démocratie

Le peuple, c’est moi

La question de l’opinion publique nous a mené directement à celle du peuple : le peuple existe-t-il et a-t-il une opinion ? Une opinion unique et cohérente ? Une opinion construite contre l’oppression ? La question est assez riche pour mériter un débat :

Le peuple est une notion très difficile à définir, un concept ardu à manier. Le danger est multiple. Le premier danger réside dans la tentation à ne pas croire en son existence, tant les personnes et les partis politiques qui s’y réfèrent tiennent des propos contradictoires. Il semble être une coquille vide, peut-être même un sophisme. Sophisme fondamental, car dans un rapport de force, il peut facilement légitimer toutes les positions imaginables : par exemple les Gilets Jaunes se revendiquent comme seul et unique peuple (contre l’oligarchie), et le parti de Mme Le Pen affirme être le peuple face à la mondialisation et l’invasion (barbare ?) des hordes migratoires. Vous comprenez bien que face à ce grand écart, je ne peux qu’être méfiant…
Heureusement l’internet fait qu’on peut trouver facilement de l’aide. En la personne d’un excellent collègue qui porte si bien son pseudonyme : Philarétè (arétè veut dire excellence en grec). Je lui propose un dialogue, c’est-à-dire un échange à partir de son propre texte. Certes le jeu a des règles très particulières, puisque je ne le connais pas et je ne lui ai jamais parlé (je n’ai même pas l’honneur de connaître son nom). Mais dialogue ne veut pas dire parler à deux. Il veut dire échanger à travers (dià en grec) le discours rationnel (logos). Le dialogue est une dialectique entre deux points de vue. La présence ne permettant que de modifier le rapport de force, car il nécessite une rapidité dans la réponse, une capacité à trouver le bon mot au bon moment, la repartie qui vous permet de l’emporter dans ce qui peut se transformer en joute oratoire. Dans cet article, ce ne sera qu’un échange virtuel. Mais dans le respect. Le respect du texte de mon collègue 1.

