qui ne fait le cadeau adéquat se verra reléguer à la dernière place dans l’estime de ceux qui détiennent le pouvoir dans la famille, vos beaux-parents. Oui, oui, ne niez pas, vos cadeaux ne sont pas toujours sincères. Ils sont des formes de corruption. Tout don, expliquait le sociologue Marcel Mauss, est une relation agonistique, c’est-à-dire une relation de combat. Le cadeau n’est pas une forme de corruption, car vous n’obtenez sans doute pas un avantage direct ; cependant c’est une forme de tension et de rivalité sociale. C’est triste, c’est condamnable, mais c’est un réel rapport de force qui a ses résultats au cœur de la famille. La corruption développe elle aussi sa forme d’échange social. Nous ne pouvons pas la défendre moralement mais il ne faut pas croire qu’on pourra s’en débarrasser. Joyeux Noël !

Par Christophe Gallique

*Thierry Ménissier, Philosophie de la corruption, Editions Hermann, 2018, P.29