de

L’art de nous enfumer

La mort de Jacques Chirac nous a touchés car cela nous a permis de revoir des images qui nous ont accompagnées pendant 40 ans, notamment celles de ses plus célèbres discours. Mais immédiatement après une question a taraudé mon esprit : est-ce que l’art politique se réduit à celui de faire de beaux discours ?

La journée du jeudi 26 septembre 2019 fut surréaliste à plus d’un titre ! Dans l’ordre : 7 h 30, ma sœur qui habite sur les hauteurs de Rouen m’envoie un message affolé : elle a été réveillée à 3 h du matin par une explosion chimique à 5 km de chez elle et un nuage noir envahit le ciel matinal. Elle tousse, a des maux de tête et est invitée à rester chez elle par des sirènes qui retentissent. 8 h, le préfet déclare qu’il n’y a rien à craindre mais confirme le confinement de 100 000 personnes (contradiction dans les termes ?). Toutes les chaînes info sont sur le coup et ma sœur suit en direct le combat contre le feu. Midi, blackout ! L’annonce de la mort de Jacques Chirac faite, plus aucun média ne s’intéresse à l’accident chimique majeur. Rouen brûle et les médias regardent ailleurs, paraphrasant presque la célèbre (et unique) citation écologique de l’ancien président. Mais personne ne relève l’ironie… Le préfet change alors sa rhétorique : le nuage n’a pas de toxicité aigüe. Depuis avril 1986, date de l’accident de Tchernobyl, les autorités de l’Etat restent sur la même ligne : ils nient l’existence de la réalité, croyant ainsi à la force de la pensée. Un relent de maître Yoda, sans doute. Mais je crains que les prochaines semaines deviennent difficiles pour l’administration préfectorale, justement parce que nous avons derrière nous l’expérience de mensonges étatiques et que nous ne voulons plus nous en tenir à cela. Aussi j’aimerais me livrer à un petit exercice : utiliser L’Art d’avoir toujours raison (1831) d’Arthur Schopenhauer où le philosophe propose toute une série de stratagèmes pour se défendre d’un adversaire (les écologistes, les citoyens et/ou les lanceurs d’alerte, etc.) coriace. Nous pourrons voir ainsi la pertinence d’une parole qui devrait rassurer et informer, mais qui ne cesse de trébucher tout au long des communiqués. Une parole dont les pouvoirs peuvent prendre la forme d’un boomerang : quoiqu’il dise, le détenteur du message verra son propos se retourner contre lui ! Le petit ouvrage de Schopenhauer construit comme un manuel, va détailler les ficelles de la rhétorique, arme subtile de la controverse, qu’il faut manipuler avec force, rapidité, mais aussi virtuosité.

Certes Schopenhauer est un peu moins enthousiaste et positif. Voilà comment il introduit son propos : « On peut […] avoir objectivement raison quant au débat lui-même tout en ayant tort aux yeux des personnes présentes, et parfois même à ses propres yeux. […] d’où cela vient-il ? De la médiocrité naturelle de l’espèce humaine. Si ce n’était pas le cas, si nous étions foncièrement honnêtes, nous ne chercherions dans tout débat qu’à faire surgir la vérité, sans nous soucier de savoir si elle est conforme à l’opinion que nous avions d’abord défendue ou celle de l’adversaire. […] Mais chez la plupart des hommes, la vanité innée s’accompagne d’un besoin de bavardage et d’une malhonnêteté innée. » On ne peut pas être plus noir mais comme Schopenhauer préférait que la médiocrité des êtres humains s’accompagnât d’un certain panache, il décida d’écrire une liste de trente sept stratagèmes pour avoir toujours raison. Tâchons d’en appliquer quelques-uns.

