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Pass Culture

L’Hérault fait partie des départements qui expérimente le Pass Culture. Le Pass Culture c’est 500 € offerts à dépenser en CD, livres (hors scolaire), livres audio, DVD, instruments de musique, œuvres d’art, cinéma, théâtre, concerts, etc. pour les jeunes de 18 ans (ni plus ni moins) via une application web. 

Info et inscription sur https://pass.culture.fr

Comment peut-on être intelligent et cultivé et avoir des idées de merde ?

La philosophie est un lieu de débat pour toutes les idées. Mais pour autant cela ne veut pas dire que toutes les idées se valent. Certaines sont nauséabondes. Comment, dès lors, peut-on les défendre tout en étant intelligent ?

Cette question fait partie de celles qui taraudent mon esprit depuis longtemps. Il ne s’agit pas simplement de la question de la tolérance à l’égard d’idées contraires aux miennes, mais à des idées objectivement nulles : le racisme ou la misogynie. En effet comment peut-on supposer que certains peuples sont plus intelligents que d’autres, que la couleur de peau peut déterminer la qualité intellectuelle d’un individu ; comment peut-on croire que les femmes sont inférieures aux hommes pour toute une série de tâches sociales – par exemple exercer des responsabilités politiques. Certes un certain nombre de lecteurs pourront me faire remarquer que ces idées ont régressé tout au long du XXe siècle, mais d’autres ne manqueront pas de souligner qu’elles reviennent en force à l’aube de ce XXIe siècle.
Ai-je un exemple ? Beaucoup ! Notamment parmi les personnages publics qui rythment le débat politique actuel. Mais ma lâcheté naturelle et légendaire m’empêche de les nommer. Je vais plutôt m’appuyer pour illustrer mon propos sur une figure marquante de l’histoire intellectuelle française : Charles Maurras. Né en 1868 et mort en 1952, nationaliste catholique, monarchiste anti-démocratique, antisémite notoire, il a fondé le journal « L’Action française » qui devint le fer de lance de l’extrême droite française de l’entre-deux-guerres, qui se jeta dans les bras de Pétain en 1940, permettant une collaboration active avec l’Allemagne nazie. Pourtant Maurras fut un grand écrivain, homme lettré et raffiné. Il fut même élu à l’Académie française en 1938, ce lieu éternel qui regroupe les plus grands hommes de lettres depuis le XVIIe siècle. Comment cela est-il possible ? Comment peut-on être cultivé et défendre des idées aussi caricaturales que cette haine systématique à l’égard d’une religion. Le bon sens disparaît-il avec la culture ? Lire les grands philosophes et les auteurs de l’Antiquité ne met donc pas à l’abri de la bêtise ? Certains philosophes, tel Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur les sciences et les arts (1750), ont souligné qu’effectivement la culture, au sens où on découvre, assimile et mémorise les grandes œuvres de l’histoire de l’humanité peut apparaître, sous certaines conditions, comme une forme de corruption du cœur, car permettant de nourrir l’amour-propre, l’individualisme. Mais cela n’explique pas l’existence d’idées nauséabondes chez ces grands esprits.
Ma thèse va donc être différente. Je vais suivre la distinction que fait Emmanuel Kant entre l’entendement et la raison, dans son plus que célèbre livre de philosophie : La Critique de la raison pure (1781), ouvrage qui est l’équivalent de Notre Dame de Paris dans le cœur des étudiants en philosophie, à la fois massif et indispensable, néo-gothique et source éternelle d’inspiration. Cet œuvre monumentale a l’ambition d’expliquer comment la connaissance humaine se construit. Kant y opère une analyse transcendantale, c’est-à-dire qui explique les conditions de possibilité de la pensée. Il est impossible de faire une recension de tous les éléments qu’il explique dans la « Critique de la raison pure » (plus de 600 pages d’une densité rare), mais je vais néanmoins utiliser une de ses distinctions fondamentales. Nous connaissons grâce à notre entendement qu’une idée (production de la raison) n’est pas une connaissance. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Connaître, pour Kant, suppose un processus impliquant l’expérience de la réalité, c’est-à-dire ce que nous pouvons saisir par au moins l’un de nos 5 sens. Certes la perception n’est qu’une connaissance au sens pauvre du terme, car ce n’est pas parce qu’on peut voir – par exemple – des champignons dans une forêt, qu’on a une réelle connaissance de la nature de ces derniers. La connaissance est un classement, une organisation des données, et même une réflexion sur l’enchaînement des phénomènes : je cueille le champignon, je le mange, j’ai mal au ventre, je vomis, donc je sais que ce champignon est toxique. La connaissance humaine, fort heureusement, n’a pas besoin de passer par tous ces stades de vérification ; des connaissances rationnelles sont possibles sans toujours passer par les données empiriques. Néanmoins, toute connaissance débute par une expérience, et ne peut s’en passer.
