Gallique

De la vengeance et ses justifications

Existe-t-il un droit à la vengeance dans nos sociétés modernes ? Les événements du printemps 2020, à la suite de la mort de George Floyd à Minneapolis, Minnesota, ont pris la forme de protestations, de déboulonnages de statues, d’affrontements dans certaines villes européennes avec une envie de se venger qui aurait pu mener vers une forme de guerre civile larvée dans de nombreux pays occidentaux. L’assassinat d’un enseignant le 16 octobre 2020, suite à un cours sur la liberté d’expression, assassinat justifié par des extrémistes religieux par une volonté de venger leur prophète, est à la fois totalement différent et en même temps pose la même question : existe-t-il une vengeance légitime, alors même qu’elle entraîne toujours la violence ? Certes nous ne devons pas tout mettre sur le même plan : l’action d’un individu qui assassine au nom d’une idéologie morbide ne permet pas de comprendre un mouvement populaire qui est collectif et qui ne veut tuer personne. Mais nous devons prendre en compte le fait que les deux utilisent le même terme : la vengeance, qui est violente.

La vengeance fut codifiée dès l’Ancien Testament avec la loi du Talion (œil pour œil…), qui fixait la proportionnalité des conflits. Mais nos sociétés modernes se sont construites sur un autre modèle juridique, basé sur la loi dite, c’est-à-dire une norme qui régule et organise les relations entre les individus, leur interdisant d’utiliser eux-mêmes la violence et de rendre la justice. L’équilibre qui en résulte permet la paix sociale. Néanmoins un sentiment d’injustice peut pousser à la folie et la passion pour le sang, la destruction pour tout emporter sur son passage.

Comme la philosophie est d’abord une prise de recul face aux événements présents, je vais développer cette chronique à partir de deux exemples mythiques – c’est-à-dire à la fois fantastiques et criants de réel, pour cerner ce besoin de vengeance.

Premier exemple , extrait de l’Iliade d’Homère : Ajax était un “guerrier achéen, noble et grand, qui dépasse les Argiens de la tête et de ses nobles épaules1, seulement dépassé en bravoure par le légendaire Achille. Lorsque ce dernier mourut, les rois grecs prirent la décision de donner les armes de leur meilleur guerrier non pas à Ajax, qui estimait que cela lui revenait, mais à son rival, Ulysse. Se sentant trahi, il décida de se venger et une fois la nuit arrivée, pensant reconnaître dans la pénombre les rois grecs en assemblée, il tira l’épée de son fourreau et les massacra ; situation ridicule car ce n’étaient en fait que des moutons… honteux Ajax se suicida. Agamemnon et Ménélas, rois grecs, lui refusèrent une sépulture prétextant qu’on ne pouvait soutenir les actes d’un criminel en puissance.

Que penser de cette situation ? Ajax avait-il le droit de se venger en massacrant les rois juste parce qu’il s’était senti outragé ? Et même si moralement on peut établir ce droit, le droit fait-il justice ? Il faut bien s’entendre sur le sens de ces deux mots qui ont leur propre ambivalence : le droit est à la fois ce qu’on peut réclamer pour soi et l’ensemble des lois écrites ; la justice est l’institution qui applique les lois mais aussi un sentiment intime de ce qui est légitime. Il y a donc une problématique bicéphale : à la fois la subjectivité du sentiment fait de moralité, de religion, de tradition et de réflexion, et l’objectivité des lois qui sont, elles, le fruit d’un travail d’écriture, de réflexion mais aussi de rapports de force entre des idées socio-politiques parfois profondément ancrées dans la société, obéissant à une évolution que personne ne peut réellement maîtriser. Lequel des deux doit dominer l’autre ? Ajax nous dit quelque chose de notre société : à chaque fois que quelqu’un fait face à la société et à une décision qu’il estime injuste, peut-il prendre le droit de se venger ? Ajax était soldat, c’est-à-dire soumis à une discipline qui nécessitait que l’individu s’efface devant le groupe et sa hiérarchie, et pourtant il osa s’élever pour réclamer son dû, puis exprimer son dépit. Il n’en avait pas le droit car ce n’était pas légal. Mais n’était-ce pas légitime ?

Deuxième exemple : le roman Michael Kohlhaas2, écrit au XIXe siècle par Heinrich von Kleist, mais dont l’intrigue se passe à la fin du XVe. Michael Kohlhaas était un éleveur de chevaux nomade qui, pour payer un droit de douane dut laisser ses chevaux en gage. Il ne s’opposa pas à cette contrainte car il considérait qu’il était important de respecter la loi. Mais il découvrit très vite qu’il avait été trompé. Il déposa plainte pour dommage et réparation auprès du tribunal de Dresde, ayant confiance en la justice de son pays, mais lorsque cette dernière le débouta, il décida de monter une armée avec tous les va-nu-pieds victimes d’injustices et incendia les châteaux de la région en massacrant les habitants. Plus rien ne semblait pouvoir l’arrêter jusqu’à Leipzig lorsque le théologien Martin Luther obtint un entretien auprès de lui et lui assena cette vérité : “Kohlhaas, toi qui prétends être envoyé pour manier le glaive de la justice, qu’oses-tu entreprendre, présomptueux, dans ton délire aveugle et passionné, toi qui n’es qu’injustice de la tête aux pieds… Parce que le souverain t’a dénié ton droit, ton droit dans une querelle pour un bien sans valeur, tu te dresses, homme perdu, le fer et le feu à la main, et tu te déchaînes comme le loup du désert contre la paisible communauté dont il est le protecteur… Est-ce à toi, damné, effroyable créature, qu’il appartient d’être ton juge à ton tribunal ?” Tout est dit ! Qui était-il pour incarner ainsi la justice ? Et qu’est-ce que la Justice, incarnée par la violence des massacres ? Les responsables politiques, à ce moment-là, qui comprirent à la fois l’ampleur du mouvement populaire engagé contre la lutte de l’arbitraire féodal et la nécessité de rétablir la paix sociale – au fondement de toute justice – proposèrent les solutions suivantes : une amnistie pour les belligérants s’ils acceptaient de déposer immédiatement  les armes et un procès équitable pour leur chef, Michael Kohlhaas. Ils acceptèrent. Le procès eut lieu et le vendeur de chevaux obtint réparation pour le préjudice initial, le vol des chevaux, mais fut condamné à mort pour les massacres qu’il perpétra. Il accepta la sentence de manière pacifique, car enfin rendue dans le cadre d’une justice équitable. Cela peut paraître surprenant et pourtant… qu’est-ce que la justice, sinon le sentiment que la force est utilisée pour rétablir une équité entre les individus et le pouvoir politique, permettant ainsi le retour vers des relations plus stables, plus pacifiées ?

Le philosophe allemand Hegel est né en 1770 et mort en 1831, c’est-à-dire quasiment le contemporain de Napoléon Bonaparte qui fonda l’État français moderne ; Hegel est d’ailleurs célèbre pour avoir théorisé le rôle de l’État moderne. Selon lui, la liberté individuelle ne peut s’épanouir qu’au sein de cet État. Il aborda cette question de la violence portée par la vengeance dans sa Propédeutique Philosophique ; il écrivit (paragraphe 21) : “Il ne faut pas que l’acte de réparation soit exercé par l’individu lésé […] la restauration du droit en son caractère universel se trouve liée au caractère fortuit de la passion. De plus la vengeance n’est pas la forme du droit, mais celle de l’arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien le droit qui prend la forme de la vengeance constitue à son tour une nouvelle offense, n’est senti que comme conduite individuelle et provoque, inexpiablement, à l’infini, de nouvelles vengeances.”

Universel / subjectif, voilà l’opposition qui structure et donne la solution de nos deux mythes : tant que des individus se donnent le droit de rendre la justice qu’ils réclament, ils le font de manière passionnée, c’est-à-dire dominés par des sentiments, et ils donnent le droit aux autres de faire de même, d’où une suite incessante de violences. La société ne peut pas se relever de cette violence qui se nourrit d’elle-même et qui renaîtrait sans cesse tel un phœnix. Pour arrêter cela, pour que chacun expie ses fautes, que la société puisse passer à autre chose, il faut qu’il y ait une autorité au-dessus de tous, neutre et universelle. C’est le rôle de l’État. Bien entendu cela suppose que cet État soit lui-même juste et représentant des intérêts de tous. C’est même un des passages les plus intéressants de l’histoire de Michael Kohlhaas : lorsque le pouvoir politique, sous la pression du peuple qui se révolte, accepte de reconsidérer sa position et offre des garanties pour que chacun puisse retourner pacifiquement chez lui, l’idée de la légitimité du pouvoir politique est pleinement posée. L’éleveur de chevaux a le droit à une amnistie partielle (contrairement au soldat grec). C’est un acte politique fort qui dit : “certes vous avez usé de violence, et nous ne pouvons le cautionner. Mais nous reconnaissons aussi ce qui a motivé de tels actes et reprenons la main. Cessez les violences et nous rendrons justice pour que chacun retrouve la sérénité nécessaire.” Voilà le sens du message envoyé. Pour Ajax, c’est différent : “L’armée ne peut souffrir la moindre désobéissance ou mutinerie. C’est la raison pour laquelle votre cadavre ne sera pas inhumé. C’est pour frapper les esprits des autres soldats !”

Le parallèle avec les mouvements de cet été 2020 est frappant : une partie de la population américaine, mais aussi française et anglaise, manifeste violemment son sentiment d’injustice en détruisant des symboles d’une oppression passée et cela ne s’arrêtera jamais si la société et les pouvoirs publics ne reconnaissent pas cette injustice. Mais ces déboulonnages ne peuvent être admis car ce sont des violences qui peuvent en justifier d’autres. La justice comme institution doit trancher et désigner ceux qui sont coupables pour les punir. La punition n’est pas vengeance car elle a la légitimité de la loi. La seule solution qui s’impose, c’est lorsque l’État – c’est-à-dire une autorité qui est au-dessus de la société et qui échappe à l’irrationalité des passions individuelles, État qui est une institution administrative au-dessus des opinions individuelles, ce que Hegel appelle l’Universel – permet de retrouver la paix sociale dans l’équité ; ce que chacun, au final, recherche.

L’assassinat d’un enseignant le 16 octobre repose la question dans des termes encore différents : faut-il se venger de l’assassin ? Peut-il lui se justifier en invoquant son besoin de vengeance ? Ou faut-il faire confiance en la justice de son pays ?

Par Christophe Gallique

Qu’est-ce que le génie en art ?

1) Introduction

Pierre Soulages est aujourd’hui le peintre phare de ce début de vingt-et-unième siècle. Il est qualifié souvent de génie pour sa maîtrise du pigment noir et de la lumière qui s’y reflète. Pierre Soulages explique lui-même comment il a produit ce procédé qui l’a rendu célèbre : « J’étais un jour en train de peindre et je me morfondais devant ce que j’étais en train de faire. Je l’ai souvent raconté. Ça se passait en 79, je devais poursuivre probablement un tableau comme je pensais en avoir réussi quelques uns, je me désolais, cependant je continuais à travailler ; après plusieurs heures de travail là-dessus, je me suis arrêté, pensant d’ailleurs qu’il y avait quelque chose qui se produisait qui était beaucoup plus fort que mes intentions puisque, malgré l’idée que j’avais de rater un tableau, je continuais. J’étais fatigué, épuisé même, je suis allé dormir quelques instants et je suis retourné voir ce que je faisais, et c’est à ce moment-là que je me suis aperçu que je faisais une autre peinture, une peinture où le noir n’était plus noir. Il était noir aussi, mais je faisais une peinture où la réflexion de la lumière sur des états de surface était la chose qui comptait le plus. Et c’est pourquoi je l’ai d’abord appelée “noir lumière” avant d’avoir l’idée d’inventer le terme “outrenoir” qui la désigne à présent. »

J’ai beaucoup de mal avec cette fascination pour le noir. C’est certes très subjectif, mais je n’ai jamais été subjugué par le travail de Soulages. Néanmoins dans ce cours texte, il nous donne des éléments très intéressants pour comprendre en quoi son travail peut être considéré comme génial. Tout d’abord ce ne fut pas une découverte intentionnelle, cela a surgi presque malgré lui ; puis il sentit que le travail devait continuer de manière inlassable ; enfin il vécut cela comme une forme de reconnaissance d’autre chose que ce qu’il voulait réellement faire. Ces trois dimensions semblent être l’apparat du génie, c’est-à-dire à la fois le créateur qui fait surgir du néant ce qui n’existait pas auparavant et qui s’impose comme une évidence aux autres, mais aussi le génie qui serait un esprit au-dessus de l’artiste pour le guider et rendre exceptionnel son art.

