Diogène

Quand Trump rencontre Ménard…

Et si ? Et si ce qui paraît impossible se réalisait ? Et si Donald Trump s’intéressait à la philosophie, qu’est-ce que cela donnerait ?

Incroyable ! Trump dans un de ses fameux tweets annonce son arrivée à Béziers : « I can’t wait going to Béziers. I am looking forward to seeing my friend, Mayor Ménard ». Mais que vient faire le président américain dans cette petite ville de 70 000 habitants ? D’après les infos qui parviennent de la Maison Blanche, ce serait pour rencontrer le philosophe français Jean-Claude Carrière, né à Colombières-sur-Orb, dans le biterrois. Trump aurait été impressionné par un de ses livres, La Controverse de Valladolid, et voudrait prendre une leçon de philosophie. Il voudrait ainsi redorer son blason auprès des intellectuels en suivant l’exemple d’Alexandre le Grand, qui avait demandé au philosophe Diogène Le Cynique une heure de son temps alors qu’il était déjà maître du monde (méditerranéen). Alexandre le Grand ? De la philosophie? Quel est le rapport ? Pour bien comprendre, il faut remonter au mois de janvier 2018 lorsque Trump a été attaqué sur sa santé mentale dans un livre qui fit grand bruit, Fire and Fury de Michael Wolff. Pour se défendre Trump voulut mettre en avant son “génie” dans un tweet devenu célèbre : « I went from VERY successful businessman, to top T.V. Star…..to President of the United States (on my first try). I think that would qualify me as not smart, but genius….and a very stable genius at that ! » (Je ne traduis pas, tout le monde devine le niveau de mégalomanie que cela suppose…). Et c’est depuis cette époque que le président américain a vu naître une idée dans son esprit, pour démontrer son génie il fallait qu’il fasse comme les grands génies politiques de l’histoire, Churchill, Napoléon, Charles Quint, César, et commencer par le premier d’entre eux, sans doute le plus grand conquérant de tous les temps, le nommé Alexandre le Grand (après tout lui aussi a accédé au trône dès son premier essai… l’assassinat de son père). Trump demanda qu’on lui racontât l’histoire du roi macédonien et il fut marqué par cet épisode pour le moins étrange. Lorsque le jeune monarque, qui était de loin l’homme le plus puissant du monde (tout comme Trump ! un tel génie ne pouvait pas ne pas voir le parallèle), arriva à Athènes, le roi macédonien demanda à aller voir un philosophe vivant dans un tonneau sur la place publique et professant de surprenants conseils (par exemple : ah si nous pouvions nous frotter le ventre pour satisfaire notre faim aussi facilement que nous pouvons satisfaire nos besoins sexuels…). Ce philosophe, Diogène Le Cynique (cynique en grec ancien veut dire vivre comme un chien) était de fait un philosophe respecté et Alexandre le Grand lui demanda, en toute humilité, une leçon de philosophie. Diogène, voyant cet intrus, lui demanda de se pousser car il lui cachait son soleil et d’attendre qu’il finisse sa sieste. La superbe réponse du philosophe au conquérant plut à Donald Trump, du coup il décida de trouver lui-même son philosophe moderne.
Hors de question de le chercher aux USA, il y avait trop d’intellectuels jaloux et aux bottes des démocrates (il les surnomme d’ailleurs des lapdogs, littéralement des chiens sur les genoux). Donc il demanda à ses conseillers un nom. Nous ne savons pas exactement pourquoi, mais l’auteur de La Controverse de Valladolid attira son attention : dans cette reconstitution d’un débat en Espagne au XVIe siècle la question de l’âme des Indigènes rencontrés par les Européens lors de la découverte de l’Amérique était posée. Trump y fut sensible. Peut-être voulut-il avoir une réponse nette à la question : qu’est-ce que l’intelligence – oubliant par là que la philosophie est davantage l’art de soulever des problèmes que d’y répondre. Mais passons. Il somma la Maison Blanche d’organiser cette rencontre dans un lieu amical. La France, dirigée par le jeune Emmanuel Macron, qu’il ne peut s’empêcher d’admirer, était un lieu intéressant. Et lorsque le président apprit que le philosophe était né tout prêt de la commune dirigée par un maire proche de l’extrême droite, il jubila. Il alla sur le site de la mairie de Béziers et vit l’art des affiches provocatrices, toujours moquées, certes, mais faisant le buzz régulièrement. Donald Trump fut admiratif, c’est cela la politique moderne !
Imaginez ! Robert Ménard ne tiendrait plus en place avec de telles annonces ! Recevoir le président d’une des nations les plus puissantes du monde ! Quel honneur ! D’autant plus que le new-yorkais est pour lui aussi un modèle politique : tout miser sur le buzz, sur la communication outrageante, pour scandaliser. Car aujourd’hui la politique se fait comme ça. Trump et Ménard sont frères jumeaux car ils ont construit leur réussite politique sur le néant !
