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De bons à lois

Marx écrivait que l’histoire se répète toujours deux fois, la première de manière tragique, la seconde comme une farce. Est-ce qu’on va assister à une telle répétition avec la taxe carbone ? Cela mérite une réflexion sur ce qu’est la loi.

En ce mois de septembre 2019 un rapport gouvernemental propose le retour de la taxe carbonne dont l’augmentation prévue il y a un an avait donné le crise des Gilets jaunes*. Aussi incroyable que cela puisse être il semble que le gouvernement n’ait pas d’autres moyens que la pression fiscale pour faire changer le comportement des automobilistes. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : il faut réduire les émissions de CO2 et la part importante de la voiture dans nos existences ; il faut changer notre mode de vie. Et pour cela la solution trouvée est de faire payer des impôts supplémentaires, supposant que si le coût en est trop important nous allons abandonner nos véhicules pour nous remettre à la marche à pied… Le rapport préconise également de redistribuer des compensations aux plus pauvres d’entre nous, ce qui est très logique : payer plus de taxes à l’Etat et ensuite dans sa générosité celui-ci vous distribuera des subventions. Voilà l’exemple même de l’impuissance publique à trouver une réelle solution face à un problème au lieu d’investir dans de nouvelles infrastructures qui permettraient de modifier les modes de transport, on taxe les utilisateurs pour qu’ils changent leurs mauvaises habitudes. Est-ce que réellement la loi doit prendre cette forme ? Et qui peut croire que cela peut être efficace ?

Faisons un parallèle : en 1974 le nouveau président français veut libéraliser la société et supprime la censure au cinéma. Aussitôt le cinéma pornographique se développe et connaît même un fort engouement, au point d’être présent aux différents festivals, y compris celui de Cannes dès le printemps 75 et a droit au soutien intellectuel de quelques vedettes telle Catherine Deneuve. Toutes les associations familiales et conservatrices réagissent et – car elles sont le socle électoral de la droite – à la fin de l’été 1975 le parlement vote une loi fiscale contre le cinéma pornographique, le marginalisant à nouveau et définitivement. Mais la vidéo se développe, puis internet. Et aujourd’hui la pornographie est devenue la principale demande de navigation sur le web, d’ailleurs en quasi-monopole car les quelques grands groupes du web maitrisent tous les « tubes » du streaming pornographique. Pourquoi un tel parallèle ? Pour poser une question simple : est-ce que la loi doit exister afin de réguler les mœurs, les pratiques de la société ? En a-t-elle seulement le pouvoir ? Si je reviens sur le parallèle, les géants du web vont payer plus d’impôts, donc vont augmenter leur marges et/ou vont trouver des moyens de contourner la fiscalité française. Ne faudrait-il donc rien faire, me direz-vous ? Si, mais n’y a-t-il que par la loi et plus précisément par la pression fiscale qu’on peut faire quelque chose ? Pour répondre à cette question, il faut se demander ce qu’est une loi.

Notre tradition philosophique politique est marquée par Jean Jacques Rousseau (1712-1778) qui en 1764 a publié Du Contrat Social. Dans cet ouvrage dont nous avons déjà parlé dans de précédentes chroniques, il explique que la loi est le fruit d’une Volonté Générale, elle-même produite par la mise en commun de tous les biens et les droits des associés. La Volonté Générale, en échange, redistribue des droits et des biens civils à chaque citoyen. La loi devient alors nécessairement juste puisque chaque citoyen la décide et est touché de la même manière par ses conséquences : « Le Peuple soumis aux lois en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société. » (Livre II, chap. 6). Ainsi la loi fait passer l’homme de son état naturel (faire ce qu’il peut) à un état civil et permet la propriété de tout ce que les hommes possèdent, car la puissance publique garantit que chacun puisse profiter du fruit de son travail. Reste à savoir comment on peut déterminer ce qu’est une bonne loi. En effet, on peut tout à fait imaginer que cette volonté générale délire et impose à ses propres membres des règles qui les rendraient plus malheureux qu’ils ne sont déjà. Rousseau tente de répondre à ce risque en analysant ce que doit être la loi. Il commence par expliquer qu’elle doit toujours avoir une portée générale, jamais particulière : elle doit fixer les principes généraux de la vie en société mais elle ne doit pas viser un individu ou une entreprise particulière. Ce serait alors un décret. Ensuite Rousseau explique à quoi doit servir une loi et c’est simple : assurer la liberté civile et l’égalité. La liberté étant garantie par l’égalité car la loi doit éviter qu’il y ait un écart trop important entre les riches et les pauvres pour permettre l’abondance en temps de paix. Enfin, dernière étape, le philosophe divise les lois en plusieurs catégories et notamment il établit les lois civiles qui doivent régler la relation entre les individus et l’Etat. D’après lui « en sorte que chaque Citoyen soit dans une parfaite indépendance de tous les autres, et dans une excessive dépendance de la Cité » (Livre II, chap. 12). Nous sommes là face à une phrase surprenante et qui est peut-être à l’origine de ce que je voulais dénoncer : croire que la loi puisse influencer jusqu’aux gestes quotidiens des individus en leur indiquant quels doivent être leurs choix et ainsi culpabiliser ceux qui s’y refusent. Car ne nous y trompons pas : en voulant taxer les carburants, ce qu’espère le gouvernement français, c’est influencer le comportement des consommateurs, en lui indiquant le Bien et le Mal. Rousseau, dans le Contrat Social, ne semble pas hostile à cette dimension moralisatrice de la loi qui met l’Etat dans la situation d’un Dieu qui devrait guider ses brebis… 