Je vous propose une balade avec trois philosophes qui ont tâché de définir le génie, Kant, Nietzsche et Freud. Ces trois philosophes vont pouvoir nous confirmer cette perception riche – mais aussi ambiguë et contradictoire du génie dans la création car les trois explorent des voies très différentes les unes des autres.

2) Emmanuel Kant

Kant étudia cette question dans la Critique de la faculté de juger (1790). Si Kant fut l’auteur d’une œuvre monumentale qui laisse parfois pantois, il n’était pas pour autant ce qu’on peut appeler un amateur d’art. La question ne l’intéressait pas réellement et il n’a jamais quitté Königsberg pour aller par exemple à Paris, Florence ou Rome admirer les chefs d’œuvre de la Renaissance ou de l’art Baroque. Néanmoins la question esthétique était pour lui intéressante d’un point de vue philosophique car elle ouvrait vers le problème de la subjectivité du goût. Comment se construisent les jugements sur la beauté ou le sublime ? Telle était l’axe central de son œuvre. Mais avec la recherche de définition du génie dans l’art, le problème philosophique dévia un peu. Car ce qui caractérise les génies, c’est qu’ils sont reconnus par tous en tant que tels au-delà des goûts individuels, quand bien même on n’apprécie guère leur travail. Chacun peut les reconnaître comme tels mais pour autant ne pas être capable de mettre des mots pour cerner ce à quoi ils pensent. Mystère de l’esprit humain, Kant va se fixer comme objectif de délimiter très exactement ce qu’est un génie au paragraphe 51 de l’analyse du sublime, sous partie de la Critique de la faculté de juger

Pour s’intéresser au sublime. Parce qu’il est différent du simple beau : même s’il dénote une forme de satisfaction en sa présence, il marque également un sentiment de disproportion par rapport à soi ; est sublime ce qui nous fait face mais qu’on ne peut atteindre. En ce sens tout génie est sublime.

Kant donne quelques éléments pour préciser sa définition : “Le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par l’intermédiaire de laquelle la nature donne à l’art ses règles.” Kant est clair : le génie ne s’appartient pas ; il possède une dimension innée qui lui permet d’exprimer ce que la nature lui dit. Il reprend là la définition platonicienne de l’inspiration qu’on pouvait lire dès le dialogue Ion (quatrième siècle avant notre ère), expliquant que l’inspiration vient d’ailleurs… d’un être divin qui utiliserait l’artiste comme un intermédiaire pour s’exprimer. Le génie, c’est donc un être humain qui se transcende en s’ouvrant à un quelque chose qui le dépasse ; tout cela est inné et involontaire. 

Kant poursuit son analyse en développant quatre points : 

“1. On voit par là que le génie est un talent consistant à produire ce pour quoi aucune règle déterminée ne se peut indiquer […] l’originalité doit être sa première propriété.” Nous avons là une remarque très importante : le génie doit être créatif, et chasser toute forme d’imitation de ce qui existe déjà. Le génie doit être un révolutionnaire dans son art et c’est cette capacité à provoquer des ruptures qui note la grandeur du génie d’un artiste et le distingue radicalement, définitivement du virtuose qui lui se contente de maîtriser toutes les techniques qui s’offrent à lui.

“2. Puisqu’il peut y avoir une originalité de l’absurde, les produits du génie doivent également constituer des modèles.”, c’est-à-dire permettre que les générations suivantes s’inspirent de son travail. En ce sens le génie doit être une rupture dans son art, une renaissance qui va inspirer les autres – et tout particulièrement ses disciples qui vont continuer son œuvre, imiter son style et prolonger ses découvertes.

“3. Le génie est incapable de décrire lui-même […] comment il donne naissance à son produit. […] (ce pourquoi, vraisemblablement, le terme de génie est dérivé de genius, l’esprit donné en propre à un homme à sa naissance, chargé de le protéger et de le diriger, et qui lui fournit l’inspiration dont émanent ses idées originales)”. Retour à la première idée défendue : le génie aurait quelque chose de divin qui lui échappe. Il serait juste comme un témoin de sa propre œuvre. Nous retrouvons cette idée dans la description faite par Pierre Soulages. 

“4. La nature, par l’intermédiaire du génie, prescrit ses règles non à la science mais à l’art.” Là, Kant pose des limites au génie : il ne peut s’exprimer que dans les beaux-arts. Il limite rigoureusement toute autre référence. Il n’y aurait pas de génie en science et l’artiste ne maîtriserait pas ce qu’il produit. Il s’agit de la nature, non pas dans le sens où ce qui nous environne pourrait avoir un accès à notre esprit ou pourrait nous inspirer, mais dans le sens où notre nature intime est une force inconsciente qui nous pousse à créer. L’artiste ne maîtrise pas ce qu’il crée.

Ces lignes, célèbres, posent donc deux problèmes : pourquoi limiter ainsi le champ du génie aux seuls beaux-arts et pourquoi ôter tout contrôle de l’artiste à sa création ? Kant nous donne une définition du génie qui nous permet à la fois de comprendre et de poser la limite entre ce qui est génial ou pas, mais qui donne une forme de mysticisme à l’acte de la création : un génie doit être original mais doit servir de modèle ; un génie ne peut pas expliquer ce qu’il fait car il y a une évidence dans la force de sa création. Nous avons là une définition assez proche de l’idée populaire du génie. Mais nous ne pouvons nous en contenter.

3) Friedrich Nietzsche

La relation avec le génie artistique de Nietzsche, le grand penseur nihiliste allemand de la fin du dix-neuvième siècle, est radicalement différente. Nietzsche était un grand amateur d’art, lui-même musicien et ami de Wagner. L’art, c’est ce qui rend supportable la vie (au sens biologique du terme) et l’art est une activité métaphysique qui donne du sens à la nature. L’art n’est pas une imitation de la nature, mais l’œuvre d’un esprit humain qui réfléchit au sens de l’existence. C’est sous cet angle qu’en 1878 Nietzsche rédigea un de ses premiers livres, Humain trop humain. Un livre pour esprits libres. Cet ouvrage fut un coup de tonnerre dans le monde de la philosophie car il y donna une définition de la vérité radicalement nouvelle. La vérité n’est qu’une construction humaine, souvent à l’origine un mensonge dont on a oublié qu’il était un mensonge. Il n’y a pas de vérité absolue, juste du sens construit par l’homme.

Dans la quatrième partie, Nietzsche va appliquer cette théorie au travail de l’artiste, créateur de réalités s’il en est. Et à partir du paragraphe 162 il s’intéresse au génie et sa définition va totalement déconstruire celle de Kant ! Selon Nietzsche, nous avons une idée fausse sur la naissance du génie en croyant d’une part qu’il n’y a de génies que dans l’art et d’autre part que ces génies auraient une dimension divine. “L’activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique.” Toutes ces activités peuvent produire des génies si ces créateurs consacrent toute leur énergie à leur œuvre. “Le génie ne fait que d’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme.” Autrement dit le génie est celui qui travaille sans cesse à la réalisation de son œuvre ; certes il peut avoir des dispositions et des facilités, mais sans travail il n’y a rien. L’affaire est une question de concentration d’énergie vers un seul but et la patience de produire sans cesse. Nietzsche conclut cette idée avec une phrase qui donne toute sa dimension à ce qu’il veut démystifier et démythifier : “Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie – mais aucune n’est un miracle.” Il n’y a pas de miracle, c’est-à-dire pas d’apparition ni d’inspiration divine. Il n’y a que l’esprit humain qui cherche sans cesse dans la création de nouvelles voies pour s’exprimer.

Mais pourquoi donc cette fascination pour les génies dans l’art ? Qu’est-ce qui nous attire ? Pourquoi les vénérons-nous ? Pourquoi parler du divin Michel Ange ? Du divin poète ? Du divin cinéaste ? Car ainsi nous n’avons pas à rivaliser. Comprenez le raisonnement de Nietzsche : les hommes ordinaires sont ceux qui ne veulent pas concentrer leur énergie vers une seule activité. Ils préfèrent la nonchalance d’un éparpillement de leur énergie pour des activités en dilettante et surtout peu d’efforts à fournir. Mettre des créateurs au niveau du génie, c’est les considérer hors de portée et ainsi se dispenser de faire ces efforts épuisants. Mais il y a plus en ce qui concerne les œuvres d’art, qui permet de comprendre pourquoi les artistes semblent être le réceptacle privilégié du génie : “Tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié” et c’est là l’avantage de l’œuvre d’art : on la contemple finie. On n’imagine pas les palimpsestes derrière la page de roman, ou les brouillons derrière la toile. Les artistes ne sont pas les seuls génies et la dépréciation du travail des autres créateurs dans les autres domaines – notamment en science – n’est pour Nietzsche “qu’enfantillage de la raison”.

Donc le génie n’est pas qu’un don, c’est du travail. Un travail qui vampirise toutes les forces de l’individu qui accepte de se transcender à travers son œuvre. Mais sachez-le : “Tout le restant c’est de la sueur, c’est de la transpiration, c’est de la discipline. L’art moi je ne sais pas ce que c’est. Les artistes, je ne connais pas. Je crois qu’il y a des gens qui travaillent à quelque chose. Et qui travaillent avec une grande énergie finalement ; et l’accident de la nature je n’y crois pas.” Jacques Brel, l’auteur de ces quelques lignes peut en témoigner.2

4) Sigmund Freud

Freud n’est pas connu pour être un grand critique d’art, mais il s’y intéressa un peu plus que Kant. Il était fasciné par le Moïse de Michel-Ange et le tableau de Léonard de Vinci, La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne, que l’on peut admirer encore aujourd’hui au Louvre à Paris. D’abord médecin des âmes , Freud précise que “l’essence de la réalisation artistique nous est psychanalytiquement inaccessible.”3 donc il y a une modestie totale face au mystère de la création. Pour autant Freud consacra un ouvrage entier à Léonard de Vinci, à partir d’un de ses souvenirs d’enfance noté dans un cahier, en faisant le lien entre son homosexualité et le tableau nommé ci-dessus. Le souvenir est le suivant : au moment de décrire le vol d’un oiseau “Il me vient un tout premier souvenir qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue”

Freud va partir de cette brève description pour s’interroger sur l’origine du génie. L’idée n’est donc pas de faire une généralité sur le génie, contrairement à Nietzsche et Kant, mais davantage d’étudier un cas particulier : comment un artiste dont l’enfance fut compliquée (enfant naturel, il a très peu connu sa véritable mère) a-t-il pu sublimer ses angoisses et ses désirs sexuels pour permettre à son génie de se développer ?