Le néant me direz-vous ? Mais qui suis-je pour dire cela ? Donald Trump a été élu Président des Etats-Unis d’Amérique et Robert Ménard maire de Béziers. Que je me présente, que je sois élu, et je pourrais donner des leçons… Je suis d’accord. Mais c’est justement ce que je veux préciser, ils se sont fait élire sur le vide de leur programme. Ils se sont fait élire grâce au vide de leurs propositions. Car c’est cela la politique dans nos démocraties modernes. Les élections italiennes confirment cette évolution, plus vous dites n’importe quoi, populiste à l’écoute des pires revendications, plus vous avez de chances d’être élu. Cela devient la règle de nos démocraties.
Robert Ménard a compris la question presque le premier. Il y a quelques années il est entré en politique avec son livre Vive Le Pen ! en 2011. Que disait-il dans ce livre ? Aucune idée. Mais peu importe. Seul le titre comptait. Puis il a été élu maire de Béziers en 2014 sur un programme provocateur (par exemple : « oui ma ville est sale…. ») et il a continué en multipliant les provocations dans les médias. Bien entendu – et je l’espère, sa politique en tant que maire ne se résume sans doute pas à cela. Mais il le sait, il n’est connu que pour cela ! La politique moderne se base sur la communication et une bonne communication n’est efficace que si elle s’appuie sur le vide. De la même manière Donald Trump a dit n’importe quoi tout au long de la campagne américaine. Tout ce qui lui passait par la tête. Mais ce n’était pas grave. Plus il était provocant, plus il devenait populaire. Pourquoi ? Car dans nos démocraties vieillissantes et désabusées, il y a un principe politique vieux de 500 ans qui s’applique encore. Il a été formulé par Nicolas Machiavel dans un livre célèbre et cynique, Le Prince, en 1513 : « Les hommes jugent plus par les yeux que par les mains, car si n’importe qui peut voir, bien peu éprouvent juste. Chacun voit ce que tu parais, peu ressentent ce que tu es ; et ce petit nombre n’ose pas s’opposer à l’opinion de la majorité […] car le vulgaire est toujours pris par les apparences ; or dans le monde il n’y a que le vulgaire » (chapitre XVIII). Cet extrait est un des plus célèbres du philosophe florentin (il lui a donné cette réputation sulfureuse du philosophe qui n’hésite pas à défendre le diable et/ou qui explique les mécanismes les plus – justement – machiavéliques de la politique). Il montre que l’homme politique doit jouer sur deux plans, celui de son action réelle et celui de la publicité. Le mot publicité a un double sens, celui connu de faire la promotion d’un homme et/ou d’une action, mais aussi celui de rendre publique cette action. Dans un langage plus moderne, les apparences se nomment communication. La politique est devenue affaire de communication et la plupart des individus ne s’intéresse qu’à la superficialité de cette communication. Au-delà, ou plutôt en-deçà de cette communication, il y a l’action réelle. Mais cette dernière n’est accessible qu’à quelques-uns, des initiés, d’autres hommes au pouvoir. Cela compte, mais pas autant que les apparences. Car en démocratie, le pouvoir s’acquiert grâce aux élections. C’est le peuple qui élit ses dirigeants, toujours sur la base de la communication de ce dernier. Pour reprendre le célèbre aphorisme de Churchill, « La démocratie [vue sous cet angle] est le pire des système, à l’exclusion de tous les autres. » Mais cela n’en fait pas la panacée pour résoudre la question de la légitimité du pouvoir. Que valent ces responsables politiques qui soignent les apparences sans se préoccuper de la réalité et du sens de leurs actions ?
L’élément supplémentaire qu’a apporté cette décennie (et Machiavel n’avait absolument pas prévu cela), c’est que la communication doit être odieuse pour être efficace. Dans le vacarme organisé par les réseaux sociaux, un homme politique ne peut plus se contenter de soigner son image. Au contraire ! Il doit l’abîmer. Susciter colère, moquerie, mépris… tout à condition que cela concentre les réactions d’une majorité d’individus. Et cela s’explique : il y a tant d’informations qu’on ne peut plus y consacrer beaucoup de temps. Il faut que ce soit rapide, incisif, foudroyant. Dire une horreur est pour cela plus efficace que dire une vérité. Cela marque les esprits, pour ensuite s’effacer rapidement, remplacée par une autre horreur. Trump a donc raison. Ménard également : seules les apparences comptent et aujourd’hui la vulgarité et la provocation sont les apparences qui paient. Peut-être que leur rencontre à Béziers, si elle s’avérait vraie, serait l’apothéose de la corruption de la politique que nous avons voulu expliquer. Corruption non pas au sens financier du terme, mais au sens du pourrissement de l’agir politique.
Quoiqu’il en soit, si les Services Secrets américains venaient donc bientôt envahir Béziers, j’appelle au calme la police municipale : il ne sert à rien de chercher à les interpeller. Ils seraient plus forts que vous.
Par Christophe Gallique