Son texte, prenant en cela des accents clairement militants, défend une thèse avec laquelle je ne serai pas d’accord. Il suppose que le peuple est une entité qui s’oppose à l’oligarchie, c’est-à-dire une petite élite qui va l’exploiter et l’oppresser. Philarétè va même introduire l’idée que le peuple se constitue contre l’oligarchie, dans le sens où plus ce peuple est opprimé, plus il prend conscience de sa réalité et son unité et dès lors se renforce dans son combat pour la reconnaissance de sa dignité.
Je ne suis pas d’accord, car premièrement c’est dangereux d’exclure du peuple une partie de la nation, mais aussi parce que le peuple ne se vit jamais comme un groupe homogène. Ses aspirations sont contradictoires et demandent qu’on puisse en faire la synthèse. Comme Philarétè évoque sans le nommer le philosophe Jean Jacques Rousseau, je vais moi aussi l’utiliser pour défendre ma thèse.
Le texte de Philarétè commence par une colère : « C’est à la mode de nier la notion de peuple, de nier l’existence même d’un peuple. Mais, ce n’est là que reprendre les mots d’ordre du capitalisme et du libéralisme anglo-saxons ».
Il est certain qu’une telle position serait absurde, le peuple existe. C’est une entité réelle et seuls quelques philosophes totalement détachés de ce réel, ou pensant que le réel est formé par les idées (ce qu’on appelle en philosophie des idéalistes), peuvent soutenir l’inverse. La célèbre phrase de Margaret Thatcher « Il n’y a pas de société, juste des individus » est absurde; c’est nier une partie de la réalité.
Philarétè va plus loin en précisant la nature du peuple, ou plus exactement ses composants : « ils (je pense qu’il fait référence aux « néo-libéraux ») nient l’existence du peuple, l’existence de l’intérêt général et l’existence de la volonté générale. Or, comment penser la République démocratique, la démocratie, la souveraineté du peuple, en niant ces trois notions ? ».
Le peuple est effectivement d’abord une souveraineté, c’est-à-dire un droit à décider, à s’imposer comme force face à l’oppression, à prendre en main son destin. Pour cela il a besoin d’une Volonté Générale qui exprime l’intérêt général.
La notion de souveraineté est à l’origine de toute démocratie : « Premièrement, et cette définition remonte à la notion de dèmos dans l’antiquité grecque, le peuple est l’ensemble des citoyens sur qui le pouvoir est exercé par une oligarchie, exclu des prérogatives politiques, défini par la pauvreté, le labeur et le grand nombre. ».
Philarétè définit ainsi le peuple se constituant nécessairement dans un rapport de force contre une élite exploitatrice de la misère des hommes. Il reprend sans doute la lutte des classes décrite par Karl Marx au XIXe siècle (concept bizarrement initié par le penseur libéral et conservateur François Guizot au moment de la Restauration en 1815). Mais le connaisseur du monde de l’antiquité ne peut s’empêcher de noter deux réserves à cette généreuse définition du peuple ; d’une part tous les citoyens grecs participaient à la vie politique de la cité (qu’ils fussent riches ou pauvres), mais en revanche en étaient définitivement exclus les femmes et les esclaves (et les métèques, c’est-à-dire les étrangers). Est-ce à dire que le peuple (dèmos) grec était en réalité constitué non pas de ceux qui participaient à la démocratie, mais au contraire des classes exploitées, autrement dit uniquement les femmes, les esclaves et les métèques ? Périclès, Socrate, Xénophon, Solon, Démosthène faisaient partie de l’élite et de l’oligarchie. N’étaient-ils dès lors que d’affreux persécuteurs qui étouffaient le vrai peuple, comprenant exclusivement ceux qu’ils opprimaient, c’est-à-dire – nous insistons à dessein – leurs femmes, les métèques et les esclaves ? Ce serait une relecture de l’histoire de la démocratie intéressante et pertinente. Sans ironie aucune, cela pose néanmoins une réelle contradiction, c’étaient les citoyens qui exerçaient la souveraineté. Il y avait des citoyens pauvres. Mais eux-mêmes étaient des oppresseurs d’esclaves. Le peuple peut dériver, se tromper. Le peuple peut devenir l’oppresseur.
Continuons la lecture du texte de Philarétè : « le peuple désigne la conscience de la communauté, de l’appartenance d’un citoyen à une communauté à qui il doit son identité, sa culture et sa citoyenneté. Ce peuple est universel et éternel, en tant que la conscience du peuple l’est. […] (cette formule veut dire que la réalité du peuple se construit dans la conscience qu’il a de lui-même ; un peu comme un enfant qui construit son identité au fur et à mesure qu’il découvre son corps et son environnement). Cependant, cette conscience n’est pas toujours effective ou active, elle s’éteint, elle s’oublie, et des forces contraires cherchent à la détruire pour faire de la société une agrégation chaotique d’individus isolés et atomisés parce que cette atomisation participe à la constitution d’une domination arbitraire et puissante. »
Cette deuxième partie de sa définition se réfère à la Volonté Générale, concept pensé par Jean Jacques Rousseau dans Du Contrat Social en 1764 (25 ans avant la Révolution Française). Et dans son texte Rousseau pose effectivement la question à la fois de l’unité de la conscience qu’elle doit avoir d’elle-même, et celle de ses contradictions : « Le Peuple soumis aux lois en doit être l’auteur ». C’est clair. Mais « Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande aussi difficile qu’un système de législation ? »2. Cela veut donc dire que, même pour le révolutionnaire Rousseau, la démocratie est une réalité plus complexe à mettre en œuvre qu’il n’y paraît. Car « Les particuliers voient le Bien qu’ils rejettent : le public veut le Bien qu’il ne voit pas. » Pour résoudre ce problème, Rousseau propose la mise en place d’un législateur qui, certes, devra presque être un saint pour ne pas abuser de son pouvoir, mais qui ne s’oppose pas nécessairement à la souveraineté du Peuple.
La troisième définition donnée par Philarétè est à mon goût la plus intéressante : « La troisième définition du peuple réside donc dans l’exercice effectif par l’ensemble des citoyens de la souveraineté en tant que chaque citoyen s’élève à l’intérêt général, à la volonté générale, en un mot quand il réalise en actes la conscience du peuple, sa solidarité, sa fraternité et son sens de la communauté et de la patrie. L’esprit du peuple, de la solidarité, de la communauté se rencontre tout aussi bien dans des élans collectifs citoyens.»
Effectivement le Peuple ne s’exprime réellement que lorsque les individus agissent, manifestent, revendiquent et cherchent une forme ultime de solidarité. Du coup, le peuple est réellement le peuple lorsque ceux qui manifestent leur colère et revendiquent la défense de leurs droits ont la tolérance de laisser ceux qui ne sont pas d’accord avec eux avoir leur propres idées, même si ces individus parlent moins fort que la foule. Le peuple est le peuple lorsqu’on ne divise pas la réalité en deux catégories abstraites et manichéennes (en gros l’oligarchie contre les autres), mais que ce peuple puisse se comprendre dans sa complexité (voire ses propres contradictions) dans son corps : soit on accepte que tous les individus d’une nation appartiennent au peuple de la dite-nation, soit le peuple meurt. Personne dans le peuple n’a le droit d’en prendre la direction, en indiquant qui ce peuple doit être, surtout pas une foule qui se revendique peuple. Rousseau précise : « Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. (c’est moi qui souligne en gras) »3. La Volonté Générale est la somme des différences entre tous ces constituants ; ce qui veut dire que c’est une alchimie entre tous ces membres. Le Tout n’est pas la somme de ses parties, il ne faut donc pas le considérer comme une simple agrégation d’éléments qui s’opposent.
C’est la raison pour laquelle je ne suis pas d’accord avec Philarétè lorsqu’il écrit : « L’action du pouvoir exercé par une oligarchie est précisément de lutter contre cette réalisation de l’esprit du peuple ». « Le peuple exploité et misérable se rencontre tous les jours, le peuple méprisé se rencontre très souvent.» Il y a effectivement des employés exploités dans certaines usines et certaines entreprises, car ce sont des lieux où les salariés et le patronat ne partagent pas le même corps – au sens politique du terme. Il y a aussi des rentes de situation qui permettent à des familles d’accéder plus facilement aux lieux de pouvoir car la mobilité et l’ascenseur social sont en panne. Il y a une certaine conscience des tensions à l’intérieur de la société française. Cette conscience permet au peuple de se manifester, de mettre en mouvement une transformation voulue par la Volonté générale. Mais ces divisions ne définissent pas le peuple.
Concluons : loin de ces arguties philosophiques, la question était : « Qu’est-ce que le peuple ? ». Je ne prétends pas convaincre Philarétè. Il défend à travers sa définition un point de vue politique, celui de la lutte des classes, sans doute remise en lumière par le mouvement des Gilets Jaunes. Mais peut-on réellement croire définitivement que le peuple ne se manifeste que sur les Ronds-Points ? Peut-on penser que la société décrite par Marx en 1860 est encore celle dans laquelle nous vivons ? Sans doute non. Le peuple ne se comprend que dans sa propre complexité.