Reprenons les grandes étapes de l’analyse freudienne dans son ouvrage, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910). Ce livre est une investigation, une enquête pour faire le lien entre tous les éléments dont disposait Freud et qui pourrait permettre de comprendre, du moins de soulever une partie du voile du mystère de la création. La thèse est que tout est lié à l’enfance, et en grande partie à ce que Freud appelle “l’investigation sexuelle infantile” ; investigation d’abord innocente et purement curieuse, mais qui très vite, du fait des impératifs de l’éducation, connaît une “inhibition névrotique4. L’hypothèse de Freud est que Léonard a appartenu à un type tout particulier d’enfant : sa libido (pulsion sexuelle pour faire simple) a échappé au refoulement en se sublimant vers une passion intellectuelle, c’est-à-dire en se libérant totalement de sa dimension sexuelle. 

Qu’est-ce que cela veut dire ? Explications : Léonard chercha toute sa vie sa première mère ; son père lui en offrit une autre, sa belle-mère. Mais Léonard garda toute sa vie une obsession pour la tétée qu’il détourna pour aller vers des considérations plus nobles. Il y eut ce souvenir d’enfance avec le vautour qui permit à Léonard d’être habité par une fascination pour le vol du volatile. Mais il y a eu aussi les regards de deux mères qui se sont penchées sur lui au cours de son enfance, et que le peintre retranscrivit dans le tableau célèbre, Sainte Anne et la Vierge Marie avec des traits de visages pour les deux saintes si proches de ceux de Mona Lisa : 

Chez quiconque pense aux tableaux de Léonard la mémoire évoquera un sourire étrange, ensorceleur et énigmatique dont il a imprimé le charme sur les lèvres de ses figures féminines.” L’hypothèse de Freud est que Léonard a été captivé par le sourire de Mona Lisa car cela a éveillé en lui quelque chose de plus profond, un souvenir ancien, celui du bien-être voluptueux procuré par ses deux mères. Dans le tableau avec Sainte Anne, la Vierge Marie et l’Enfant, “en réalité Léonard a donné au garçon deux mères, l’une qui tend les bras vers lui, et une autre à l’arrière plan, toutes deux parées du bienheureux sourire du bonheur maternel”. 

Notons d’ailleurs que sainte Anne, grand-mère de l’enfant Jésus, n’a pas de rides. Elle est même au contraire “d’une rayonnante beauté”. Pourquoi cette erreur dans le réalisme des visages ? Cela voudrait-il dire que Léonard n’a pas pleinement pris conscience des forces qui l’ont poussé à réaliser ainsi ce tableau ? Des forces provenant de son enfance et de l’amour d’une mère biologique qui n’a pu s’occuper de son enfant, le regardant grandir de loin. Freud expliqua l’homosexualité de Léonard par cette frustration de ne pas pouvoir être caressé par sa mère : “Il se trouvait depuis longtemps sous l’empire d’une inhibition qui lui interdisait de jamais demander de telles tendresses à des lèvres de femmes.5

Le vautour lui-même, obsession de son enfance, se trouve représenté dans le tableau, peut-être symboliquement comme l’oiseau qui va emporter l’enfant loin de sa mère : Pourquoi un vautour ? Freud donne deux explications : la première est érotique, car la queue – coda en italien – est le symbole du sexe masculin et évoque la tétée. Mais le psychanalyste propose également une autre explication : le vautour est un animal présent dans la mythologie égyptienne et est lié à la figure de la mère, notamment avec la déesse Mout. L’idée est que Léonard a pu être influencé inconsciemment par cette représentation de la mère, et se soit pensé comme un enfant-vautour, c’est-à-dire un enfant naturel emporté loin de sa mère. Freud joue sans cesse dans son interprétation entre deux niveaux : d’une part l’explicite – ce qu’on voit – et d’autre part le sens caché, celui qui s’offre à l’interprétation et donc qui donne du sens. Et ce qui fait de Léonard un génie, c’est la richesse de ce sens.

5) Conclusion

Cette chronique est philosophique dans le sens où elle est aporétique : elle ne répond pas à la question que j’ai posée, à savoir qu’est-ce que le génie ? Elle se contente de donner trois interprétations parmi d’autres. Nos trois philosophes nous offrent trois pistes de réflexion pour appréhender ces difficultés. Charge à nous d’y puiser nos propres réflexions. Après tout, la philosophie, n’est-ce pas pratiquer la maïeutique, l’art d’accoucher la vérité dans la bouche de ceux qui écoutent, de ceux qui lisent ? Peut-être est-ce un peu présomptueux…

Par Christophe Gallique

La vie aux frousses

Avril 2020 une étude de l’université de Harvard préconise des mesures de distanciation sociale jusqu’en … 2022 : ne plus se toucher, ne plus se serrer les mains, garder une distance entre un et quatre mètres. Une véritable révolution qui risque de devenir une routine déroutante ! Cela sur fond d’angoisse d’un virus, un ennemi invisible qui se joue de l’extrême sophistication de nos sociétés. Quelle est la nature de cette angoisse ? Une angoisse se distingue de la peur dans le sens où elle n’a pas besoin d’un objet précis pour se nourrir. Elle peut se diffuser sans réel motif, nous empêchant de respirer. Cette angoisse fondamentale, celle de mourir. Mourir trop tôt, trop bêtement, de manière injuste ; ce coronavirus laisse se diffuser cette angoisse : à la fois peu de chance d’en mourir et en même temps trop de risques pour le négliger. L’angoisse de la mort nous structure dans nos comportements.

Cela me fait immédiatement penser à un roman d’anticipation américain, Face aux feux du soleil d’Isaac Asimov qui met en scène une planète où plus aucun être humain n’est en contact. Les seuls contacts se passent via des hologrammes, c’est-à-dire des visio-consultations comme il commence à se développer avec nos médecins. Lorsqu’un policier, Elijah Baley aidé par son « ami » robot R. Daneel Olivaw, doit aller enquêter sur cette planète appelée Solaria, les robots lui construisent une maison qu’ils détruiront après son départ. Pas de contamination. Plus de relations humaines charnelles, sauf de manière contrôlée pour la reproduction. Plus d’enfants qui jouent ensemble. Plus de confinement avec ces enfants qui sont élevés dans des fermes d’élevage. Conséquences : chacun vit avec ses propres robots. Il n’y a plus de maladie. Plus de meurtre. Pas de police. Une liberté au cœur d’un isolement rigoureux. Pas de violence car les robots ne peuvent pas justement faire du mal aux êtres humains. Plus de pudeur non plus, car en présence uniquement virtuelle, le regard de l’autre est devenu moins pesant. A l’inverse sur Terre, les habitants vivent reclus sous de grands dômes avec une lumière artificielle, dans une promiscuité et un rationnement perpétuel, traumatisés et allergiques à tout rapport avec la nature (les microbes, les bactéries, les virus?).

Ce monde lointain, dans tous les sens du terme, est-il une projection pertinente pour réfléchir au monde qui nous attend ? La présence des robots et des intelligences artificielles qui nous permettent de nous éloigner des autres tout en étant toujours joignables, cette peur de tout ce qui est naturel, cet isolement de plus en plus prégnant ? Est-ce que nous ne retrouvons pas là en germe ce que notre époque nous propose ? A la fois l’angoisse d’être contaminé et l’indifférence dans la mort en série dans les eaux de la Méditerranée. En 1927, Martin Heidegger, philosophe allemand majeur du siècle dernier, faisait dans Être et Temps une analyse du sens de l’existence à partir de la question du souci de la mort. Il a cherché à comprendre cette relation que nous avons avec la mort non comme événement mais comme phénomène.  

La question que pose cet événement majeur qu’est la pandémie, le confinement et l’arrêt des économies par des États entiers est difficile à cerner. Un événement est juste la rencontre de plusieurs suites causales indépendantes et ce qui le caractérise c’est son caractère indépendant. Le penser et lui donner du sens relève souvent d’une gageure car non seulement son surgissement est imprévisible mais ses conséquences le sont tout autant. Nous pouvons lire dans les journaux des éditoriaux de tous poils expliquant – en fonction de leurs idéologies – que cette pandémie est le signe de la fin du capitalisme néolibéral, la preuve d’une urgence climatique, la nécessité de la fermeture des frontières à tout étranger, etc. Mais tout compte fait personne ne peut le dire. Il faudra du temps et de l’humilité pour réfléchir aux tenants et aboutissants de l’événement Covid-19. C’est la raison pour laquelle je propose plutôt de penser le phénomène « pandémie ». Un phénomène n’est pas un événement. Il est plus profond, plus prégnant, plus long dans le temps et toute une école de philosophie au vingtième siècle s’est fait la spécialité de son étude, la phénoménologie. Cette société mondiale qui accepte dans son immense majorité de se confiner pour éviter d’être infectée par le coronavirus nous offre à voir un phénomène hors norme. De quoi ce phénomène est-il le nom ?

Martin Heidegger, dans Être et Temps, chap. II, § 7 donne une explication très claire de ce que cela peut être : le phénomène est ce qui se montre, ce qui se manifeste. Il est aussi ce qui est amené à la lumière, à la transparence, à la clarté. Le phénomène est ce qui se-montrant-de-soi-même. Mais le phénomène c’est ce qui a l’air de, le « semblable, le semblant. Ce qui en a l’air mais qui en réalité n’est pas ce pour quoi il se donne. Et ces deux significations nous permettent de construire une réflexion : « Ce n’est donc que dans la mesure où une chose quelconque prétend, selon son sens, se montrer, c’est-à-dire être phénomène, qu’elle peut se montrer comme quelque chose qu’elle n’est pas, qu’elle peut « avoir seulement l’air de… ». Le phénomène peut aussi être un ap-paraître, c’est-à-dire un symptôme d’une maladie plus profonde, cachée, qui elle n’apparaît pas, est invisible mais active, souterraine, qui « s’annonce à travers quelque chose qui se montre ». En d’autres mots, le phénomène est souvent annonciateur d’autres événements qui sont plus profonds.

En l’occurrence, Heidegger va expliquer que derrière cela il y la question du sens de l’être qui se pose, question qui prend son sens. Selon lui l’homme est un Dasein (en allemand, être-là) c’est-à-dire un être qui est jeté dans l’existence sans le vouloir et dont cette existence prend du sens par rapport à la mort. La mort est la fin d’une existence dans les deux sens du terme, celui d’une finalité et celui d’une fin. Mais bien entendu, nous ne pouvons vivre avec notre propre mort comme seul horizon. Ne serait-ce que parce que nous vivons avec les autres. Du coup on oublie qu’ « on » meurt. Des inconnus « meurent » chaque jour et à chaque heure. « La mort » se rencontre comme un événement bien connu qui se produit dans le monde. […] Le « on meurt » répand l’opinion que la mort frappe, si l’on peut dire, le on. L’explication publique du Dasein dit : « on meurt » parce que tout un chacun et nous-on peut s’en convaincre : ce n’est chaque fois justement pas moi ; car ce on n’est personne. […] le on donne le droit de se dissimuler l’être vers la mort en ce qu’il a de plus propre ; et il augmente la tentation de se dissimuler. […]. Ce que dénonce Heidegger c’est donc un effet du langage qui n’est pas simplement un effet rhétorique : c’est une manière de percevoir la réalité. L’angoisse de la mort n’a rien à voir pour Heidegger avec la peur de décéder. Nous savons que la mort sera là un jour, mais le plus souvent nous le faisons sur le mode du bavardage, c’est-à-dire un discours superficiel. Car si, pour paraphraser une formule très célèbre de Heidegger, dès la naissance nous sommes assez vieux pour mourir, la mort est la négation de ce que nous sommes : nous voudrions être éternels et voilà que nous allons disparaître. La mort c’est la possibilité de sa propre impossibilité. 

