De la vengeance et ses justifications

Existe-t-il un droit à la vengeance dans nos sociétés modernes ? Les événements du printemps 2020, à la suite de la mort de George Floyd à Minneapolis, Minnesota, ont pris la forme de protestations, de déboulonnages de statues, d’affrontements dans certaines villes européennes avec une envie de se venger qui aurait pu mener vers une forme de guerre civile larvée dans de nombreux pays occidentaux. L’assassinat d’un enseignant le 16 octobre 2020, suite à un cours sur la liberté d’expression, assassinat justifié par des extrémistes religieux par une volonté de venger leur prophète, est à la fois totalement différent et en même temps pose la même question : existe-t-il une vengeance légitime, alors même qu’elle entraîne toujours la violence ? Certes nous ne devons pas tout mettre sur le même plan : l’action d’un individu qui assassine au nom d’une idéologie morbide ne permet pas de comprendre un mouvement populaire qui est collectif et qui ne veut tuer personne. Mais nous devons prendre en compte le fait que les deux utilisent le même terme : la vengeance, qui est violente.

La vengeance fut codifiée dès l’Ancien Testament avec la loi du Talion (œil pour œil…), qui fixait la proportionnalité des conflits. Mais nos sociétés modernes se sont construites sur un autre modèle juridique, basé sur la loi dite, c’est-à-dire une norme qui régule et organise les relations entre les individus, leur interdisant d’utiliser eux-mêmes la violence et de rendre la justice. L’équilibre qui en résulte permet la paix sociale. Néanmoins un sentiment d’injustice peut pousser à la folie et la passion pour le sang, la destruction pour tout emporter sur son passage.

Comme la philosophie est d’abord une prise de recul face aux événements présents, je vais développer cette chronique à partir de deux exemples mythiques – c’est-à-dire à la fois fantastiques et criants de réel, pour cerner ce besoin de vengeance.

Premier exemple , extrait de l’Iliade d’Homère : Ajax était un “guerrier achéen, noble et grand, qui dépasse les Argiens de la tête et de ses nobles épaules1, seulement dépassé en bravoure par le légendaire Achille. Lorsque ce dernier mourut, les rois grecs prirent la décision de donner les armes de leur meilleur guerrier non pas à Ajax, qui estimait que cela lui revenait, mais à son rival, Ulysse. Se sentant trahi, il décida de se venger et une fois la nuit arrivée, pensant reconnaître dans la pénombre les rois grecs en assemblée, il tira l’épée de son fourreau et les massacra ; situation ridicule car ce n’étaient en fait que des moutons… honteux Ajax se suicida. Agamemnon et Ménélas, rois grecs, lui refusèrent une sépulture prétextant qu’on ne pouvait soutenir les actes d’un criminel en puissance.

Que penser de cette situation ? Ajax avait-il le droit de se venger en massacrant les rois juste parce qu’il s’était senti outragé ? Et même si moralement on peut établir ce droit, le droit fait-il justice ? Il faut bien s’entendre sur le sens de ces deux mots qui ont leur propre ambivalence : le droit est à la fois ce qu’on peut réclamer pour soi et l’ensemble des lois écrites ; la justice est l’institution qui applique les lois mais aussi un sentiment intime de ce qui est légitime. Il y a donc une problématique bicéphale : à la fois la subjectivité du sentiment fait de moralité, de religion, de tradition et de réflexion, et l’objectivité des lois qui sont, elles, le fruit d’un travail d’écriture, de réflexion mais aussi de rapports de force entre des idées socio-politiques parfois profondément ancrées dans la société, obéissant à une évolution que personne ne peut réellement maîtriser. Lequel des deux doit dominer l’autre ? Ajax nous dit quelque chose de notre société : à chaque fois que quelqu’un fait face à la société et à une décision qu’il estime injuste, peut-il prendre le droit de se venger ? Ajax était soldat, c’est-à-dire soumis à une discipline qui nécessitait que l’individu s’efface devant le groupe et sa hiérarchie, et pourtant il osa s’élever pour réclamer son dû, puis exprimer son dépit. Il n’en avait pas le droit car ce n’était pas légal. Mais n’était-ce pas légitime ?