Par Christophe Gallique

1 https://unphilosophe.com/2015/09/28/quest-ce-que-le-peuple/

2 Rousseau, Du Contrat Social, Livre II, chap. VI.

3 Rousseau, Du Contrat Social, Livre II, chap. III

 

Corruption, mon amour

2018 se termine. Ce ne fut pas une année de tout repos. Heureusement Noël arrive et pour cadeau j’ai décidé d’être optimiste en vous offrant un article qui fait l’apologie de la nature humaine.

Certains matins on se lève avec une gueule de bois. Pas parce qu’on a abusé lors d’une soirée trop arrosée, mais parce qu’on allume la radio et qu’on découvre les nouvelles : Le Brésil s’est choisi un président d’extrême droite, misogyne, raciste et va-t-en-guerre. Cela l’année même où on commémore la fin de la Première Guerre mondiale, massacre de plus de 10 millions de victimes dues à un nationalisme exacerbé. Question : les peuples ont-ils la mémoire si courte ? Ou y a-t-il un cycle dans l’histoire qui fait que nous allons nous reprécipiter vers des conflits entre les peuples ? L’idée d’un monde de paix et de progrès est-elle si idéaliste qu’elle est définitivement utopique, c’est-à-dire qu’elle ne se réalisera jamais dans aucun lieu ? 85 ans après les élections qui portèrent Hitler au pouvoir, les peuples semblent s’entendre surtout pour…. faire renaître de ses cendres le nationalisme mortifère qui, à plus ou moins long terme, va nous mener vers la guerre.