Les proches font justement encore souvent croire au « mourant qu’il va échapper à la mort et retrouver sans tarder la tranquille quotidienneté de son monde en préoccupation. » Ces quelques lignes extraites d’Etre et Temps, paragraphe 51 soulignent ce qui est la démarche de tout individu : tâcher d’oublier la mort. Heidegger y voit là le sens même de l’existence de l’être – ce qu’en philosophie est appelé l’ontologie : l’existential, c’est-à-dire le fait qu’un être est ce qu’il vit. Ce sont des termes complexes pour un des livres les plus difficiles de l’histoire de la philosophie. Néanmoins si le Dasein trouve le sens de son existence dans la réalité qui lui fait face, il faut donc considérer que la réalité à laquelle nous faisons face est le symptôme de ce que nous sommes réellement. Je m’explique : Heidegger fut un philosophe qui publia son ouvrage entre les deux guerres mondiales qui représentèrent quelques-uns des plus grands massacres d’un siècle qui se révéla être le plus sanguinaire de toute l’histoire de l’humanité. Lui-même, sans y participer, apporta sa caution au parti nazi qui organisa un génocide industriel, refusant l’humanité à des millions d’innocents. L’époque de Heidegger traitait la mort « en masse », sans pitié et jamais le philosophe allemand, qui fit de la mort l’un des éléments structurants de la condition humaine, ne dit quelque chose de réellement clair sur le nazisme jusqu’à sa mort en 1976. Pourtant, sauf à se contredire, il ne pouvait admettre les génocides perpétrés par les nazis comme un « simple détail de la Seconde Guerre mondiale ». Pas un homme très recommandable !

Aujourd’hui le rapport à la mort s’est complexifié : il y a à la fois les centaines de milliers de morts touchés par les famines, les guerres et les migrations dont nous entendons parler sans réellement prendre conscience de la mesure du drame. Et il y les milliers de morts du Covid-19 qui nous touchent et nous terrifient car nous pouvons être touchés comme ça, à l’aveugle. Il suffit d’un virus, élément naturel s’il en est, pour nous rendre malade et peut-être nous tuer. Et toute la planète, que ce soient les riches ou les pauvres, peut être touchée. Du coup le monde s’arrête, s’immobilise et attend en se protégeant. Ce qui fait que la société décrite par Asimov – une humanité vivant sous un dôme pour être protégée par la nature et des Spaciens vivant sur une planète où ils ne se touchent pas, ne se rencontrent pas de peur d’être infectés – représente peut-être le mieux l’avenir de l’humanité. Nous sommes des êtres-jetés-là dans le monde et nous allons chercher à fuir la réalité qui nous caractérise le plus, la mort.

La conclusion de cette chronique n’est pas pompeusement pessimiste en proclamant une nécessaire déchéance de l’humanité. Mais même si Etre et Temps reste un livre majeur dans la compréhension du sens de l’être, il y a deux remarques qui peuvent être faites.

Tout d’abord la littérature peut aider à lire de la philosophie : Sartre fut un dramaturge tout autant qu’un penseur et dans son théâtre se trouve expliqué tout ce qui est dans le difficile Etre et Néant. Mais plus encore, la littérature d’anticipation permet de réfléchir sur le sens de la société sans qu’il y ait la sécheresse du concept pur tel qu’on le trouve dans la spéculation philosophique. Donc lire de la science-fiction reste une voie à privilégier.
Le second point est que cette question de la mort est tout compte fait une réflexion sur la vie, sur la manière dont nous passons nos existences. L’oubli ou l’angoisse de cette ultime étape reste donc non pas un point morbide, mais une réflexion sur la vie. Et au final tous les philosophes, à commencer par Socrate qui prétendait que la philosophie, c’était apprendre à mourir, se nourrissent de ce paradoxe : penser à la mort, c’est commencer à bien vivre !

Par Christophe Gallique

Semmelweis, le héros qui sauvera l’humanité 155 ans après sa mort.

En cette première moitié de 2020, l’Europe et une large partie du monde connaissent une situation absolument unique dans toute son histoire, des pays entiers, dont la France, confinent leur population afin de limiter la propagation du coronavirus mortel. Mais la pandémie du Covid-19 qui se répand partout dans le monde depuis la fin décembre 2019 a aussi des conséquences imprévisibles. Par exemple les français redécouvrent les vertus du lavage des mains pour se prémunir des maladies. Enseignant dans l’éducation nationale, je reçois même de la part de mon administration des messages dont certains, avec le recul et peut-être après une évolution définitive (on l’espère !) des mœurs françaises, apparaîtront ubuesques : « Concernant la vie dans l’établissement et face à cette épidémie, nous apportons une vigilance toute particulière […]. Le savon, qui a pu parfois faire défaut dans l’établissement, est régulièrement approvisionné et nous invitons les élèves à en faire bon usage. » Effectivement les toilettes des établissements scolaires sont connues pour leur état d’hygiène lamentable, non pas dû à un manque de travail des équipes qui les entretiennent (elles devraient être décorées pour leur courage), mais par le mépris de la part des usagers pour toute règle élémentaire de respect. C’est un peu une part de notre génie national…

Mais cette histoire de savon est également pour moi une madeleine de Proust, elle me rappelle le cours d’épistémologie (c’est-à-dire philosophie de la connaissance) en licence de M. Balan, consacré à un ouvrage incontournable, Eléments d’épistémologie de Carl Hempel. Ce philosophe germano-américain mort en 1997 y développe toute une réflexion sur la connaissance scientifique et il inaugure son ouvrage en présentant un cas extraordinaire de découverte en médecine, l’utilisant pour montrer la valeur de la démarche expérimentale. Ce cas était celui de Ignace Semmelweis, gynécologue-obstétricien qui, entre 1844 et 1848 dut faire face à une épidémique de fièvre mortelle à l’hôpital de Vienne. Les faits étaient terrifiants et mystérieux : deux services à la maternité se trouvaient côte à côte et, alors que dans l’un plus de 10 % des femmes mouraient de fièvre après l’accouchement, elles étaient moins de 1 % dans l’autre couloir. Personne ne pouvait expliquer ni cette maladie ni cette différence de propagation ! De nombreuses explications, certaines farfelues, d’autres superstitieuses circulaient néanmoins, comme par exemple l’idée que des forces telluriques avaient une influence souterraine, ou bien que le prêtre qui officiait auprès des mortes entrainait une angoisse létale qui se propageait sous forme de fièvre, etc. Comme à chaque fois lors d’épidémies incontrôlables, les esprits cèdent à la superstition et trouvent refuge dans des explications saugrenues. Certains parlaient de changements atmosphériques ou n’hésitaient pas à se référer à leurs croyances, voire à un jugement divin pour expliquer cette mortalité sélective.

Les autorités de l’hôpital étaient plus rationnelles et proposèrent d’isoler les patientes (l’histoire se répète, n’est-il pas ?). Notamment ils interdirent aux étudiants en médecine de les examiner car ils pensaient que ces derniers provoquaient des blessures du fait de leur inexpérience. Mais rien n’y fit, le nombre de mortes ne diminuait pas. Ils décidèrent alors d’améliorer l’hygiène en réduisant la promiscuité. Echec, d’autant plus que les femmes elles-mêmes préféraient s’entasser dans le second service, quitte à être deux par lit, car elles savaient qu’elles risquaient moins que dans le couloir de la mort… Et Semmelweis pendant quatre ans ne comprit pas ce qui arrivait. Il appliquait pourtant la vérification expérimentale à chaque fois qu’une hypothèse se présentait à lui. Mais rien ! Pas le moindre progrès. Jusqu’au jour où il eut une idée.

Là, je vous conseille de vous asseoir, car la suite va vous estomaquer : un des collègues chirurgiens de Semmelweis se blessa avec un scalpel au cours d’une opération. Il mourut rapidement, atteint des mêmes symptômes que les malheureuses mamans. Ce fut un choc pour Semmelweis, qui fit (enfin !) un lien entre les leçons de dissection et la maladie : les médecins et étudiants passaient de l’étude des cadavres à l’examen gynécologique sans se laver les mains ! Ils gardaient même une odeur cadavérique caractéristique au bout des doigts. Mais personne n’avait pensé, à une époque où on ne connaissait pas les microbes et encore moins la désinfection, que cela pouvait être mortel pour les femmes dont on examinait certaines muqueuses. « Etonnant, non ? » ; ainsi que le disait Pierre Desproges à la fin de La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède. Semmelweis, contre la résistance de tous, imposa le lavage de mains dans une solution de chlorure de chaux, et immédiatement la mortalité des femmes accouchées chuta spectaculairement. C’est le début à l’hôpital de l’asepsie, c’est-à-dire le respect des mesures d’hygiène pour soigner. Et il a fallu quatre ans, quatre ans de recherches pour une civilisation qui se considérait supérieure et dont les ancêtres, lors des croisades, méprisaient ces Arabes d’Alep qui avaient inventé le savon. Pourquoi tant de temps nécessaire ?

La réponse tient en un mot : l’idée. La découverte scientifique ne peut pas se passer de cette singularité de l’esprit humain qui consiste à faire un lien entre deux réalités là où personne auparavant n’avait compris quoi que ce soit. Semmelweis avait passé des heures en salle de dissection en compagnie de ses collègues sans se récurer les ongles en sortant et il n’eut l’idée que lorsqu’il fut choqué par la mort de son collègue. Logique de classe ? peut-être. Nous pourrions en effet considérer que le choc affectif que le gynécologue ressentit lors de la mort de son collègue l’a poussé à des réflexions qu’il n’avait pas eu auparavant, notamment lorsqu’il était témoin de la mort de simples femmes issues du peuple. Cette dimension subjective et partiale n’est pas à exclure. Après tout nul n’est capable d’expliquer comment est provoquée cette étincelle dans l’esprit, étincelle géniale qui accouche d’une idée fertile. Carl Hempel va utiliser cet exemple pour expliquer l’importance de l’observation, de l’expérimentation comme test d’hypothèses et de l’abnégation des scientifiques qui cherchent parfois dans la mauvaise direction, puis soudain, sont sur la bonne voie. Il décrit dans son ouvrage tous les mécanismes en œuvre et les préjugés avec lesquels le chercheur doit penser, qui, parfois l’aident et parfois le handicapent. Le chercheur est comme un aveugle qui tâche de s’orienter dans une pièce pour trouver la porte de sortie. Ainsi, précise Hempel, Semmelweis fut persuadé de l’action bénéfique du chlorure de chaux pour désinfecter les mains et les nettoyer de tout agent infectieux. Tous les tests qu’il réalisa lui permirent d’aller dans ce sens, mais sans avoir l’explication chimique (que la science fournira bien plus tard). Imaginez un seul instant que le taux de mortalité n’ait pas baissé malgré l’utilisation de la solution désinfectante… quelle conclusion en aurait tiré le gynécologue ? Peut-être que le lavage de mains était inutile, superflu ! Et l’hygiène nécessaire aurait été mise de côté dans la pratique médicale. Alors que l’explication de l’échec aurait pu être l’impuissance de la solution de chlorure à tuer ce genre de bactérie. Voyez-vous où je veux en venir ? Ce qui nous parait évident après coup (il faut toujours se laver les mains pour détruire les micro-organismes qui sont néfastes) ne l’était pas pour ceux qui ont découvert cette loi scientifique. Eux ont dû tâtonner, tester, imaginer, élaborer des hypothèses, retester et ensuite théoriser les résultats de ces nombreux tests pour enfin délivrer une loi complète sur les éléments infectieux. Mais le chemin est long, tortueux avant d’arriver à la simplicité d’une évidence.