Tout d’abord ne jamais prêter le flanc à des critiques faciles. Ne dites pas : « Tout va bien, l’air n’est pas atteint d’une pollution à toxicité aigüe » car vous vous soumettez immédiatement à l’attaque – de mauvaise foi, cela s’entend – de vos adversaires qui vont utiliser le stratagème n° 1 : « étirer l’affirmation de l’adversaire au-delà des limites naturelles, et l’interpréter de la façon la plus générale possible », c’est-à-dire vous rétorquez que le concept d’aigüe ne nous protège pas d’une toxicité continue, silencieuse et destructrice. Ne pas dire non plus : « Quel serait l’intérêt des pouvoirs publics de mentir », se plaçant sur la défensive, comme une blanche colombe qui verrait le chasseur pointer son fusil sur elle sans comprendre ses viles intentions. Utiliser plutôt le stratagème n° 18 de Schopenhauer : si vous voyez que votre contradicteur a le dessus, interrompez la discussion « en vous esquivant détournant le débat vers d’autres propositions, bref il faut provoquer une mutatio contraversiae » : expliquer que le véritable enjeu du travail des autorités, c’est d’assurer à la fois la sécurité des citoyens mais aussi l’emploi des jeunes ; donc ne pas mettre en danger une entreprise très présente dans le bassin d’emploi. Ne pas constater que « nous vivons dans un monde de suspicion généralisée où la parole publique est parfois même pas crue ». Utiliser plutôt le stratagème n° 36 : « déconcertez, stupéfiez l’adversaire par un flot insensé de paroles. Ce stratagème est fondé sur le fait qu’habituellement l’homme est crédule, s’il n’entend que des paroles qu’il ne comprend pas ». Ou bien ce stratagème n° 25 : L’apagogie, c’est-à-dire le raisonnement par induction : multiplier les cas particuliers pour en induire une vérité générale que personne ne va contester sans contre-exemple. Même si les cas particuliers n’ont pas de liens avec l’événement, leur flot devrait permettre d’oublier ce qui était avancé exactement, par exemple en donnant une multitude de chiffres et une liste incompréhensible de produits chimiques sans laisser le temps aux adversaires de réfléchir à la pertinence de ces analyses. Ou utiliser le stratagème n° 32 : « Rendre suspecte une affirmation de l’adversaire opposée en la rangeant dans une catégorie méprisable : c’est du manichéisme, c’est de l’idéalisme, […] c’est du mysticisme » en supposant que cette catégorie disqualifie vos propos.

Voilà un court extrait des conseils que pourrait donner le philosophe allemand du XIXe siècle aux communicants du XXIe siècle. Certes tout cela est un peu cynique. Vous vous souvenez peut-être de la chronique consacrée à Diogène le Cynique (en avril 2015), ce philosophe grec qui se promenait dans les rues d’Athènes au IVe avant J.-C., avec sa seule besace et une lampe allumée symbolisant sa conscience aigüe de la misère humaine ; misère non pas au sens d’absence de richesse mais d’absurdité de l’existence humaine. Diogène avait décidé de vivre comme un chien (cynique en grec) dans un tonneau au milieu de la rue, pour refuser ce qui lui apparaissait comme une forme d’escroquerie : la prétention que l’humanité a de croire qu’elle donne du sens à son existence. Schopenhauer, 2500 ans après Diogène, reprend la même idée mais en la sophistiquant : si le discours est pure illusion, autant le pratiquer avec virtuosité. Certes c’est une vision désenchantée de la réalité mais elle refuse néanmoins la médiocrité. Or la rhétorique peut être un aspect de cette médiocrité : nous surfons sur des discours qui sont autant de belles apparences et cela nous sert à masquer ce qui devrait être essentiel : la recherche de la vérité. Nous pourrions facilement accuser les autorités administratives d’échec dans leur communication lors de crise. Mais cette critique ne porte-t-elle pas en elle-même un vice, celui de s’attacher à tout prix à l’art de la dialectique comme moyen de se battre. Qui a gagné dans cette histoire ? La préfecture, les associations ou la recherche de la vérité sur l’état réel de la pollution ? 

Schopenhauer explique dans son ouvrage que la dialectique est à distinguer de la logique. Cette dernière est l’art de bien penser, alors que la première est définitivement l’art de la controverse. Le paradoxe, explique Schopenhauer, est que si les êtres humains étaient logiques, ils seraient tous d’accord ; nous n’aurions dès lors pas besoin de la rhétorique (l’art de faire des beaux discours) pour transformer ce qui devrait être un échange honnête et logique d’arguments et/ou d’informations en lutte sans merci pour dominer – quitte à utiliser toutes ces armes que sont le mensonge, la tromperie, la flatterie, etc. Or force est de constater que ce n’est pas le cas : nous vivons dans un monde plus complexe où la logique existe véritablement : il y a l’enchaînement des faits et des méthodes pour les cerner, les isoler du reste de la réalité pour les comprendre, les corriger ou les anticiper. Les risques encourus par l’explosion d’une usine chimique et la multiplication des produits dans l’atmosphère peuvent être aisément suivis et circonscrits par la science moderne. Mais face à cela il y a des enjeux plus obscurs, non pas dans le sens où il y aurait une théorie du complot du type : l’Etat nous veut du mal ou l’Etat s’est vendu aux diaboliques forces du capitalisme. Mais plus simplement et plus dramatiquement l’absence d’intelligence préventive, des egos surdimensionnés et des réactions irrationnelles. Ces dimensions de l’âme humaine font qu’on va utiliser le discours comme une arme. Arme de défense lorsqu’on est pris en défaut, arme d’attaque lorsqu’on veut s’imposer dans un débat. Voilà la véritable définition de la dialectique, qui n’est rien d’autre que « la certitude d’avoir raison qui est dans la nature de tout être humain » pour suivre l’analyse de Schopenhauer.