Cynique : vivre comme un chien

Diogène : un philososphe loufoque ?

Qui a dit que la philosophie était assommante ? Qui a dit que les philosophes ne font que vivre dans leur tour d’ivoire ? La vie du grec Diogène le cynique est la démonstration du contraire. Tous les faits utilisés dans cet article proviennent d’un seul livre : Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres de Diogène Laërce (3e siècle ap. JC).

Diogène naquit au 4e siècle avant Jésus-Christ à Sinope, ville actuellement turque au bord de la Mer Noire ; mais à l’époque elle était grecque. Diogène était le fils d’un banquier, et jeune adulte il dut s’enfuir car accusé d’être un faux-monnayeur. Arrivé à Athènes, il rencontra le philosophe cynique Antisthène et sa vie changea. Cynique en grec veut dire “vivre comme un chien”, et cette philosophie consiste à abandonner toutes les vanités et les richesses humaines pour se consacrer à l’essentiel, c’est-à-dire s’interroger sur le sens de la vie en refusant toutes les facilités qu’on peut obtenir dans une société riche. La philosophie cynique est une philosophie sévère, agressive et lucide sur l’absurdité de l’existence humaine.

Diogène abandonna donc l’art de la fausse-monnaie et décida de son nouveau mode de vie : voyant une souris courir sans se soucier du dénuement, car sans désir de vivre une vie pleine de plaisirs, Diogène décida que c’était là la solution pour ne jamais être malheureux. Il abandonna tout, s’acheta un manteau pour dormir la nuit enveloppé dedans, et une besace pour y mettre sa nourriture. Puis il trouva un tonneau pour y vivre au milieu de la cité et il décida de se promener en pleine journée avec une lanterne pour prévenir ses contemporains qu’il était le seul homme réellement éveillé. Est-ce une blague ? Absolument pas. Pour s’endurcir, l’été il se roulait dans le sable brûlant et l’hiver il embrassait les statues couvertes de neige. Il décida de tout faire en public, les repas et l’amour. Il se masturbait même au milieu de la rue en disant « Plût au ciel qu’il suffit également de se frotter le ventre pour apaiser sa faim ». Qui peut se targuer d’être allé si loin dans l’application de ses principes philosophiques ? Pas grand monde. A un jeune homme qui voulait devenir son disciple, Diogène lui demanda de le suivre dans les rues d’Athènes en traînant un hareng. L’apprenti-philosophe ne supporta pas l’humiliation et jeta le hareng. Diogène le renvoya immédiatement en disant : « Un hareng a rompu notre amitié. » Un autre l’invita chez lui. Mais en lui demandant de ne pas cracher car on venait de laver le sol. Diogène immédiatement lui cracha au visage en s’exclamant : « C’est le seul endroit sale où je peux le faire ! » Pas facile le bonhomme… Est-ce que les grecs admiraient réellement un tel fou ? Oui. Lorsqu’un jeune homme détruisit son tonneau, ils le fessèrent et remplacèrent immédiatement son tonneau. Ce qui est bizarre car, lors d’un repas, alors que les convives lui jetèrent des os comme à un chien, il s’approcha d’eux pour leur pisser dessus. L’enseignement de la philosophie passait par d’autres méthodes à cette époque…