Nous allons aller plus loin dans cette analyse philosophique, et reprendre ce que Kant, dans sa célèbre Critique de la Raison Pure (1781), disait de la démarche scientifique. Le titre de cet ouvrage prend d’ailleurs tout son sens, il s’agit de comprendre comment et pourquoi notre raison a cette capacité à produire des connaissances pures, indépendantes parfois de notre expérience. Dans sa préface il écrit : « Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, […] ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans […]. Il faut donc que la raison se présente à la nature […] non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître (c’est-à-dire la nature) mais, au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. » Cette longue citation, étudiée par tous les élèves de terminale, est fondatrice de toute démarche scientifique : l’expérimentation n’est pas la simple observation. Se promener et observer la nature ne suffit pas. Il faut encore avoir des questions à lui poser. Et là, tout comme le juge va orienter son interrogatoire en fonction des hypothèses qu’il a échafaudé pour expliquer le meurtre, le scientifique va tâcher de mettre en œuvre les idées qui ont surgi dans son esprit. S’il y a du génie, de l’illumination en science, c’est bien à ce moment-là. Il a fallu la singularité de Semmelweis pour comprendre l’importance du lavage des mains, bravant l’arrogance et la suffisance de ses collègues tout autant que l’ignorance et la résistance des habitudes. Aujourd’hui cela nous paraît si évident. Quoique…

Je me souviens de batailles lors d’assemblées de parents d’élèves pour demander du savon et du papier toilette dans les toilettes des élèves. On faisait face au mur de l’administration qui considérait que c’était de l’argent mis en l’air : les collégiens s’en servaient pour faire des batailles d’eau avec boulettes. Donc il fallait l’interdire. Et l’idée de faire un travail éducatif autour de l’hygiène paraissait être un débat inutile, une bataille d’un Don Quichotte face à des moulins à vent, c’est-à-dire des ennemis imaginaires. Pour preuve ce fait : la commission hygiène et santé du conseil d’administration était boudée par la plupart de ses membres qui décidaient de la réunir à peine une fois par année scolaire… pour ne rien décider. Donc je remercie ce coronavirus d’avoir provoqué un sursaut au milieu de la panique et je souhaite qu’on se souvienne des travaux de ce Semmelweis pour garder de l’humilité face aux recherches scientifiques : non il n’est pas si simple de trouver des solutions aux problèmes qui surgissent. Et non le rythme des nouvelles médiatiques ne correspond pas à l’émergence des idées qui viennent débloquer des impasses et abandonner des pistes parfois suivies pour rien.

Par Christophe Gallique

Femmes, je vous aime…

Le 8 mars est la journée Internationale des femmes qui a un sens ambigu : pourquoi une seule journée ? Pourquoi une journée au même titre que tous les autres combats ? Est-ce que être femme est si spécial ? N’est-ce pas là une autre manière d’indiquer le pouvoir des hommes sur les femmes ? Simone de Beauvoir dès 1949 réfléchissait sur cet état de fait.

En cette fin 2019 une polémique d’un autre âge a fleuri sur les réseaux sociaux à propos d’une publicité qui pourtant fait référence à un souci banal chez les femmes : une publicité pour les protections féminines1. Des commentaires incroyables de violence ont été écrits. Je ne peux pas tous les reproduire, mais je vais juste vous proposer l’extrait de celui d’un homme légèrement… comment dire ? misogyne ? : « c’est pas le corps d’une femme,… c’est nous obliger de voir des grosses qui portent des culottes et des serviettes remplies. Les règles, l’urine, le sperme, les excréments tout ça c’est naturel. Mais je ne veux pas le voir sur mon écran quand je rentre du boulot. En plus c’est à moi de parler de ça à mes enfants, pas à la télé. » Pourquoi une telle agressivité ? Pourquoi un tel rejet alors qu’il y a des chances (ou des risques…) que cette personne laisse ses enfants regarder des programmes télévisés où la violence physique règne dans une hémoglobine écœurante sans s’inquiéter pour l’hyper sensibilité de sa progéniture. Pourquoi ne veut-il pas qu’ils voient ce qui est « naturel » ? Est-ce que cette polémique est la suite d’un des problèmes les plus épineux qui peut se transformer en crise pour notre société française en pleine mutation : le respect des droits de la femme en passant par la reconnaissance des difficultés et de la violence auxquelles elles font face ? Car nous assistons à un double mouvement : à la fois le mouvement #MeToo et la lutte contre le féminicide qui connaissent un succès sans précédent ; mais il y a aussi le déclenchement de forces inverses : des hommes qui se sentant agressés préfèrent attaquer en revendiquant ce qui serait leur identité de mâle hétérosexuel.

Est-ce que c’est récent ? Non. Tout le XXe siècle a connu ce mouvement incessant. Et la première philosophe qui a écrit sur ce sujet l’a fait tout de suite après la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de Simone de Beauvoir, avec le Deuxième sexe. Ce livre a valu à la compagne de Jean-Paul Sartre (d’ailleurs souvent ramenée à ce simple statut de « compagne d’un homme célèbre ») d’être victime d’attaques odieuses sur sa personnalité, agressée jusque dans la rue par des passants ; le Saint Siège a même mis ce livre à l’Index – fait rare au XXe siècle ! Comme un retour de l’Inquisition ! Ce qui a peut-être paru aux yeux de la philosophe comme une forme d’honneur. Aujourd’hui encore c’est dans le monde un des livres de philosophie le plus lu et le plus commenté (et bizarrement la France fait exception à cela. Nul n’est prophète en son pays !). Quel est le contenu de ce chef-d’œuvre ? Il s’agit d’un tour d’horizon des agressions faites contre les femmes à travers les âges. Mais il faut le mettre en écho avec un autre texte, dont le titre est à la fois éclairant et énigmatique : On ne naît pas soumise, on le devient de Manon Garcia (Ed. Climats/Flammarion, 2018). Ces deux textes qui se répondent vont nous donner des éléments de réflexion sur la définition même du féminisme.

Commençons par le plus ancien et de loin le plus connu : Le deuxième sexe fut écrit en deux tomes, le premier consacré aux mythes qui ont fondé la domination masculine, la femme y est étudiée grâce à toutes les méthodologies scientifiques à notre disposition, anthropologique, psychologique, littéraire, historique. Et la thèse défendue est que l’oppression subie par les femmes s’explique non sous un seul angle mais sous une multitude. Le premier angle serait les différences biologiques (grossesse, allaitement, menstruation, etc…) qui veulent expliquer certaines situations de dépendance mais qui ne peuvent pas les justifier, cela prend toujours un point de vue partial, celui du mâle dominant. L’histoire est celle de l’homme, pas de la femme. Si nous voulons généraliser ce thème, l’homme s’est toujours réservé l’axe de la transcendance, c’est-à-dire la force qui est « au-dessus» et qui donne du sens ; alors que la femme est liée à l’immanence : toujours présente, elle en devient presque invisible aux yeux des acteurs. D’où cette phrase célèbre, extraite de ce livre révolutionnaire à l’époque : « La femme se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le sujet, il est l’absolu : elle est l’autre. » L’exemple le plus clair est sans doute le mythe de L’Eternel féminin, véritable paradigme dans le sens où il a longtemps structuré les manières de penser, et qui a toujours piégé les femmes vers un idéal par définition inatteignable (nourri par les mythes de la mère aimante, la vierge Marie, la mère patrie, la nature comme puissance féminine), en niant surtout leur propre individualité : les femmes n’ont pas le droit d’être elles-mêmes ; il faut refuser leurs singularités et les difficultés de leurs situations particulières. L’éternel féminin va créer, selon Simone de Beauvoir, une attente qui n’est jamais comblée, une femme ayant une personnalité toujours inachevée. 

Face à ces mythes, dans le volume II de son œuvre, Simone de Beauvoir dénonce l’enfermement que connait – à son époque – la plupart des femmes, de par leur éducation, leurs relations sociales, leurs vies intimes. Ce deuxième volume nait avec la célèbre phrase : « On ne nait pas femme, on le devient ». C’est-à-dire une réflexion sur l’endoctrinement social qui entoure la vie d’une femme qui est obligée au fur et à mesure qu’elle comprend les forces en jeu et mises en place par les hommes, d’abandonner ses rêves et/ou ses revendications. Thèse politique en cette France de 1949 où les femmes venaient certes d’obtenir le droit de vote mais où juridiquement elles étaient encore considérées à vie comme mineures, n’ayant pas le droit de signer un contrat de travail ou d’ouvrir un compte bancaire sans en référer à leur tuteur – père, frère ou mari. La transcendance du chef de famille face à l’immanence de la mère qui doit se charger de toutes les tâches du quotidien, jusqu’à assumer la libido de ce mari qui donne l’identité sociale du foyer grâce à son activité salariée. L’homme tente de faire de la femme un simple objet. Mais deux points viennent tempérer cette noirceur : à la fois la femme existe et c’est son existence qui va définir son existence, mais il arrive régulièrement que les femmes participent à leur domination en épousant des idéaux qui nuisent à sa liberté : par exemple l’amoureuse qui fuit sa liberté pour se soumettre à l’être aimé. Ou bien la mystique qui voue à Dieu un amour absolu qui laisse libre cours à la domination masculine de la société politique – la vraie. Ainsi le Deuxième sexe se termine non pas par une description purement théorique et historicisante de la femme mais par des engagements politiques, notamment en faveur de la maitrise de son corps, de ses désirs, en un mot le droit à l’avortement. Simone de Beauvoir elle-même dans son existence de grande intellectuelle a illustré cette lutte : elle se voulait indépendante tout en assumant son éducation de jeune fille rangée, compagne d’un homme célèbre, mais femme libre qui assumait ses fêlures et ses contradictions. Cette chronique n’est pas le lieu d’une biographie, mais intéressez-vous à cette grande dame, car sa vie tout entière fut un engagement pour sortir la femme des mythes construits par les hommes. 

Ce texte vieux de 70 ans a le mérite donc de poser les jalons de la réflexion. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Au lendemain de l’affaire Weinstein qui, par ondes de choc successives, a libéré la parole de nombreuses femmes, y compris des plus connues qui furent victimes d’agressions sexuelles et de violence, nous assistons néanmoins à un mouvement opposé : Catherine Millet publia il y a 20 ans des chroniques sur sa vie débridée et E. L. James eut un succès retentissant avec 50 nuances de Grey. Les deux romans font l’apologie de la soumission de la femme. Pourquoi en ce début de XXIe siècle de tels phénomènes se produisent ? La femme est-elle définitivement, de par sa nature, vouée à subir la domination masculine ? Est-ce que Simone de Beauvoir s’est trompée ? C’est ce que veut examiner Manon Garcia dans son essai philosophique2. Selon elle la plupart des théories féministes ne pensent pas à la soumission, de peur de donner des arguments à tous les « penseurs » machistes, alors qu’au contraire il faut s’interroger sur cette tendance inscrite chez toutes les femmes, cette tentation de se soumettre. Etienne de La Boétie, au XVIe siècle fut le premier à s’intéresser aux relations de soumission, aux raisons pour lesquelles un peuple peut accepter d’obéir à un souverain, à perdre sa liberté3. Mais il n’y a jamais eu personne pour réfléchir aux relations de soumission entre deux personnes qui, a priori, sont égales en droit. 

Une juriste américaine, Catharine MacKinnon (citée dans l’essai de Manon Garcia) permit de donner la définition juridique du harcèlement sexuel et a longtemps lutté pour l’interdiction de la pornographie et la reconnaissance du viol comme crime de guerre après le conflit bosniaque ; elle s’appuya pour cela sur une thèse que Manon Garcia fait sienne : la différence sexuelle entre l’homme et la femme (actif/passif) est le résultat non d’une différence de nature mais de rapports de force. Mais on ne peut pas comprendre ce rapport de force et sa pérennité si on n’aborde pas la question du regard des femmes sur la soumission. Soumettre est un verbe transitif (soumettre quelqu’un, c’est-à-dire le réduire à l’état d’esclave) mais aussi un verbe pronominal (se soumettre). Il y a donc trois problèmes, que Manon Garcia ne résout d’ailleurs pas – car la philosophie est davantage l’art de soulever les problèmes plutôt que d’apporter une Vérité toute faite : il y a un problème juridique (ce que les femmes ont le droit de revendiquer dans la défense de leur intégrité et leur dignité), le problème moral (faut-il condamner et donc moquer ces femmes qui acceptent ce rôle de femmes soumises) et le problème politique (la politique dans le sens de la recherche de la vie bonne) : est-ce que la société va être capable de muter pour que les femmes soient respectées dans leur volonté d’être libres, de ne plus être soumises à un pouvoir masculin ? Cette polémique autour des serviettes hygiéniques nous oblige à rester prudents : certes tous les jours des scandales éclatent et, pour reprendre une phrase maintes fois entendue, la peur change de camp, les prédateurs sexuels savent qu’ils ne connaîtront plus l’impunité et le silence de la société. Mais pour autant est-ce que la femme sera acceptée dans toutes ses dimensions, sans être réduite à un être qui doit se justifier, se cacher, avoir honte de son corps. Sans doute la vraie mesure ne sera pas les discours politiquement corrects tenus dans les médias, mais dans la mesure des commentaires toujours très violents et spontanés qu’on peut trouver sur les réseaux sociaux.