Le problème n’est pas jeune : Socrate se battait déjà contre les sophistes qui faisaient du discours une arme politique. Lui-même était relativement expert en la matière mais cela ne l’a pas empêché de mourir un matin de juin 399 av. J.-C., condamné selon deux chefs d’accusation : la corruption de la jeunesse et l’apologie de nouveaux dieux. Avant de boire la cigüe (poison réservé aux citoyens les plus nobles à l’époque), il y eut un procès épique où Socrate fit face à plus de 500 juges. Il développa un discours logique et séduisant sur l’évidence de son innocence. Ses deux arguments principaux étaient qu’il honorait lui-même les dieux (notamment Appolon) et que personne ne pouvait produire ne serait-ce qu’un témoignage d’un parent dont l’enfant aurait été corrompu par le vieil homme (il avait 70 ans au moment du procès). Malgré cela il perdit et passa un mois dans sa cellule à attendre la mort. Nous avons des témoignages directs de tous ces moments (notamment grâce à Platon qui était présent le jour de son procès). Et lorsqu’on les relit on est frappé par une évidence : Socrate n’aurait jamais dû se battre sur le terrain de la vérité, car face à lui il y avait des individus qui ne pouvaient plus reculer et qui devaient gagner coûte que coûte. Espérons que face aux conséquences de l’explosion à Rouen, entre les deux logiques les autorités auront l’intelligence de privilégier celle de Socrate.

Par Christophe Gallique

Nuit

Le jour de la nuit est le 12 octobre. C’est une opération de sensibilisation à la pollution lumineuse, à la protection de la biodiversité nocturne et du ciel étoilé, par l’extinction de l’éclairage public. Les villes et villages de Lunas, Hérépian, Dio et Valquières … participent à l’opération … Bientôt un bourg centre du Cœur d’Hérault ? www.jourdelanuit.fr

LA prison de Lodève (suite et fin)

Quelques mois après le départ des réfugiées espagnoles, alors que la France est entrée en guerre en septembre 1939, la maison d’arrêt de Lodève, comme beaucoup d’autres en France, est transformée en prison militaire. Elle reçoit ses premiers résistants début 1941. Roger Algoud fait partie de ceux-là. 

Il a tout juste 16 ans quand il s’inscrit aux Jeunesses communistes. L’arrivée d’un flot de républicains espagnols à Grenoble, où il vivait, a servi de déclencheur à son engagement. En janvier 41, il est arrêté par la Gestapo alors qu’il transportait des tracts compromettants. Condamné par la justice militaire à 5 ans de prison, il est embarqué avec d’autres détenus dans un train en partance pour Lodève. 

Il évoquera plus tard sa détention : « À ce moment, il y avait encore peu de détenus ; quelques gaullistes et communistes répartis à 2 ou 3 par cellule ; une relative liberté de mouvement à l’intérieur de locaux sains et ensoleillés ; une majorité de gardiens tolérants (même si quelques-uns n’hésitaient pas à lancer des coups de pied) et une nourriture acceptable ». Les prisonniers sont astreints au nettoyage des locaux, au raccommodage de sacs de jute ou à la fabrication de tresses en raphia. Un camarade de cellule l’initie au jeu d’échecs : « une chose magnifique qui me permit de supporter plus facilement tout ce temps perdu. » Il écrit aussi quelques textes de propagande qu’il peut faire passer à l’extérieur grâce à la complicité de gardiens engagés dans la Résistance. 

A la fin de l’année 1942, à la suite du débarquement allié en Afrique du Nord, les autorités estiment plus sûr de replier à l’intérieur du pays les détenus enfermés près du littoral. Roger, après un premier séjour de courte durée à Mauzac en Dordogne, est transféré à Bergerac, puis à Saint-Sulpice dans le Tarn et Garonne. Peu avant la libération de Toulouse il est déporté à Buchenwald d’où il ressortira détruit, mais vivant.

Figure politique et intellectuelle, Jean Cassou est arrêté à Toulouse en 1941. Né à Deusto, près de Bilbao, d’un père français et d’une mère andalouse, il a déjà publié un roman, Éloge de la folie, fait connaître la littérature et la peinture espagnoles contemporaines dans des revues françaises, notamment Europe. En 1936, il rejoint le cabinet de Jean Zay, le jeune ministre radical de l’Éducation nationale, et milite, sans succès, en faveur d’une intervention française au-delà des Pyrénées pour soutenir le gouvernement républicain. Après sa révocation du Musée d’Art moderne dont il avait été nommé directeur, il s’engage activement dans la Résistance, et doit quitter Paris pour la zone libre lorsque l’étau se referme sur les membres de la nébuleuse activiste du musée.