Un ami me fit une remarque qui éclaire ces évènements sous un autre angle : avant de juger tout un peuple à la lumière de nos principes moraux, demandons-nous pourquoi ils ont voté et choisi si nettement ce candidat d’extrême droite. Les peuples ont leur propre sagesse, leurs choix ne sont pas si irrationnels. Et à ce niveau les Brésiliens sont clairs, ils ont voté pour un président qui n’était pas corrompu. Le Parti des Travailleurs, dont le leader historique est en prison pour douze ans, a certes été porteur d’un espoir fou, celui de supprimer les inégalités sociales. Ce fut un demi-échec. Mais ce n’est pas tant cet échec qui lui a coûté le pouvoir que le dégoût qu’il a inspiré lorsque les Brésiliens ont appris toutes les malversations de leurs gouvernements successifs. La corruption ! Voilà le mal qui ronge nos démocraties modernes et qui peut pousser les peuples à choisir un président autoritaire, quitte à ce que ce dernier fasse l’éloge de la dictature militaire. La citation d’Auguste Comte écrite sur le drapeau brésilien « Ordre et Progrès » a pris tout son sens à travers le vote de cette présidentielle.

Nous ne mesurions sans doute pas l’exaspération de ce peuple face aux années de magouilles en tout genre qui ont marqué l’enrichissement d’une petite élite. Et cette exaspération n’est pas uniquement liée aux limites de la nature humaine qui feraient que, lorsqu’on a du pouvoir, on est corrompu. Certes c’est sans doute vrai. La définition de la corruption est : « le détournement de sommes d’argent plus ou moins grandes en échange de service ». Elle est le fait de personnes qui ont du pouvoir et qui en profitent pour s’enrichir personnellement. Cela va au-delà des simples échanges de bons procédés rationnels (du type tu désires avoir une facilité dans tes démarches, je vais pouvoir t’aider contre rémunération, ce qui est bien normal car tu fais appel à mes compétences). La corruption a ceci de détestable qu’elle pourrit la confiance que les gens ont en un système social et politique, sentant qu’ils ne pourront jamais bénéficier d’une justice équitable. Elle est le symbole de la dégradation de la vertu au cœur même de la société. Elle amène l’idée que les hommes qui ont du pouvoir ont systématiquement une inclination au vice et à la perversion, comme le fait remarquer le philosophe contemporain Thierry Ménissier*. Ce n’est certes pas un débat si récent, Platon dans La République (écrit au IVe siècle avant J.-C) a mis en scène un dialogue entre son maître Socrate et un sophiste, Thrasymaque. Ce dernier défendit la thèse que tout le monde avait une tendance à l’abus de pouvoir. Selon lui, ce qui distinguerait un homme corrompu d’un autre, ce serait uniquement le degré de pouvoir qu’il possède. Pour illustrer sa thèse Thrasymaque raconta le mythe de Gygès, pauvre berger qui fut envoyé à la cour du roi pour porter les doléances de ses amis. En chemin il découvrit un anneau au doigt d’un géant mort. Cet anneau donnait le pouvoir d’invisibilité… tout en corrompant immédiatement le cœur de son porteur. En effet, le berger, au lieu de se battre pour la justice, utilisa ce pouvoir pour devenir tyran à la place du roi. Dit autrement, le pouvoir a corrompu son âme ! (petite parenthèse : Tolkien a-t-il expliqué les sources de son inspiration pour écrire Le Seigneur des anneaux ? A-t-il précisé qu’il était un lecteur de Platon ? Non ? N’est-ce pas une forme de détournement de droits d’auteurs, voire de vol d’idée géniale… mais nous nous égarons…). Ce mythe tend à montrer le caractère nécessairement décadent du pouvoir et l’omniprésence de la corruption dans les cœurs humains. Ce serait donc lié à la faiblesse de la vertu chez les êtres humains.

Nous pouvons prendre le problème sous un autre angle. Thierry Ménissier fait une analyse plus complète et complexe de ce phénomène, qui présente le paradoxe d’être à la fois rejeté par tous et pourtant est presque universel. Il commence son analyse tout d’abord d’un point de vue juridique et écrit : « c’est un acte très grave car il déstabilise entièrement le mode d’association des individus » basé sur l’égalitarisme devant la loi. « C’est pourquoi le pacte de corruption ne consiste pas seulement en un dévoiement de la relation d’autorité ni en un vol, […] il y a la mise en œuvre d’une exception de statut, qui […] réinstitue dans les faits le système prédémocratique féodal » (p. 58). Tous les éléments du scandale sont donnés dans cet extrait, la corruption, c’est d’abord la rupture du contrat démocratique moderne, le peuple ne peut pas supporter que ceux à qui ce même peuple a délégué une autorité utilisent ce pouvoir pour creuser les inégalités. D’autant plus que c’est un retour vers les privilèges, ce contre quoi ce peuple a lutté au cours des différentes révolutions. Il y a donc un vrai danger à laisser faire la corruption, car cela peut amener l’hypothèse d’un retour vers un régime autoritaire pour « remettre de l’ordre ». N’est-ce pas ce qui s’est passé au Brésil ?