Par Christophe Gallique

L’air primaire

Le racisme reste une des maladies les plus difficiles à éradiquer. Il y a même des retours en force du virus. Voilà une médecine douce pour le combattre : la lecture d’un grand penseur.

À l’occasion du deuxième débat philo organisé par C le MAG à la librairie un point un trait de Lodève le 7 novembre dernier, une petite polémique intéressante est apparue au détour d’une remarque : nous nous étions lancés dans une discussion sur le Brexit et plus généralement sur l’Europe, l’identité européenne et ce qu’a apporté cette Union tant décriée par les peuples, lorsqu’une personne voulut introduire l’idée que l’ouverture aux autres cultures serait nécessaire pour que l’Europe puisse solidifier ses racines. Elle s’opposait ainsi au repli identitaire auquel on assiste ces dernières années, notamment lorsqu’une autre interlocutrice rappela que dans le projet de Constitution européenne en 2005 le Pape avait souhaité que les racines chrétiennes de l’Union soient évoquées. C’était un échange intense, mais il buta sur une expression utilisée, celle de “Cultures Premières”. Non pas première dans le sens où la chrétienté aurait été la première culture des habitants du Vieux Continent, mais première au sens d’Art Premier, c’est-à-dire l’ensemble des peuples qui – comment dire…- n’auraient pas connu la même évolution accumulative que notre civilisation et dont on garde les manifestations anthropo-ethnico-magico-artistiques dans certains de nos musées – par exemple le Musée du Quai Branly, rebaptisé en 2016 Musée Jacques Chirac.

Vous comprenez toute la difficulté qu’il y a à désigner des cultures comme “premières”. Car la charge péjorative peut être très forte. Premier veut dire “originaire” donc, pourquoi pas, dépassé, archaïque. Archaïque vient du grec archaïos qui veut dire justement premier, ceux qui étaient là avant nous. Cela implique que nous jugeons ces cultures par rapport à notre propre histoire, nous occidentaux. Est-ce que tout cela n’est pas à la fois une forme de racisme déguisé – nous sentant supérieurs à ces cultures premières – et une incompréhension de la richesse et la variété de l’histoire des cultures ? Il n’est pas facile d’y voir clair. Mais il y a un livre qui peut nous y aider, Race et Histoire de Claude Lévi-Strauss.

Lévi-Strauss fut sans doute l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle. Né à Bruxelles en 1908 et mort à Paris en 2009, il passa dans les années 30 l’agrégation de philosophie, puis s’envola au Brésil pour assurer un enseignement d’une science balbutiante, l’ethnologie, ce qui lui permit de découvrir un nouvel univers, celui de tribus isolées en Amazonie. Lévi-Strauss comprit alors tout l’intérêt d’étudier ces hommes, à la fois si différents et si proches de nous. Il retrouva ce que Jean Jacques Rousseau voulait expliquer : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés.» (Essai sur l’origine des langues, chap. VIII). Race et Histoire est un petit essai écrit en 1952 à la demande de l’UNESCO pour réfléchir – et combattre – le racisme. Lévi-Strauss y développe un argumentaire en trois grands axes : la réfutation du raisonnement raciste, une analyse de ce qu’on appelle la barbarie, et pourquoi le progrès de l’humanité n’est pas uniforme mais au contraire si varié qu’aucune hiérarchisation entre les peuples n’est possible.

Commençons par les théories racistes, et notamment celle d’Arthur de Gobineau qui publia en 1855 un Essai sur l’inégalité des races humaines. Ce livre eut un retentissement considérable et influença à la fois la politique colonialiste française mais aussi les intellectuels qui soutinrent les nazis et le régime de Vichy. Le problème est que Gobineau confond la notion de race qui – si elle existe au sein de la réalité humaine, ce qui est déjà assez contestable – a une dimension biologique, avec la diversité des cultures, dont la réalité s’appuie sur l’histoire des peuples. « Si cette originalité existe – et la chose n’est pas douteuse – elle tient à des circonstances géographiques, historiques et sociologiques, non à des aptitudes distinctes liées à la constitution anatomique ou physiologique des noirs, des jaunes ou des blancs » (Race et Histoire, chap. 1). Cela nous amène à un autre point très important : il est impossible d’inventorier la totalité des cultures humaines, tant elles sont nombreuses, mais aussi complexes dans leur réalité. Lévi-Strauss est parfaitement conscient que lorsque nous parlons des cultures humaines, nous le faisons d’un point de vue, le nôtre, celui d’individus occidentaux qui connaissent leur histoire, s’appuient sur des valeurs occidentales, et donc vont juger par rapport à leurs repères culturels.

Nous avons une vision du progrès de l’humanité cumulative, c’est-à-dire nous croyons naturellement que les hommes les plus évolués sont ceux qui collectionnent des connaissances issues de l’histoire. A ce titre, notamment parce que nous avons une vision matérialiste du progrès, des théoriciens racistes ont cru que l’Europe et les hommes blancs étaient supérieurs aux autres peuples, car ils maîtrisaient une supériorité technologique. Nous serions, en quelque sorte, les premiers de cordée de l’histoire de l’humanité et les autres devraient nous en être reconnaissants. Mais cela ne fonctionne pas comme cela. Lévi-Strauss précise : « L’humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise » (chap. 5). C’est bien plus chaotique que cela, il y a eu des accélérations dans l’histoire (par exemple la révolution néolithique) et certains peuples ont parfois pris une avance considérable : les Chinois avaient par exemple inventé la machine à vapeur dès le XIe siècle, soit plus de sept siècles et demi avant la révolution industrielle en Angleterre. D’autres peuples ont exploré d’autres voies : l’Inde, la spiritualité ; l’Orient et l’Extrême-Orient, le corps humain et la médecine ; la Polynésie ou les sociétés primitives australiennes, des organisations sociales plus efficaces. Lévi-Strauss précise alors : « Dans la mesure où elle serait seule, une culture ne pourrait jamais être “supérieure” à une autre ; comme le joueur isolé, elle ne réussirait jamais que des petites séries de quelques éléments. […] Mais aucune culture n’est seule ; elle est toujours donnée en coalition avec d’autres cultures et c’est cela qui lui permet d’édifier des séries cumulatives. » (chap. 9). Une série cumulative est pour l’ethnologue une longue série de progrès, comme le fut l’industrialisation des sociétés occidentales à partir de la fin du XVIIIe siècle. Certes, certains diront que ce n’est pas un vrai progrès ! Néanmoins il y a une « adhésion au genre de vie occidental » mais qui « est loin d’être aussi spontanée que les Occidentaux aimeraient le croire. […] la civilisation occidentale a établi ses soldats, ses comptoirs, ses plantations et ses missionnaires dans le monde entier. […] Elle a bouleversé de fond en comble le mode d’existence traditionnel » des peuples (chap. 7) Dans ces conditions on ne peut pas parler de supériorité de la civilisation occidentale.

Le défaut principal du raciste est donc l’ethnocentrisme, c’est-à-dire la capacité à croire que sa culture est le centre du monde. Ce n’est pas une maladie purement occidentale. Tous les peuples ont considéré qu’ils étaient les plus importants et que les autres étaient les barbares. Or « Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie » (chap. 3). A partir du moment où on fixe des critères pour savoir ce qui est un progrès pour les hommes ou non, à partir du moment où on juge certaines cultures comme n’ayant pas atteint cette limite en “retard” par rapport aux autres, on développe une tendance raciste. Il faut se prémunir de cela en considérant la multiplicité des cultures sous l’angle de la multiplicité de leurs existences, en ce sens où non seulement chaque peuple a connu son propre développement qui n’a pas suivi les révolutions industrielles de l’Europe, mais également dans le sens où lorsqu’un homme veut décrire ces civilisations riches et subtiles, il doit faire attention à ne pas les lire avec une grille de lecture unique, qui serait par exemple celle du progrès matériel. C’est toute la difficulté lorsqu’on parle des “peuples premiers”, des “arts premiers”, car cela suppose qu’ils étaient présents aux origines, avant qu’on ne progresse. C’est réintroduire une limite que ces peuples n’auraient pas franchi ; ou alors c’est cultiver une nostalgie pour un “âge d’or” : ces peuples auraient gardé une authenticité que nous n’aurions plus. Ce qui est sans doute tout aussi faux. Le sens de l’ethnologie est de comprendre deux réalités qui ne sont pas contradictoires : d’abord il n’y a pas de peuples culturellement supérieurs aux autres et en même temps, en réfléchissant sur la diversité des cultures humaines, nous comprenons qu’il existe une réalité humaine, l’homme est un être qui se développe à travers son histoire, sa culture, ses pratiques sociales en prenant des directions si diverses que la notion de culture ou civilisation mondiale n’est qu’un leurre.

Conclusion : la principale difficulté lorsqu’on se lance dans l’étude de la philosophie, c’est sans aucun doute la lecture des grands auteurs ! Absconses, longues et denses, leurs œuvres nécessitent de longues heures de lecture patiente pour essayer de les comprendre. Avec Race et Histoire, vous avez un petit essai (75 pages en édition Folio), clair et pédagogique, qui pourtant donne des explications et des arguments forts contre l’intolérance et le rejet de l’autre. Cela devrait être étudié le plus souvent possible par tous ceux qui se targuent de penser, y compris lorsqu’ils expriment la nostalgie des penseurs racistes. En 75 pages, vous vous trouverez vaccinés contre l’ethnocentrisme et la violence qui va avec.

Par Christophe Gallique

De bons à lois

Marx écrivait que l’histoire se répète toujours deux fois, la première de manière tragique, la seconde comme une farce. Est-ce qu’on va assister à une telle répétition avec la taxe carbone ? Cela mérite une réflexion sur ce qu’est la loi.

En ce mois de septembre 2019 un rapport gouvernemental propose le retour de la taxe carbonne dont l’augmentation prévue il y a un an avait donné le crise des Gilets jaunes*. Aussi incroyable que cela puisse être il semble que le gouvernement n’ait pas d’autres moyens que la pression fiscale pour faire changer le comportement des automobilistes. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : il faut réduire les émissions de CO2 et la part importante de la voiture dans nos existences ; il faut changer notre mode de vie. Et pour cela la solution trouvée est de faire payer des impôts supplémentaires, supposant que si le coût en est trop important nous allons abandonner nos véhicules pour nous remettre à la marche à pied… Le rapport préconise également de redistribuer des compensations aux plus pauvres d’entre nous, ce qui est très logique : payer plus de taxes à l’Etat et ensuite dans sa générosité celui-ci vous distribuera des subventions. Voilà l’exemple même de l’impuissance publique à trouver une réelle solution face à un problème au lieu d’investir dans de nouvelles infrastructures qui permettraient de modifier les modes de transport, on taxe les utilisateurs pour qu’ils changent leurs mauvaises habitudes. Est-ce que réellement la loi doit prendre cette forme ? Et qui peut croire que cela peut être efficace ?