Plus surprenant encore : le conquérant le plus puissant de l’époque, le macédonien Alexandre le Grand, lorsqu’il fut vainqueur des armées grecques demanda à rencontrer Diogène. Ce fut au Cranéion (une colline de la ville de Corinthe), à l’heure où le soleil était au plus haut dans le ciel. Alexandre voulut amadouer le philosophe un peu rugueux en lui disant « Demande moi ce que tu veux, tu l’auras. » Diogène lui répondit : « Ôte-toi de mon soleil ! » Le courage d’une telle réponse est à souligner, car le jeune Alexandre (il avait environ vingt ans) était très impulsif : peu de temps auparavant il avait rasé la ville de Thèbes qui avait osé lui résister. Mais Diogène n’avait cure de telle démonstration de puissance. Il disait « Je suis Diogène le chien, parce que je caresse ceux qui me donnent, j’aboie contre ceux qui ne me donnent pas et je mords ceux qui sont méchants. »

Cela n’empêcha pas Alexandre d’écouter ses leçons de philosophie ! Quelle était cette philosophie qui faisait l’admiration de ses contemporains ? En quelques mots c’est une réflexion sur le sens de l’existence humaine. Lorsque Diogène voyait les pilotes (de bateaux), les médecins et les philosophes, il admirait l’intelligence humaine ; mais s’il écoutait les interprètes des songes, les devins, les courtisans et « les gens infatués de gloire et de richesse », il exprimait ouvertement son mépris et son dégoût. Ainsi le célèbre Platon qui l’appelait « le Socrate devenu fou » eut le plaisir de se voir remettre en place par Diogène : un jour qu’il voyait le philosophe pauvre laver de la salade, le maître de l’Académie lui dit : « Si tu avais été aimable avec Denys (tyran de Syracuse en Sicile) tu ne laverais pas de la salade. » Sur quoi Diogène lui répondit sur le même ton : «  Et toi, si tu avais lavé ta salade, tu n’aurais pas été l’esclave de Denys. » A bon entendeur salut !

Diogène considérait donc le comportement humain comme totalement irrationnel.

D’où la raison de vivre en retrait de la société tout en provoquant ses contemporains pour les forcer à réfléchir sur leur condition. Il remarquait par exemple avec étonnement que les choses les plus précieuses se vendaient le moins cher et inversement. Ainsi on pouvait acheter trois mille drachmes (la monnaie de l’époque) des pierres inutiles alors que pour deux sous on avait de la farine. Cette critique, qui semble enfoncer des portes ouvertes, prend toute sa dimension par l’attitude de Diogène : parce qu’il condamne la vanité de ses contemporains, il décide de mettre en accord sa vie avec ses principes. Il était faux-monnayeur dans sa jeunesse, mais il abandonna tout pour vivre dans la pauvreté. Il se moqua de la gloire et de la noblesse, simple voile de la perversité, donc il refusa tous les honneurs que lui proposaient les puissants de son époque. Quel est le bilan de cette philosophie aujourd’hui ? D’abord une remarque : elle ouvre toute une tradition de philosophes, plutôt à tendance mystique, qui considèrent que l’existence humaine est futile et que nous aurions besoin de davantage de spiritualité. Les moines bouddhistes qui colonisent nos médias à l’heure actuelle, et qui prêchent la doctrine du petit véhicule en font partie. Ensuite il y a un paradoxe : cynique veut dire « vivre comme un chien ». Aujourd’hui le cynique est celui qui n’a que faire des valeurs morales, les transgressant pour son propre intérêt. Drôle de destin pour un nom de philosophie qui au départ voulait combattre ces rastignacs.

Petite conclusion : comment Diogène est-il mort ? Il y a plusieurs versions : l’une dit qu’il voulut arracher à un chien un morceau de poulpe. Il fut mordu au pied et mourut des suites de sa blessure. Une autre version dit qu’il a retenu volontairement sa respiration. Ses amis l’ont trouvé mort enveloppé dans son manteau au petit matin. Il fut enterré à la porte de la ville et au-dessus de sa tombe fut érigé d’abord une colonne avec un chien, puis une statue de bronze avec cette inscription :
Le temps ronge le bronze, mais
Ta gloire, Diogène, sera éternelle,
Car seul tu as montré aux hommes à se suffire à eux-mêmes,
Et tu as indiqué le plus court chemin du bonheur.

Par Christophe Gallique