Replié à Toulouse, il intègre le réseau constitué autour de l’universitaire Pierre Bertaux et du libraire italien Silvio Trentin. Rapidement repéré par le Bureau des menées antinationales (BMA) de Toulouse, et victime d’une trahison, le groupe est durement touché par un coup de filet de la police française en décembre 1941. Incarcéré d’abord à la prison militaire de Furgole, il compose de tête (étant dans l’impossibilité de les écrire) ses Trente trois sonnets composés au secret. Il est condamné à un an de détention en juillet 1942 et incarcéré à la prison de Lodève en août 1942. 

Dans son livre de souvenirs, Une vie pour la liberté, il donne des détails sur ses conditions de détention, dures mais sans excès. Certes, il a le crâne rasé, porte des sabots et doit transporter quotidiennement du fumier, mais il peut communiquer avec les communistes gardés à l’écart, et surtout avec les officiers de l’État-major du général de Lattre de Tassigny dont le QG se trouve à Montpellier. Après la visite de l’un d’eux à la prison, les conditions de vie s’améliorent ; il est dispensé de corvées et peut se consacrer à la lecture et à l’écriture jusqu’à son transfert à la prison de Mauzac.

Son camarade, et chef de réseau, Pierre Bertaux a gardé un souvenir plus douloureux de la prison de Lodève : « Elle était plus sévère – écrit-il dans ses Mémoires interrompus – que celle de Furgole (d’où il venait) qui, en comparaison, paraissait une pension de famille. D’abord le cérémonial d’entrée : on devait se déshabiller, et traverser ainsi, complètement nu, toute la prison, pour aller au magasin revêtir le treillis et le bourgeron des détenus. Moi, j’avais accompli seul cette cérémonie ; mais pour mes camarades qui avaient ainsi défilé, Jean Cassou en tête, dans cette prison qui était une vraie prison, style Sing Sing, avec lourdes grilles, escaliers en fer scellés dans les murailles, galerie d’observation pour les gardiens armés, cela devait être impressionnant. » Et il ajoute : « On ne chantait pas et on mourait de faim — ce n’est pas une image mais un fait. J’ai vu des cadavres vivants, l’un notamment couvert de tatouages comme il y en avait plein les camps en Allemagne. » Le seul “agrément” de la prison de Lodève, c’était la vue. De la cour on apercevait les monts de l’Hérault. « Le ciel, le vert et le rouge lointain des montagnes, c’était déjà presque la liberté ».

Après le départ des détenus politiques à la fin de 1942, l’établissement pénitentiaire recevra encore des Allemands faits prisonniers lors des combats pour la libération de l’Hérault, en août 1944. Ironie de l’histoire, les dernières personnes incarcérées seront des maquisards italiens qui avaient combattu Mussolini, mais qui étaient suspectés par les RG d’être d’anciens fascistes travestis en résistants. 

La prison de Lodève sera démolie en 1962 et, à sa place, on construira la résidence HLM des Pins. Une borne au sol rappelle que des résistants furent détenus à cet endroit et que certains d’entre eux y moururent. 

Par Dominique Delpirou

ENCADRE : 

Le marquage des prisonniers

Après 1939, et avec quelques variantes d’un camp à l’autre, les catégories de prisonniers furent identifiées par un système de marquage combinant un triangle coloré, des lettres, cousus sur les uniformes rayés. Ces signes permettaient aux gardes SS de connaître le motif de l’incarcération du déporté. 

Triangle rouge : les “politiques” 

Etoile jaune : les Juifs (étoile de David pour les juifs)

Triangle rouge sur étoile jaune : les déportés juifs résistants

Triangle bleu : les apatrides. (Les déportés républicains espagnols portaient le triangle bleu puisque Franco les avait déchus de la nationalité espagnole). 

Triangle marron : les tziganes

Triangle violet : les témoins de Jéhovah

Triangle rose : les homosexuels

Triangle vert : les “droit commun”. (Condamnés de droit commun qui purgent leur peine dans un camp de concentration et non dans une prison. Cette catégorie de prisonniers fournira aux SS, les Kapos les plus brutaux).

Triangle noir : les asociaux. (On y trouve notamment des vagabonds, braconniers, voleurs à la tire, ivrognes, souteneurs, chômeurs…) 

A l’intérieur du triangle était marquée l’initiale du pays d’origine. Ici “F” pour Français. En dessous, était cousu une bande de tissu portant leur numéro matricule. Ce numéro devenait leur unique identité.