Faisons un parallèle : en 1974 le nouveau président français veut libéraliser la société et supprime la censure au cinéma. Aussitôt le cinéma pornographique se développe et connaît même un fort engouement, au point d’être présent aux différents festivals, y compris celui de Cannes dès le printemps 75 et a droit au soutien intellectuel de quelques vedettes telle Catherine Deneuve. Toutes les associations familiales et conservatrices réagissent et – car elles sont le socle électoral de la droite – à la fin de l’été 1975 le parlement vote une loi fiscale contre le cinéma pornographique, le marginalisant à nouveau et définitivement. Mais la vidéo se développe, puis internet. Et aujourd’hui la pornographie est devenue la principale demande de navigation sur le web, d’ailleurs en quasi-monopole car les quelques grands groupes du web maitrisent tous les « tubes » du streaming pornographique. Pourquoi un tel parallèle ? Pour poser une question simple : est-ce que la loi doit exister afin de réguler les mœurs, les pratiques de la société ? En a-t-elle seulement le pouvoir ? Si je reviens sur le parallèle, les géants du web vont payer plus d’impôts, donc vont augmenter leur marges et/ou vont trouver des moyens de contourner la fiscalité française. Ne faudrait-il donc rien faire, me direz-vous ? Si, mais n’y a-t-il que par la loi et plus précisément par la pression fiscale qu’on peut faire quelque chose ? Pour répondre à cette question, il faut se demander ce qu’est une loi.

Notre tradition philosophique politique est marquée par Jean Jacques Rousseau (1712-1778) qui en 1764 a publié Du Contrat Social. Dans cet ouvrage dont nous avons déjà parlé dans de précédentes chroniques, il explique que la loi est le fruit d’une Volonté Générale, elle-même produite par la mise en commun de tous les biens et les droits des associés. La Volonté Générale, en échange, redistribue des droits et des biens civils à chaque citoyen. La loi devient alors nécessairement juste puisque chaque citoyen la décide et est touché de la même manière par ses conséquences : « Le Peuple soumis aux lois en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société. » (Livre II, chap. 6). Ainsi la loi fait passer l’homme de son état naturel (faire ce qu’il peut) à un état civil et permet la propriété de tout ce que les hommes possèdent, car la puissance publique garantit que chacun puisse profiter du fruit de son travail. Reste à savoir comment on peut déterminer ce qu’est une bonne loi. En effet, on peut tout à fait imaginer que cette volonté générale délire et impose à ses propres membres des règles qui les rendraient plus malheureux qu’ils ne sont déjà. Rousseau tente de répondre à ce risque en analysant ce que doit être la loi. Il commence par expliquer qu’elle doit toujours avoir une portée générale, jamais particulière : elle doit fixer les principes généraux de la vie en société mais elle ne doit pas viser un individu ou une entreprise particulière. Ce serait alors un décret. Ensuite Rousseau explique à quoi doit servir une loi et c’est simple : assurer la liberté civile et l’égalité. La liberté étant garantie par l’égalité car la loi doit éviter qu’il y ait un écart trop important entre les riches et les pauvres pour permettre l’abondance en temps de paix. Enfin, dernière étape, le philosophe divise les lois en plusieurs catégories et notamment il établit les lois civiles qui doivent régler la relation entre les individus et l’Etat. D’après lui « en sorte que chaque Citoyen soit dans une parfaite indépendance de tous les autres, et dans une excessive dépendance de la Cité » (Livre II, chap. 12). Nous sommes là face à une phrase surprenante et qui est peut-être à l’origine de ce que je voulais dénoncer : croire que la loi puisse influencer jusqu’aux gestes quotidiens des individus en leur indiquant quels doivent être leurs choix et ainsi culpabiliser ceux qui s’y refusent. Car ne nous y trompons pas : en voulant taxer les carburants, ce qu’espère le gouvernement français, c’est influencer le comportement des consommateurs, en lui indiquant le Bien et le Mal. Rousseau, dans le Contrat Social, ne semble pas hostile à cette dimension moralisatrice de la loi qui met l’Etat dans la situation d’un Dieu qui devrait guider ses brebis… 

Face à cette option politique, il y a un deuxième penseur français Frédéric Bastiat (1801-1850). Pour Rousseau, la loi doit pouvoir forcer les individus à lui obéir et ainsi « les forcer à être libres » pour reprendre une célèbre expression. Pour Bastiat au contraire : « Ce n’est pas parce que les hommes ont édicté des Lois que la Personnalité, la Liberté et la Propriété existent. Au contraire, c’est parce que la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes font des Lois ». (La Loi, 1850) Que veut-il dire ? Rien sinon que la loi n’a pas pour rôle de déterminer ce qui est bien ou mal pour le citoyen. Elle n’a pas de rôle prescriptif. Elle ne doit pas décider ce que les hommes doivent faire. Elle doit juste réfléchir sur l’équité des relations entre les hommes. Un homme, c’est une personnalité, c’est-à-dire une entité spirituelle qui a ses goûts, ses besoins ; sa liberté c’est la capacité d’user de ses facultés spirituelles et physiques. La propriété, c’est ce que l’homme acquiert grâce à son travail. La loi doit donc accompagner ces trois dimensions, et non pas chercher à les recréer. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Cela veut dire que la loi n’empêchera jamais les hommes d’utiliser les moyens de transport à leur disposition car ils en ont besoin. Que faut-il faire donc pour avoir une politique écologiste volontariste ? Peut-être au contraire baisser les impôts pour leur permettre d’investir dans de nouveaux moyens de transport ? La loi ne devrait-elle pas favoriser l’investissement vers ce que de toute façon les gens utiliseront sans se préoccuper de justice sociale ? Pour Frédéric Bastiat, lorsque la loi permet la spoliation des richesses des individus, une telle loi ne peut pas de toute façon être juste. Dire aux citoyens, en 2019 : il faut sauver la planète, donc on vous prend une partie de votre richesse sous forme d’impôts, cela ressemble à de la spoliation. D’autant plus lorsque l’Etat prévoit de garder 40 % de cet impôt pour son fonctionnement quotidien…

La taxe carbone va-t-elle donc être rejetée et provoquer un nouveau mouvement de contestation, voire d’insurrection populaire ? Bien entendu c’est plus compliqué que cela, car on a vu parfois des lois rejetées dans un premier temps par le peuple pour ensuite être acceptée. Rousseau a très bien compris cela lorsqu’il précise qu’une loi, fiscale ou non, ne peut exister et être efficiente que si elle s’appuie sur ce « qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l’airain, mais dans les cœurs des citoyens. […] Je parle des mœurs, des coutumes et surtout de l’opinion, partie inconnue de nos politiques. » (Livre II, chap. 12 Du Contrat Social) C’est là le cœur du problème : l’Etat échouera toujours avec ses nouvelles lois s’il veut prendre à contre-courant l’opinion : certes dans notre exemple introductif, l’Etat cherche à satisfaire l’opinion en taxant la production de carbone. C’est vrai que médiatiquement, avec l’épopée d’une adolescente faisant le tour du monde pour montrer sa colère ou les images des glaciers qui fondent, l’opinion publique est plus sensible aux questions climatiques. Il n’y a plus une semaine sans une prédiction catastrophique à moyen ou long terme. L’opinion publique est donc préparée à l’idée « qu’il faut bien faire quelque chose ». Il se peut donc que cette opinion publique soit de plus en plus ouverte à la recherche de solution. Mais cela peut-il être fait si ce n’est pas accompagné d’un sentiment de justice sociale ? La loi doit donc accompagner les évolutions de la société et l’Etat ne nous promet que des impôts supplémentaires. C’est un décalage abyssal.

Par CHRISTOPHE GALLIQUE

https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/la-cour-des-comptes-preconise-le-retour-de-la-taxe-carbone-accompagnee-de-compensations-financieres-pour-les-menages-modestes_3621381.html

Cynique : vivre comme un chien

Diogène : un philososphe loufoque ?

Qui a dit que la philosophie était assommante ? Qui a dit que les philosophes ne font que vivre dans leur tour d’ivoire ? La vie du grec Diogène le cynique est la démonstration du contraire. Tous les faits utilisés dans cet article proviennent d’un seul livre : Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres de Diogène Laërce (3e siècle ap. JC).

Diogène naquit au 4e siècle avant Jésus-Christ à Sinope, ville actuellement turque au bord de la Mer Noire ; mais à l’époque elle était grecque. Diogène était le fils d’un banquier, et jeune adulte il dut s’enfuir car accusé d’être un faux-monnayeur. Arrivé à Athènes, il rencontra le philosophe cynique Antisthène et sa vie changea. Cynique en grec veut dire “vivre comme un chien”, et cette philosophie consiste à abandonner toutes les vanités et les richesses humaines pour se consacrer à l’essentiel, c’est-à-dire s’interroger sur le sens de la vie en refusant toutes les facilités qu’on peut obtenir dans une société riche. La philosophie cynique est une philosophie sévère, agressive et lucide sur l’absurdité de l’existence humaine.

Diogène abandonna donc l’art de la fausse-monnaie et décida de son nouveau mode de vie : voyant une souris courir sans se soucier du dénuement, car sans désir de vivre une vie pleine de plaisirs, Diogène décida que c’était là la solution pour ne jamais être malheureux. Il abandonna tout, s’acheta un manteau pour dormir la nuit enveloppé dedans, et une besace pour y mettre sa nourriture. Puis il trouva un tonneau pour y vivre au milieu de la cité et il décida de se promener en pleine journée avec une lanterne pour prévenir ses contemporains qu’il était le seul homme réellement éveillé. Est-ce une blague ? Absolument pas. Pour s’endurcir, l’été il se roulait dans le sable brûlant et l’hiver il embrassait les statues couvertes de neige. Il décida de tout faire en public, les repas et l’amour. Il se masturbait même au milieu de la rue en disant « Plût au ciel qu’il suffit également de se frotter le ventre pour apaiser sa faim ». Qui peut se targuer d’être allé si loin dans l’application de ses principes philosophiques ? Pas grand monde. A un jeune homme qui voulait devenir son disciple, Diogène lui demanda de le suivre dans les rues d’Athènes en traînant un hareng. L’apprenti-philosophe ne supporta pas l’humiliation et jeta le hareng. Diogène le renvoya immédiatement en disant : « Un hareng a rompu notre amitié. » Un autre l’invita chez lui. Mais en lui demandant de ne pas cracher car on venait de laver le sol. Diogène immédiatement lui cracha au visage en s’exclamant : « C’est le seul endroit sale où je peux le faire ! » Pas facile le bonhomme… Est-ce que les grecs admiraient réellement un tel fou ? Oui. Lorsqu’un jeune homme détruisit son tonneau, ils le fessèrent et remplacèrent immédiatement son tonneau. Ce qui est bizarre car, lors d’un repas, alors que les convives lui jetèrent des os comme à un chien, il s’approcha d’eux pour leur pisser dessus. L’enseignement de la philosophie passait par d’autres méthodes à cette époque…

Plus surprenant encore : le conquérant le plus puissant de l’époque, le macédonien Alexandre le Grand, lorsqu’il fut vainqueur des armées grecques demanda à rencontrer Diogène. Ce fut au Cranéion (une colline de la ville de Corinthe), à l’heure où le soleil était au plus haut dans le ciel. Alexandre voulut amadouer le philosophe un peu rugueux en lui disant « Demande moi ce que tu veux, tu l’auras. » Diogène lui répondit : « Ôte-toi de mon soleil ! » Le courage d’une telle réponse est à souligner, car le jeune Alexandre (il avait environ vingt ans) était très impulsif : peu de temps auparavant il avait rasé la ville de Thèbes qui avait osé lui résister. Mais Diogène n’avait cure de telle démonstration de puissance. Il disait « Je suis Diogène le chien, parce que je caresse ceux qui me donnent, j’aboie contre ceux qui ne me donnent pas et je mords ceux qui sont méchants. »

Cela n’empêcha pas Alexandre d’écouter ses leçons de philosophie ! Quelle était cette philosophie qui faisait l’admiration de ses contemporains ? En quelques mots c’est une réflexion sur le sens de l’existence humaine. Lorsque Diogène voyait les pilotes (de bateaux), les médecins et les philosophes, il admirait l’intelligence humaine ; mais s’il écoutait les interprètes des songes, les devins, les courtisans et « les gens infatués de gloire et de richesse », il exprimait ouvertement son mépris et son dégoût. Ainsi le célèbre Platon qui l’appelait « le Socrate devenu fou » eut le plaisir de se voir remettre en place par Diogène : un jour qu’il voyait le philosophe pauvre laver de la salade, le maître de l’Académie lui dit : « Si tu avais été aimable avec Denys (tyran de Syracuse en Sicile) tu ne laverais pas de la salade. » Sur quoi Diogène lui répondit sur le même ton : «  Et toi, si tu avais lavé ta salade, tu n’aurais pas été l’esclave de Denys. » A bon entendeur salut !