Deuxième exemple : le roman Michael Kohlhaas2, écrit au XIXe siècle par Heinrich von Kleist, mais dont l’intrigue se passe à la fin du XVe. Michael Kohlhaas était un éleveur de chevaux nomade qui, pour payer un droit de douane dut laisser ses chevaux en gage. Il ne s’opposa pas à cette contrainte car il considérait qu’il était important de respecter la loi. Mais il découvrit très vite qu’il avait été trompé. Il déposa plainte pour dommage et réparation auprès du tribunal de Dresde, ayant confiance en la justice de son pays, mais lorsque cette dernière le débouta, il décida de monter une armée avec tous les va-nu-pieds victimes d’injustices et incendia les châteaux de la région en massacrant les habitants. Plus rien ne semblait pouvoir l’arrêter jusqu’à Leipzig lorsque le théologien Martin Luther obtint un entretien auprès de lui et lui assena cette vérité : “Kohlhaas, toi qui prétends être envoyé pour manier le glaive de la justice, qu’oses-tu entreprendre, présomptueux, dans ton délire aveugle et passionné, toi qui n’es qu’injustice de la tête aux pieds… Parce que le souverain t’a dénié ton droit, ton droit dans une querelle pour un bien sans valeur, tu te dresses, homme perdu, le fer et le feu à la main, et tu te déchaînes comme le loup du désert contre la paisible communauté dont il est le protecteur… Est-ce à toi, damné, effroyable créature, qu’il appartient d’être ton juge à ton tribunal ?” Tout est dit ! Qui était-il pour incarner ainsi la justice ? Et qu’est-ce que la Justice, incarnée par la violence des massacres ? Les responsables politiques, à ce moment-là, qui comprirent à la fois l’ampleur du mouvement populaire engagé contre la lutte de l’arbitraire féodal et la nécessité de rétablir la paix sociale – au fondement de toute justice – proposèrent les solutions suivantes : une amnistie pour les belligérants s’ils acceptaient de déposer immédiatement  les armes et un procès équitable pour leur chef, Michael Kohlhaas. Ils acceptèrent. Le procès eut lieu et le vendeur de chevaux obtint réparation pour le préjudice initial, le vol des chevaux, mais fut condamné à mort pour les massacres qu’il perpétra. Il accepta la sentence de manière pacifique, car enfin rendue dans le cadre d’une justice équitable. Cela peut paraître surprenant et pourtant… qu’est-ce que la justice, sinon le sentiment que la force est utilisée pour rétablir une équité entre les individus et le pouvoir politique, permettant ainsi le retour vers des relations plus stables, plus pacifiées ?

Le philosophe allemand Hegel est né en 1770 et mort en 1831, c’est-à-dire quasiment le contemporain de Napoléon Bonaparte qui fonda l’État français moderne ; Hegel est d’ailleurs célèbre pour avoir théorisé le rôle de l’État moderne. Selon lui, la liberté individuelle ne peut s’épanouir qu’au sein de cet État. Il aborda cette question de la violence portée par la vengeance dans sa Propédeutique Philosophique ; il écrivit (paragraphe 21) : “Il ne faut pas que l’acte de réparation soit exercé par l’individu lésé […] la restauration du droit en son caractère universel se trouve liée au caractère fortuit de la passion. De plus la vengeance n’est pas la forme du droit, mais celle de l’arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien le droit qui prend la forme de la vengeance constitue à son tour une nouvelle offense, n’est senti que comme conduite individuelle et provoque, inexpiablement, à l’infini, de nouvelles vengeances.”

Universel / subjectif, voilà l’opposition qui structure et donne la solution de nos deux mythes : tant que des individus se donnent le droit de rendre la justice qu’ils réclament, ils le font de manière passionnée, c’est-à-dire dominés par des sentiments, et ils donnent le droit aux autres de faire de même, d’où une suite incessante de violences. La société ne peut pas se relever de cette violence qui se nourrit d’elle-même et qui renaîtrait sans cesse tel un phœnix. Pour arrêter cela, pour que chacun expie ses fautes, que la société puisse passer à autre chose, il faut qu’il y ait une autorité au-dessus de tous, neutre et universelle. C’est le rôle de l’État. Bien entendu cela suppose que cet État soit lui-même juste et représentant des intérêts de tous. C’est même un des passages les plus intéressants de l’histoire de Michael Kohlhaas : lorsque le pouvoir politique, sous la pression du peuple qui se révolte, accepte de reconsidérer sa position et offre des garanties pour que chacun puisse retourner pacifiquement chez lui, l’idée de la légitimité du pouvoir politique est pleinement posée. L’éleveur de chevaux a le droit à une amnistie partielle (contrairement au soldat grec). C’est un acte politique fort qui dit : “certes vous avez usé de violence, et nous ne pouvons le cautionner. Mais nous reconnaissons aussi ce qui a motivé de tels actes et reprenons la main. Cessez les violences et nous rendrons justice pour que chacun retrouve la sérénité nécessaire.” Voilà le sens du message envoyé. Pour Ajax, c’est différent : “L’armée ne peut souffrir la moindre désobéissance ou mutinerie. C’est la raison pour laquelle votre cadavre ne sera pas inhumé. C’est pour frapper les esprits des autres soldats !”

Le parallèle avec les mouvements de cet été 2020 est frappant : une partie de la population américaine, mais aussi française et anglaise, manifeste violemment son sentiment d’injustice en détruisant des symboles d’une oppression passée et cela ne s’arrêtera jamais si la société et les pouvoirs publics ne reconnaissent pas cette injustice. Mais ces déboulonnages ne peuvent être admis car ce sont des violences qui peuvent en justifier d’autres. La justice comme institution doit trancher et désigner ceux qui sont coupables pour les punir. La punition n’est pas vengeance car elle a la légitimité de la loi. La seule solution qui s’impose, c’est lorsque l’État – c’est-à-dire une autorité qui est au-dessus de la société et qui échappe à l’irrationalité des passions individuelles, État qui est une institution administrative au-dessus des opinions individuelles, ce que Hegel appelle l’Universel – permet de retrouver la paix sociale dans l’équité ; ce que chacun, au final, recherche.

L’assassinat d’un enseignant le 16 octobre repose la question dans des termes encore différents : faut-il se venger de l’assassin ? Peut-il lui se justifier en invoquant son besoin de vengeance ? Ou faut-il faire confiance en la justice de son pays ?

Par Christophe Gallique

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