Face à cette option politique, il y a un deuxième penseur français Frédéric Bastiat (1801-1850). Pour Rousseau, la loi doit pouvoir forcer les individus à lui obéir et ainsi « les forcer à être libres » pour reprendre une célèbre expression. Pour Bastiat au contraire : « Ce n’est pas parce que les hommes ont édicté des Lois que la Personnalité, la Liberté et la Propriété existent. Au contraire, c’est parce que la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes font des Lois ». (La Loi, 1850) Que veut-il dire ? Rien sinon que la loi n’a pas pour rôle de déterminer ce qui est bien ou mal pour le citoyen. Elle n’a pas de rôle prescriptif. Elle ne doit pas décider ce que les hommes doivent faire. Elle doit juste réfléchir sur l’équité des relations entre les hommes. Un homme, c’est une personnalité, c’est-à-dire une entité spirituelle qui a ses goûts, ses besoins ; sa liberté c’est la capacité d’user de ses facultés spirituelles et physiques. La propriété, c’est ce que l’homme acquiert grâce à son travail. La loi doit donc accompagner ces trois dimensions, et non pas chercher à les recréer. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Cela veut dire que la loi n’empêchera jamais les hommes d’utiliser les moyens de transport à leur disposition car ils en ont besoin. Que faut-il faire donc pour avoir une politique écologiste volontariste ? Peut-être au contraire baisser les impôts pour leur permettre d’investir dans de nouveaux moyens de transport ? La loi ne devrait-elle pas favoriser l’investissement vers ce que de toute façon les gens utiliseront sans se préoccuper de justice sociale ? Pour Frédéric Bastiat, lorsque la loi permet la spoliation des richesses des individus, une telle loi ne peut pas de toute façon être juste. Dire aux citoyens, en 2019 : il faut sauver la planète, donc on vous prend une partie de votre richesse sous forme d’impôts, cela ressemble à de la spoliation. D’autant plus lorsque l’Etat prévoit de garder 40 % de cet impôt pour son fonctionnement quotidien…

La taxe carbone va-t-elle donc être rejetée et provoquer un nouveau mouvement de contestation, voire d’insurrection populaire ? Bien entendu c’est plus compliqué que cela, car on a vu parfois des lois rejetées dans un premier temps par le peuple pour ensuite être acceptée. Rousseau a très bien compris cela lorsqu’il précise qu’une loi, fiscale ou non, ne peut exister et être efficiente que si elle s’appuie sur ce « qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l’airain, mais dans les cœurs des citoyens. […] Je parle des mœurs, des coutumes et surtout de l’opinion, partie inconnue de nos politiques. » (Livre II, chap. 12 Du Contrat Social) C’est là le cœur du problème : l’Etat échouera toujours avec ses nouvelles lois s’il veut prendre à contre-courant l’opinion : certes dans notre exemple introductif, l’Etat cherche à satisfaire l’opinion en taxant la production de carbone. C’est vrai que médiatiquement, avec l’épopée d’une adolescente faisant le tour du monde pour montrer sa colère ou les images des glaciers qui fondent, l’opinion publique est plus sensible aux questions climatiques. Il n’y a plus une semaine sans une prédiction catastrophique à moyen ou long terme. L’opinion publique est donc préparée à l’idée « qu’il faut bien faire quelque chose ». Il se peut donc que cette opinion publique soit de plus en plus ouverte à la recherche de solution. Mais cela peut-il être fait si ce n’est pas accompagné d’un sentiment de justice sociale ? La loi doit donc accompagner les évolutions de la société et l’Etat ne nous promet que des impôts supplémentaires. C’est un décalage abyssal.

Par CHRISTOPHE GALLIQUE

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