Diogène considérait donc le comportement humain comme totalement irrationnel.

D’où la raison de vivre en retrait de la société tout en provoquant ses contemporains pour les forcer à réfléchir sur leur condition. Il remarquait par exemple avec étonnement que les choses les plus précieuses se vendaient le moins cher et inversement. Ainsi on pouvait acheter trois mille drachmes (la monnaie de l’époque) des pierres inutiles alors que pour deux sous on avait de la farine. Cette critique, qui semble enfoncer des portes ouvertes, prend toute sa dimension par l’attitude de Diogène : parce qu’il condamne la vanité de ses contemporains, il décide de mettre en accord sa vie avec ses principes. Il était faux-monnayeur dans sa jeunesse, mais il abandonna tout pour vivre dans la pauvreté. Il se moqua de la gloire et de la noblesse, simple voile de la perversité, donc il refusa tous les honneurs que lui proposaient les puissants de son époque. Quel est le bilan de cette philosophie aujourd’hui ? D’abord une remarque : elle ouvre toute une tradition de philosophes, plutôt à tendance mystique, qui considèrent que l’existence humaine est futile et que nous aurions besoin de davantage de spiritualité. Les moines bouddhistes qui colonisent nos médias à l’heure actuelle, et qui prêchent la doctrine du petit véhicule en font partie. Ensuite il y a un paradoxe : cynique veut dire « vivre comme un chien ». Aujourd’hui le cynique est celui qui n’a que faire des valeurs morales, les transgressant pour son propre intérêt. Drôle de destin pour un nom de philosophie qui au départ voulait combattre ces rastignacs.

Petite conclusion : comment Diogène est-il mort ? Il y a plusieurs versions : l’une dit qu’il voulut arracher à un chien un morceau de poulpe. Il fut mordu au pied et mourut des suites de sa blessure. Une autre version dit qu’il a retenu volontairement sa respiration. Ses amis l’ont trouvé mort enveloppé dans son manteau au petit matin. Il fut enterré à la porte de la ville et au-dessus de sa tombe fut érigé d’abord une colonne avec un chien, puis une statue de bronze avec cette inscription :
Le temps ronge le bronze, mais
Ta gloire, Diogène, sera éternelle,
Car seul tu as montré aux hommes à se suffire à eux-mêmes,
Et tu as indiqué le plus court chemin du bonheur.

Par Christophe Gallique

La société à vau-l’eau !

A l’heure où l’exécutif veut inscrire l’état d’urgence dans la durée, ce qui en soi est contradictoire, analysons comment la société française a réagi face aux attentats islamistes.

Comment réagir face aux attentats qui ont frappé la France en 2015 ? Comment comprendre ces jeunes gens qui tuent avant de se tuer ? La méfiance est généralisée et tous les lieux publics sont sécurisés, à commencer par nos lycées. Mais notre société a-t-elle réellement une réponse à fournir face à une idéologie folle, face à une nouvelle forme de terreur ?
Certes les médias nous avaient dit que cela existait, mais loin de chez nous – en Israël, en Égypte, à Bagdad ou en Indonésie. Il suffisait de ne pas aller dans ces pays pour être à l’abri. Désormais le danger est là, au coin de notre rue, avec des personnes qui a priori pourraient être nos voisins.  La méfiance, la peur sont partout. Nous devons donc prendre le temps de réfléchir sur cette réalité.

Le philosophe Zygmunt Bauman, polonais né en 1925, écrivit en 2004 un petit livre, La vie liquide, qui peut en partie nous permettre de comprendre ce qui se passe. Il écrivit son ouvrage après le choc que furent les attaques terroristes de 2001 et fit la remarque qu’un des traumatismes majeurs des américains fut de découvrir qui étaient les terroristes : l’un des pilotes des avions écrasés contre les Twin Towers s’appelait Mohamed Atta et était le fils d’un avocat, donc issu d’une famille favorisée. Il avait fait des études brillantes d’architecte, notamment en Allemagne. Comment une personne intelligente et dont l’avenir semble ouvert peut faire le choix de propager la mort en commençant par soi-même ? Bauman répond à cette question angoissante d’abord en analysant la nature de nos sociétés occidentales modernes : elles sont liquides, c’est-à-dire que « les conditions dans lesquelles ses membres agissent changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se figer en habitudes » (introduction) : cela veut dire que notre société change sans cesse, et la vie liquide est une vie de consommateurs qui jugent la valeur des objets à l’aune de leur utilisation – et même plus, de leur utilité. Bauman explique que cette vie liquide s’oppose à celle qui se basait sur les traditions et la lenteur du temps car les repères socio-culturels restaient longtemps figés sur des bases solides.

Aujourd’hui tout est sans cesse renouvellement, désirs à combler, et objets à renouveler pour pouvoir être au top de l’existence, et l’existence qui nous semble la plus aboutie est celle d’apparaître dans les médias. Être à la télévision ou faire le buzz sur internet (ce qui en 2004 ne jouait pas encore un grand rôle), c’est la preuve qu’un individu existe et est important. Dans cette optique de mise en avant de l’image incessant, nos médias portent aux nues trois catégories d’individus dont la notoriété est mise sur le même plan, mais qu’il faut bien entendu distinguer : les auteurs des attentats, les héros et les vedettes. Commençons par les deux dernières catégories.
Les héros, eux, sont ceux que nous admirons d’autant plus qu’on ne nous demande pas d’en faire partie. Il s’agit des forces de l’ordre et d’intervention, des soldats et/ou des médecins urgentistes. Ils font des actes dont les conséquences sont visibles immédiatement : ils sauvent des personnes au péril de leur vie. Ils sont sur tous les théâtres d’opération pour nous protéger du danger, et comme le précise Bauman, ils participent à la construction de la nation en symbolisant sa force. La nation a besoin de ces êtres qui se sont sacrifiés pour sa construction, et leur rôle longtemps méprisé après 1968 est remis à l’honneur dans tous les médias.
Le citoyen moderne est plutôt attiré par les gens célèbres qui bien mieux que les héros et les martyrs symbolisent la réussite dans notre société liquide : alors que plus personne n’est censé souffrir dans notre société (les maladies et la pauvreté sont à combattre comme une honte définitive), le culte attaché à une célébrité offre lui l’idéal du confort et d’une vie réussie : tel chanteur ou acteur, tel présentateur de télévision ou tel footballeur sont nos héros modernes, ceux de la société qui consomme et qui veut espérer posséder toujours plus. Les gens célèbres collent à nos esprits car les médias nous en parlent sans cesse. Ils ont une vie publique qui est non pas la panacée à tous nos problèmes, mais une forme de cristallisation de nos espoirs. Stendhal à l’époque romantique considérait que l’amour était la finalité d’une existence. Aujourd’hui c’est la notoriété.

Dans un tel contexte, ceux qui recherchent le martyre sont un véritable mystère, des figures qui font peur car elles sont incontrôlables. Mourir pour à travers le fanatisme religieux est incompréhensible pour notre société qui vise presque exclusivement le bonheur individuel. « Nous attribuons aux auteurs de ces missions suicides des motivations que nous trouvons plus faciles à comprendre : ces naïfs se sont laissés duper par de fausses promesses » (chapitre deux de La vie liquide) et ces promesses sont comparables à celles qui nous motivent, c’est-à-dire une satisfaction personnelle comme celui des vierges qui attendent les martyrs au ciel. Nous ne comprenons en réalité pas ces jeunes gens qui veulent se sacrifier et tuer d’autres personnes qu’ils jugent indignes. Les martyrs nous semblent ridicules, aussi ridicules que dangereux et terrifiants, car ils sont inutiles. Inutiles pour leurs causes, qu’ils desservent au regard des conséquences pour leur mouvement (Daesh, après Al Quaïda, s’attire désormais les foudres du monde occidental). C’est un contresens. Les martyrs ne se comprennent pas ainsi. De leur point de vue ils appartiennent à un groupe humilié, méprisé, parfois persécuté. Ils haïssent un monde qui les a rejetés, et ils démontrent leur fidélité à leurs croyances en montrant que leur vérité se trouve au-delà de toute vérité terrestre. Il n’y a rien de matériel, de rationnel ou de pragmatique dans leur démarche car ils sont détachés de notre monde. Les martyrs ne veulent que la destruction alors que les héros travaillent pour le futur des vivants. C’est pour cela que nous pouvons rendre hommage aux soldats tombés au champ d’honneur.
Les autorités politiques rendent hommage aux soldats morts pour les remercier de s’être sacrifiés dans la construction de la nation. Et les citoyens eux les oublient car cela ne concerne en rien leur vie de consommateur. Qui s’arrête encore à Lodève devant le monument érigé par Paul Dardé ? Celui-là pourtant est moderne, car pacifiste : il montre un soldat mort, entouré d’enfants et de femmes tristes, car ce soldat ne connaîtra jamais le bonheur dans une vie terrestre.

L’homme qui se tue volontairement en apportant souffrance et désolation est donc l’antithèse de l’homme moderne, et comme pour nous le pire est la souffrance individuelle nous ne savons pas comment punir ces hommes. Le gouvernement nous parle de déchéance de nationalité, mais cela nous semble si peu, et si peu efficace. Si peu car le citoyen de la société liquide souffre s’il ne peut pas avoir d’argent, s’il ne peut pas posséder les derniers objets connectés, et si – cela subsiste encore – on le prive de ses racines. Mais la déchéance de nationalité est un concept trop intellectualisé pour que ce citoyen ressente cela dans ses chairs. Trop peu efficace car cela ne fait pas peur à un homme qui est prêt à se faire sauter.

La relation que nous avons donc avec cette nouvelle forme de terreur et la paranoïa qui en découle est liée à nos sociétés liquides : les guerres du vingtième siècle ont fait des millions de morts, mais c’étaient des héros qui ont contribué par leurs actes et leur destin à la construction de la France. Aujourd’hui les victimes des attentats, à leur corps défendant, ont acquis une notoriété mise sur le même plan que celle des terroristes par les médias : les citoyens ordinaires connaissent leur nom et donc frémissent car cela aurait pu être eux. Un attentat est atroce car il rend notre mort encore plus injuste. Notre société qui considère qu’une vie réussie est une existence remplie d’objets et de services consommés ne peut accepter une telle violence aveugle. Un exemple ? Souvenez-vous de ces reportages à la télévision en ce mois de fêtes de Noël : les gens résistent désormais à la terrasse d’un café en consommant une bière, ou bien en achetant un billet de concert. Pas sûr que cela impressionne les futurs terroristes.


Par Christophe Gallique