1) Introduction
Pierre Soulages est aujourd’hui le peintre phare de ce début de vingt-et-unième siècle. Il est qualifié souvent de génie pour sa maîtrise du pigment noir et de la lumière qui s’y reflète. Pierre Soulages explique lui-même comment il a produit ce procédé qui l’a rendu célèbre : « J’étais un jour en train de peindre et je me morfondais devant ce que j’étais en train de faire. Je l’ai souvent raconté. Ça se passait en 79, je devais poursuivre probablement un tableau comme je pensais en avoir réussi quelques uns, je me désolais, cependant je continuais à travailler ; après plusieurs heures de travail là-dessus, je me suis arrêté, pensant d’ailleurs qu’il y avait quelque chose qui se produisait qui était beaucoup plus fort que mes intentions puisque, malgré l’idée que j’avais de rater un tableau, je continuais. J’étais fatigué, épuisé même, je suis allé dormir quelques instants et je suis retourné voir ce que je faisais, et c’est à ce moment-là que je me suis aperçu que je faisais une autre peinture, une peinture où le noir n’était plus noir. Il était noir aussi, mais je faisais une peinture où la réflexion de la lumière sur des états de surface était la chose qui comptait le plus. Et c’est pourquoi je l’ai d’abord appelée “noir lumière” avant d’avoir l’idée d’inventer le terme “outrenoir” qui la désigne à présent. »1
J’ai beaucoup de mal avec cette fascination pour le noir. C’est certes très subjectif, mais je n’ai jamais été subjugué par le travail de Soulages. Néanmoins dans ce cours texte, il nous donne des éléments très intéressants pour comprendre en quoi son travail peut être considéré comme génial. Tout d’abord ce ne fut pas une découverte intentionnelle, cela a surgi presque malgré lui ; puis il sentit que le travail devait continuer de manière inlassable ; enfin il vécut cela comme une forme de reconnaissance d’autre chose que ce qu’il voulait réellement faire. Ces trois dimensions semblent être l’apparat du génie, c’est-à-dire à la fois le créateur qui fait surgir du néant ce qui n’existait pas auparavant et qui s’impose comme une évidence aux autres, mais aussi le génie qui serait un esprit au-dessus de l’artiste pour le guider et rendre exceptionnel son art.
Je vous propose une balade avec trois philosophes qui ont tâché de définir le génie, Kant, Nietzsche et Freud. Ces trois philosophes vont pouvoir nous confirmer cette perception riche – mais aussi ambiguë et contradictoire du génie dans la création car les trois explorent des voies très différentes les unes des autres.
2) Emmanuel Kant
Kant étudia cette question dans la Critique de la faculté de juger (1790). Si Kant fut l’auteur d’une œuvre monumentale qui laisse parfois pantois, il n’était pas pour autant ce qu’on peut appeler un amateur d’art. La question ne l’intéressait pas réellement et il n’a jamais quitté Königsberg pour aller par exemple à Paris, Florence ou Rome admirer les chefs d’œuvre de la Renaissance ou de l’art Baroque. Néanmoins la question esthétique était pour lui intéressante d’un point de vue philosophique car elle ouvrait vers le problème de la subjectivité du goût. Comment se construisent les jugements sur la beauté ou le sublime ? Telle était l’axe central de son œuvre. Mais avec la recherche de définition du génie dans l’art, le problème philosophique dévia un peu. Car ce qui caractérise les génies, c’est qu’ils sont reconnus par tous en tant que tels au-delà des goûts individuels, quand bien même on n’apprécie guère leur travail. Chacun peut les reconnaître comme tels mais pour autant ne pas être capable de mettre des mots pour cerner ce à quoi ils pensent. Mystère de l’esprit humain, Kant va se fixer comme objectif de délimiter très exactement ce qu’est un génie au paragraphe 51 de l’analyse du sublime, sous partie de la Critique de la faculté de juger.
Pour s’intéresser au sublime. Parce qu’il est différent du simple beau : même s’il dénote une forme de satisfaction en sa présence, il marque également un sentiment de disproportion par rapport à soi ; est sublime ce qui nous fait face mais qu’on ne peut atteindre. En ce sens tout génie est sublime.