Bien entendu ce n’est pas aussi simple que cela : même la dictature la plus brutale ne peut mettre fin à la corruption, au nom de la Vertu Politique et d’une prétendue Pureté des Mœurs. Car autrement la loi suffirait pour abolir la corruption. Thierry Ménissier explique que la corruption « remplit une fonction sociale latente. […] La corruption ne relève pas d’un dérèglement des mœurs, ni du caractère passif de la nature humaine, mais d’un dysfonctionnement social qui a sa raison d’être » (p. 68). En clair la corruption serait une forme de régulation sociale qui évite la violence et le désordre ; cette fonction sociale de la corruption qui permet aux acteurs sociaux de produire une richesse sociale (souterraine) expliquerait pourquoi, malgré toutes les tentatives, on ne peut s’en débarrasser, elle joue un rôle dans les échanges sociaux. Certes le cercle est vicieux, mais l’idée défendue, notamment par les théories fonctionnalistes sociologiques, est que si la corruption perdure, c’est que certains groupes sociaux y trouvent leur intérêt et n’y apportent pas un jugement moral négatif. Thierry Ménissier prend l’exemple de l’Etat de Florence au XVIe qui assurait sa stabilité grâce à la corruption, elle permettait ainsi « aux groupes de faible représentativité sociale et politique d’accéder aux biens et à la décision ». L’Italie du XVIe siècle était très instable, ravagée par les guerres entre cités et les invasions ; donc on peut comprendre pourquoi et comment la corruption pouvait jouer un rôle régulateur. Mais aujourd’hui ? Peut-on dire que le Brésil est un pays dont les institutions sont si fragiles, la représentativité si inégale, que des parties entières de la société ont besoin de la corruption pour s’élever socialement ? Peut-être. En tout cas la France ne se trouve pas dans cette situation.

Pourtant comment peut-on expliquer que la corruption soit si difficile à endiguer ? Pourquoi ce scandale qui consiste à voir des acteurs publics détourner ce qui est le bien commun à tous, pour s’enrichir, soit si récurrent ? Si effectivement (comme l’expliquait Thrasymaque) la corruption est une dégradation des mœurs, une forme de pourrissement lié à des élites dont il faut se débarrasser, cela peut amener le peuple à vouloir supprimer ces élites. Il peut souhaiter alors faire la révolution qui serait une épuration. C’est ce que risque le Brésil, mais qui le souhaite ? Personne. L’histoire nous apprend que les épurations, c’est toujours ouvrir une période sanguinaire dont on ne sait jamais comment sortir.

Vous pouvez choisir une autre option, considérer que la corruption doit certes être combattue, au maximum circonscrite, mais qu’elle fait partie de la nature de la société politique. La politique, ce sont les Grecs qui l’ont inventée, et ils lui donnaient la définition suivante : discuter afin de trouver une vie meilleure. Les fourmis vivent en société, mais elles ne font pas de politique. Elles travaillent sans jamais chercher leur intérêt individuel. Les hommes, eux, font de la politique car ils ne sont jamais satisfaits de leur sort. Certes cela produit un système moins parfait et moins vertueux que celui des fourmis, mais je laisse tous ceux qui veulent devenir des fourmis tomber dans l’illusion qu’un « homme fort » pourrait purifier notre société de ses éléments nocifs. Nous ne sommes pas des fourmis et la corruption, qui est une forme de pouvoir présente dans les sociétés humaines, joue son rôle. C’est un rôle obscur, « oblique » qui « engendre une force sociale » souterraine et qui se superpose aux lois sociales licites et visibles, comme le précise Thierry Ménissier. Vous n’êtes pas convaincu ? Après tout faites-vous autre chose en ce moment, à quelques jours de Noël, quand vous préparez vos derniers cadeaux ? Pourquoi achetez-vous ce beau foulard pour votre belle-mère qui ne cesse de vous toiser dès que vous ouvrez la bouche ? Et pourquoi ce livre si cher pour votre cousine qui vous énerve avec sa réussite financière ? Hélas vous devez passer le réveillon avec elles et d’autres qui ne vous inspirent pas tant de sympathie et vous allez surveiller les cadeaux qui vont s’échanger. Pourquoi ? Parce qu’en dépend votre place dans la famille : celui qui ne fait le cadeau adéquat se verra reléguer à la dernière place dans l’estime de ceux qui détiennent le pouvoir dans la famille, vos beaux-parents. Oui, oui, ne niez pas, vos cadeaux ne sont pas toujours sincères. Ils sont des formes de corruption. Tout don, expliquait le sociologue Marcel Mauss, est une relation agonistique, c’est-à-dire une relation de combat. Le cadeau n’est pas une forme de corruption, car vous n’obtenez sans doute pas un avantage direct ; cependant c’est une forme de tension et de rivalité sociale. C’est triste, c’est condamnable, mais c’est un réel rapport de force qui a ses résultats au cœur de la famille. La corruption développe elle aussi sa forme d’échange social. Nous ne pouvons pas la défendre moralement mais il ne faut pas croire qu’on pourra s’en débarrasser. Joyeux Noël !