Kant donne quelques éléments pour préciser sa définition : “Le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par l’intermédiaire de laquelle la nature donne à l’art ses règles.” Kant est clair : le génie ne s’appartient pas ; il possède une dimension innée qui lui permet d’exprimer ce que la nature lui dit. Il reprend là la définition platonicienne de l’inspiration qu’on pouvait lire dès le dialogue Ion (quatrième siècle avant notre ère), expliquant que l’inspiration vient d’ailleurs… d’un être divin qui utiliserait l’artiste comme un intermédiaire pour s’exprimer. Le génie, c’est donc un être humain qui se transcende en s’ouvrant à un quelque chose qui le dépasse ; tout cela est inné et involontaire.
Kant poursuit son analyse en développant quatre points :
“1. On voit par là que le génie est un talent consistant à produire ce pour quoi aucune règle déterminée ne se peut indiquer […] l’originalité doit être sa première propriété.” Nous avons là une remarque très importante : le génie doit être créatif, et chasser toute forme d’imitation de ce qui existe déjà. Le génie doit être un révolutionnaire dans son art et c’est cette capacité à provoquer des ruptures qui note la grandeur du génie d’un artiste et le distingue radicalement, définitivement du virtuose qui lui se contente de maîtriser toutes les techniques qui s’offrent à lui.
“2. Puisqu’il peut y avoir une originalité de l’absurde, les produits du génie doivent également constituer des modèles.”, c’est-à-dire permettre que les générations suivantes s’inspirent de son travail. En ce sens le génie doit être une rupture dans son art, une renaissance qui va inspirer les autres – et tout particulièrement ses disciples qui vont continuer son œuvre, imiter son style et prolonger ses découvertes.
“3. Le génie est incapable de décrire lui-même […] comment il donne naissance à son produit. […] (ce pourquoi, vraisemblablement, le terme de génie est dérivé de genius, l’esprit donné en propre à un homme à sa naissance, chargé de le protéger et de le diriger, et qui lui fournit l’inspiration dont émanent ses idées originales)”. Retour à la première idée défendue : le génie aurait quelque chose de divin qui lui échappe. Il serait juste comme un témoin de sa propre œuvre. Nous retrouvons cette idée dans la description faite par Pierre Soulages.
“4. La nature, par l’intermédiaire du génie, prescrit ses règles non à la science mais à l’art.” Là, Kant pose des limites au génie : il ne peut s’exprimer que dans les beaux-arts. Il limite rigoureusement toute autre référence. Il n’y aurait pas de génie en science et l’artiste ne maîtriserait pas ce qu’il produit. Il s’agit de la nature, non pas dans le sens où ce qui nous environne pourrait avoir un accès à notre esprit ou pourrait nous inspirer, mais dans le sens où notre nature intime est une force inconsciente qui nous pousse à créer. L’artiste ne maîtrise pas ce qu’il crée.
Ces lignes, célèbres, posent donc deux problèmes : pourquoi limiter ainsi le champ du génie aux seuls beaux-arts et pourquoi ôter tout contrôle de l’artiste à sa création ? Kant nous donne une définition du génie qui nous permet à la fois de comprendre et de poser la limite entre ce qui est génial ou pas, mais qui donne une forme de mysticisme à l’acte de la création : un génie doit être original mais doit servir de modèle ; un génie ne peut pas expliquer ce qu’il fait car il y a une évidence dans la force de sa création. Nous avons là une définition assez proche de l’idée populaire du génie. Mais nous ne pouvons nous en contenter.
3) Friedrich Nietzsche
La relation avec le génie artistique de Nietzsche, le grand penseur nihiliste allemand de la fin du dix-neuvième siècle, est radicalement différente. Nietzsche était un grand amateur d’art, lui-même musicien et ami de Wagner. L’art, c’est ce qui rend supportable la vie (au sens biologique du terme) et l’art est une activité métaphysique qui donne du sens à la nature. L’art n’est pas une imitation de la nature, mais l’œuvre d’un esprit humain qui réfléchit au sens de l’existence. C’est sous cet angle qu’en 1878 Nietzsche rédigea un de ses premiers livres, Humain trop humain. Un livre pour esprits libres. Cet ouvrage fut un coup de tonnerre dans le monde de la philosophie car il y donna une définition de la vérité radicalement nouvelle. La vérité n’est qu’une construction humaine, souvent à l’origine un mensonge dont on a oublié qu’il était un mensonge. Il n’y a pas de vérité absolue, juste du sens construit par l’homme.