Par Christophe Gallique

*Thierry Ménissier, Philosophie de la corruption, Editions Hermann, 2018, P.29

Le paradoxe de condorcet

2017 sera une année riche en événements politiques. Après les élections américaines nous choisirons notre prochain président. Mais est-ce que nous voterons réellement pour celui que nous soutenons, ou contre celui que nous ne voulons pas voir à l’Elysée? La question n’est pas si récente que cela.

Cet automne va être celui des primaires de la droite et du centre, avant la primaire du PS, et après les primaires américaines du printemps qui ont consacré Donald Trump contre toute attente. Celui-ci a déjoué tous les pronostics en réussissant à se faire nominer au nez et à la barbe des cadres du parti. Mais l’été fini, nous pouvons prendre le recul nécessaire et nous demander : était-il vraiment le meilleur candidat pour le Grand Old Party ou Parti républicain ? N’a-t-il pas réalisé un hold-up sur les primaires d’une manière si subtile que personne n’a mis le doigt sur sa stratégie, car il a utilisé un procédé vieux de deux cents ans appelé le paradoxe de Condorcet qui consiste à choisir, dans une élection, le candidat qu’on ne désire pas réellement, pour éviter celui dont on ne veut absolument pas. Après une chute dans les sondages, il se rapproche d’Hillary Clinton mais elle garde toutes ses chances de gagner le 8 novembre prochain car une majorité d’américains ne veut pas du clown new-yorkais comme leader. La question est : dans ce genre d’élections, choisit-on et vote-t-on toujours pour le candidat que l’on soutient réellement, ou au contraire obéit-on à des logiques différentes qui font que le candidat qui émerge est celui dont personne ne veut pour éviter celui qu’on ne veut surtout pas ?

Condorcet est un philosophe et homme politique de la Révolution française. Il est né en 1743 et est mort en 1794, en pleine Terreur. Dès 1785 il publia un traité de mathématiques où il réfléchit sur les conséquences d’un vote majoritaire lorsque plusieurs candidats se présentent à une élection. Il arrive à la conclusion que le vote de la pluralité peut très bien ne pas représenter le désir du peuple à partir du moment où le candidat favori ne remporte pas la majorité des voix dès le premier tour. Je vais essayer de vous expliquer ce théorème.

Imaginez un système de vote – appelé “méthode Condorcet” – dans lequel l’unique vainqueur est celui, s’il existe, qui comparé tour à tour à tous les autres candidats, s’avère à chaque fois être le candidat préféré. C’est-à-dire que chaque candidat est classé en fonction des autres et on le choisit non pas parce qu’il est notre candidat mais parce qu’on le préfère aux autres. Une primaire qui présenterait trois candidats (pour mémoire la primaire du centre et de la droite propose sept prétendants – mais ce serait trop compliqué – alors restons à trois.), les candidats Ju / Le / Sa.

Dans un sondage où on demande à un panel de 60 sympathisants de classer par ordre de préférence les trois favoris, voilà ce qu’ils répondent :

• 23 votants préfèrent : Ju > Le > Sa

• 17 votants préfèrent : Le > Sa > Ju

• 2 votants préfèrent : Le > Ju > Sa

• 10 votants préfèrent : Sa > Ju > Le

• 8 votants préfèrent : Sa > Le > Ju

Dans les comparaisons majoritaires par paires, on obtient :

• 33 préfèrent Ju > Le contre 27 pour Le > Ju. C’est donc Ju qui gagne le duel éventuel au deuxième tour.