Dans la quatrième partie, Nietzsche va appliquer cette théorie au travail de l’artiste, créateur de réalités s’il en est. Et à partir du paragraphe 162 il s’intéresse au génie et sa définition va totalement déconstruire celle de Kant ! Selon Nietzsche, nous avons une idée fausse sur la naissance du génie en croyant d’une part qu’il n’y a de génies que dans l’art et d’autre part que ces génies auraient une dimension divine. “L’activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique.” Toutes ces activités peuvent produire des génies si ces créateurs consacrent toute leur énergie à leur œuvre. “Le génie ne fait que d’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme.” Autrement dit le génie est celui qui travaille sans cesse à la réalisation de son œuvre ; certes il peut avoir des dispositions et des facilités, mais sans travail il n’y a rien. L’affaire est une question de concentration d’énergie vers un seul but et la patience de produire sans cesse. Nietzsche conclut cette idée avec une phrase qui donne toute sa dimension à ce qu’il veut démystifier et démythifier : “Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie – mais aucune n’est un miracle.” Il n’y a pas de miracle, c’est-à-dire pas d’apparition ni d’inspiration divine. Il n’y a que l’esprit humain qui cherche sans cesse dans la création de nouvelles voies pour s’exprimer.
Mais pourquoi donc cette fascination pour les génies dans l’art ? Qu’est-ce qui nous attire ? Pourquoi les vénérons-nous ? Pourquoi parler du divin Michel Ange ? Du divin poète ? Du divin cinéaste ? Car ainsi nous n’avons pas à rivaliser. Comprenez le raisonnement de Nietzsche : les hommes ordinaires sont ceux qui ne veulent pas concentrer leur énergie vers une seule activité. Ils préfèrent la nonchalance d’un éparpillement de leur énergie pour des activités en dilettante et surtout peu d’efforts à fournir. Mettre des créateurs au niveau du génie, c’est les considérer hors de portée et ainsi se dispenser de faire ces efforts épuisants. Mais il y a plus en ce qui concerne les œuvres d’art, qui permet de comprendre pourquoi les artistes semblent être le réceptacle privilégié du génie : “Tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié” et c’est là l’avantage de l’œuvre d’art : on la contemple finie. On n’imagine pas les palimpsestes derrière la page de roman, ou les brouillons derrière la toile. Les artistes ne sont pas les seuls génies et la dépréciation du travail des autres créateurs dans les autres domaines – notamment en science – n’est pour Nietzsche “qu’enfantillage de la raison”.
Donc le génie n’est pas qu’un don, c’est du travail. Un travail qui vampirise toutes les forces de l’individu qui accepte de se transcender à travers son œuvre. Mais sachez-le : “Tout le restant c’est de la sueur, c’est de la transpiration, c’est de la discipline. L’art moi je ne sais pas ce que c’est. Les artistes, je ne connais pas. Je crois qu’il y a des gens qui travaillent à quelque chose. Et qui travaillent avec une grande énergie finalement ; et l’accident de la nature je n’y crois pas.” Jacques Brel, l’auteur de ces quelques lignes peut en témoigner.2
4) Sigmund Freud
Freud n’est pas connu pour être un grand critique d’art, mais il s’y intéressa un peu plus que Kant. Il était fasciné par le Moïse de Michel-Ange et le tableau de Léonard de Vinci, La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne, que l’on peut admirer encore aujourd’hui au Louvre à Paris. D’abord médecin des âmes , Freud précise que “l’essence de la réalisation artistique nous est psychanalytiquement inaccessible.”3 donc il y a une modestie totale face au mystère de la création. Pour autant Freud consacra un ouvrage entier à Léonard de Vinci, à partir d’un de ses souvenirs d’enfance noté dans un cahier, en faisant le lien entre son homosexualité et le tableau nommé ci-dessus. Le souvenir est le suivant : au moment de décrire le vol d’un oiseau “Il me vient un tout premier souvenir qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue”.
Freud va partir de cette brève description pour s’interroger sur l’origine du génie. L’idée n’est donc pas de faire une généralité sur le génie, contrairement à Nietzsche et Kant, mais davantage d’étudier un cas particulier : comment un artiste dont l’enfance fut compliquée (enfant naturel, il a très peu connu sa véritable mère) a-t-il pu sublimer ses angoisses et ses désirs sexuels pour permettre à son génie de se développer ?