• 42 préfèrent Le > Sa contre 18 pour Sa > Le. Le gagne le duel.

• 35 préfèrent Sa > Ju contre 25 pour Ju > Sa. Sa gagne le duel contre Ju.

Ce qui conduit à la contradiction interne Ju > Le > Sa > Ju.

condorcet-essai_sur_l_applicationLe paradoxe de Condorcet va expliquer que dans un vote à deux tours, ce n’est pas toujours le candidat voulu qui gagne. Dans le cas présent, au premier tour Ju gagne, mais s’il est confronté à Sa au second tour, il perd ! Le premier tour est déterminant et les sympathisants doivent donc calculer, en votant, celui qui est le plus à même de gagner dans un deuxième choix. Il y a beaucoup d’exemples historiques mais le plus célèbre est l’élection présidentielle de 1974 : dans l’ordre, au premier tour, François Mitterrand, Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chaban-Delmas avaient obtenu 43,2 %, 32,6 % et 15,1 % des suffrages. Au second tour, c’est Giscard d’Estaing, pourtant arrivé en deuxième position lors du premier tour, qui est élu avec 50,81% des voix. Ce sont les reports de voix de Chaban-Delmas, candidat de droite, qui ont permis cela au détriment du choix effectué au premier tour. La construction de la majorité se fait grâce à des calculs politiques.

Imaginez maintenant que Nicolas Sarkozy gagne la primaire de la droite et se présente au premier tour de l’élection présidentielle face à Marine Le Pen et François Hollande (ce dernier ayant gagné la primaire du parti socialiste car aucun candidat d’envergure ne lui a fait face). Le même scénario que lors de la précédente élection en 2012. Qu’arrivera-t-il ? Il est fort à parier que c’est ce que se disent les deux ex-futurs chef d’État : au deuxième tour, dans un duel face à l’extrême droite, il y aura toujours assez de report de voix pour ne pas perdre, non pour gagner. La véritable élection se joue donc non pas au deuxième tour, pas même au premier tour, mais lors des primaires de chaque parti qui désigne son champion. Le futur président de la République française, celui qui aura les pleins pouvoirs – quasiment – pendant cinq ans, ne sera pas celui qui a été choisi pour son programme, parce qu’il était porteur d’un espoir et d’un projet pour la France, mais à défaut, parce que ses électeurs ont pensé que si ce n’était pas lui, ce serait pire. Nous ne pouvons bien entendu pas croire que ces ténors de la politique ne connaissent pas ce paradoxe et ne jouent pas avec : ils ne cessent de le faire.

Ainsi en 2007, Nicolas Sarkozy a sans doute été très heureux d’être face à Ségolène Royal et non pas Dominique Strauss-Kahn (à l’époque il bénéficiait d’une réputation d’homme moderne et économiste génial… comme quoi tout le monde ne se maintient pas au niveau !) Le problème c’est qu’ainsi ils font fi de la volonté du peuple. La souveraineté du peuple est mise à mal. Je dirais même qu’elle est ignorée. Le système anglais de vote à un tour avec la proportionnelle est à cet égard plus représentatif. Mais Condorcet témoin de la construction de la République sous la Révolution française n’a-t-il pas vu là un des travers les plus dangereux de ce système représentatif ? Est-ce qu’une démocratie représentative, où les citoyens élisent leur chef, est encore une démocratie ? Ou n’est-ce qu’une tromperie ?

Cette question ne doit pas être retournée par les adversaires de la démocratie et de l’État de droit, ceux qui pensent qu’il s’agit d’un système faible, et qu’une dictature vaut mieux car elle offre au dirigeant de véritables pouvoirs. Notre propos n’est pas celui-là. Néanmoins il pose la question de la forme que doivent prendre les rendez-vous électoraux pour ne plus permettre à une élite, qui cultive le jeu des appareils, de confisquer les choix possibles et faire que le peuple soit de plus en plus frustré par les résultats. Là les adversaires de la république se frotteront les mains. Rappelons nous, Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (1840) disait que notre système politique pouvait se transformer en une nouvelle forme de despotisme. Soyons vigilants et tâchons que cette élection présidentielle ne le devienne pas.

Par Christophe