Reprenons les grandes étapes de l’analyse freudienne dans son ouvrage, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910). Ce livre est une investigation, une enquête pour faire le lien entre tous les éléments dont disposait Freud et qui pourrait permettre de comprendre, du moins de soulever une partie du voile du mystère de la création. La thèse est que tout est lié à l’enfance, et en grande partie à ce que Freud appelle “l’investigation sexuelle infantile” ; investigation d’abord innocente et purement curieuse, mais qui très vite, du fait des impératifs de l’éducation, connaît une “inhibition névrotique”4. L’hypothèse de Freud est que Léonard a appartenu à un type tout particulier d’enfant : sa libido (pulsion sexuelle pour faire simple) a échappé au refoulement en se sublimant vers une passion intellectuelle, c’est-à-dire en se libérant totalement de sa dimension sexuelle.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Explications : Léonard chercha toute sa vie sa première mère ; son père lui en offrit une autre, sa belle-mère. Mais Léonard garda toute sa vie une obsession pour la tétée qu’il détourna pour aller vers des considérations plus nobles. Il y eut ce souvenir d’enfance avec le vautour qui permit à Léonard d’être habité par une fascination pour le vol du volatile. Mais il y a eu aussi les regards de deux mères qui se sont penchées sur lui au cours de son enfance, et que le peintre retranscrivit dans le tableau célèbre, Sainte Anne et la Vierge Marie avec des traits de visages pour les deux saintes si proches de ceux de Mona Lisa :
“Chez quiconque pense aux tableaux de Léonard la mémoire évoquera un sourire étrange, ensorceleur et énigmatique dont il a imprimé le charme sur les lèvres de ses figures féminines.” L’hypothèse de Freud est que Léonard a été captivé par le sourire de Mona Lisa car cela a éveillé en lui quelque chose de plus profond, un souvenir ancien, celui du bien-être voluptueux procuré par ses deux mères. Dans le tableau avec Sainte Anne, la Vierge Marie et l’Enfant, “en réalité Léonard a donné au garçon deux mères, l’une qui tend les bras vers lui, et une autre à l’arrière plan, toutes deux parées du bienheureux sourire du bonheur maternel”.
Notons d’ailleurs que sainte Anne, grand-mère de l’enfant Jésus, n’a pas de rides. Elle est même au contraire “d’une rayonnante beauté”. Pourquoi cette erreur dans le réalisme des visages ? Cela voudrait-il dire que Léonard n’a pas pleinement pris conscience des forces qui l’ont poussé à réaliser ainsi ce tableau ? Des forces provenant de son enfance et de l’amour d’une mère biologique qui n’a pu s’occuper de son enfant, le regardant grandir de loin. Freud expliqua l’homosexualité de Léonard par cette frustration de ne pas pouvoir être caressé par sa mère : “Il se trouvait depuis longtemps sous l’empire d’une inhibition qui lui interdisait de jamais demander de telles tendresses à des lèvres de femmes.“5
Le vautour lui-même, obsession de son enfance, se trouve représenté dans le tableau, peut-être symboliquement comme l’oiseau qui va emporter l’enfant loin de sa mère : Pourquoi un vautour ? Freud donne deux explications : la première est érotique, car la queue – coda en italien – est le symbole du sexe masculin et évoque la tétée. Mais le psychanalyste propose également une autre explication : le vautour est un animal présent dans la mythologie égyptienne et est lié à la figure de la mère, notamment avec la déesse Mout. L’idée est que Léonard a pu être influencé inconsciemment par cette représentation de la mère, et se soit pensé comme un enfant-vautour, c’est-à-dire un enfant naturel emporté loin de sa mère. Freud joue sans cesse dans son interprétation entre deux niveaux : d’une part l’explicite – ce qu’on voit – et d’autre part le sens caché, celui qui s’offre à l’interprétation et donc qui donne du sens. Et ce qui fait de Léonard un génie, c’est la richesse de ce sens.
5) Conclusion
Cette chronique est philosophique dans le sens où elle est aporétique : elle ne répond pas à la question que j’ai posée, à savoir qu’est-ce que le génie ? Elle se contente de donner trois interprétations parmi d’autres. Nos trois philosophes nous offrent trois pistes de réflexion pour appréhender ces difficultés. Charge à nous d’y puiser nos propres réflexions. Après tout, la philosophie, n’est-ce pas pratiquer la maïeutique, l’art d’accoucher la vérité dans la bouche de ceux qui écoutent, de ceux qui lisent ? Peut-être est-ce un peu présomptueux…
Par Christophe Gallique