Une idée est une représentation de la réalité. Mais selon Kant, cette idée n’a pas nécessairement de lien avec la réalité car elle est produite par la raison humaine, qui n’est pas l’entendement. Nous sommes là au cœur de la thèse centrale de Kant : la raison n’utilise pas nécessairement un raisonnement rationnel, aussi surprenant que cela puisse paraître ! La raison est une machine à fabriquer des Idées qui n’ont pas nécessairement de lien avec la réalité. La Critique de la raison pure est une analyse de ce que produit cette raison pure de toute expérience. Et c’est là où cela pèche : notre esprit peut déraper s’il confond sa représentation du monde et une connaissance objective !
Kant étudie trois idées majeures : l’idée du Moi qui fonde selon lui la psychologie ; l’idée du Monde à l’origine de la cosmologie, et l’idée de Dieu qui nourrit la théologie – c’est-à-dire le discours rationnel sur Dieu. Ces trois idées sont très puissantes et provoquent parfois des polémiques et des conflits entre les hommes tout en se basant sur des illusions : je peux croire que je me connais, que je connais le monde, que je connais Dieu, alors que je ne fais que spéculer et nourrir une représentation parfois lacunaire, absurde, contradictoire. Prenons en exemple l’idée du Monde : ce que j’en connais objectivement est très partiel, il est fait de quelques voyages et leçons de géographie. Mais cela ne m’empêche pas d’avoir ma propre idée, et parfois de m’y tenir en la défendant de manière agressive : ce sont tous les préjugés que je peux vouloir mettre en avant.
Kant ne considère pas que ces idées, même si elles sont fausses, même si elles peuvent être dangereuses, sont à abandonner. La Critique de la raison pure n’est pas une critique virulente, une volonté de détruire ces idées. Il s’agit plutôt de délimiter l’usage que nous devons faire de ces idées, qui débordent de notre raison. Kant est très clair : la raison ne doit pas servir de base pour construire une science du réel ; mais en revanche ces idées peuvent avoir un usage régulateur, elles permettent d’organiser, de donner du sens à la multitude des expériences que nous avons. Ainsi l’idée de Dieu n’est qu’une idée, pas une connaissance. Mais elle peut permettre à des individus qui ont la foi de supporter un peu mieux l’absurdité des événements dont ils sont témoins, qui les angoissent. Leur idée de Dieu leur offre le sens que le raisonnement rationnel leur retire. L’idée de Dieu est peut-être une illusion ou c’est peut-être une intuition qui correspond à une réalité ; nous n’en savons rien. Nous ne pouvons pas le savoir. Mais l’idée de Dieu existe, elle, et elle aide des personnes qui y trouvent une forme de force.
Revenons à nos premières idées, celles du raciste, de l’antisémite et du misogyne. Ont-elles le même rôle régulateur ? Peut-être. Elles rassurent, simplifient la réalité, justifient des choix irrationnels. Mais en aucun cas ces idées sont des connaissances. Si à propos de l’idée de Dieu, Kant précise qu’on ne peut définitivement dire si elle a un fondement réel ou non, ces représentations du monde nauséabondes n’ont, elles, de manière certaine, aucun fondement réel, de nombreux intellectuels ont démontré qu’elles n’étaient que des inepties. Mais rien n’y fait. Car c’est une autre caractéristique des idées produites par la raison humaine, elles ont une capacité de séduction inaltérable. Reprenons le cas de Maurras : né à Martigues, cet intellectuel lettré est un nationaliste – qui a donc une certaine idée de la nation ; il est conservateur – c’est-à-dire qu’il était déstabilisé par les changements de la modernité du XXe siècle ; et il monta à Paris pour animer les cercles monarchistes antiparlementaires de l’Action française. Certains admirateurs de l’extrême droite française disent : regardez, un homme si intelligent, si cultivé, il ne peut qu’avoir raison, détenir une partie de la vérité…. Erreur ! La vérité, c’est lorsqu’on confronte ses idées avec la réalité. La vérité est validée par l’expérimentation. La vérité, ce n’est pas le débat d’idées séduisantes par leur sophistication, par les fantasmes qu’elles transportent, par la nostalgie qu’elles entretiennent. La vérité, c’est un débat autour de faits qu’on peut interpréter, mais qui sont irréductibles. Le racisme, par exemple, n’est jamais une idée qui résiste à l’examen des faits.
Méfions-nous alors de notre propre Raison : elle peut nous emmener sur des terrains troubles de la peur de l’autre, de la haine de l’étranger. La Raison peut devenir folle, alors. Elle peut justifier l’injustifiable, comme le fit Maurras lorsqu’il soutint la collaboration avec l’Allemagne nazie et accepta dès lors la déportation de milliers de Juifs dont on se faisait une idée si fausse… Aujourd’hui des polémistes cherchent à réhabiliter les choix du Régime de Vichy en expliquant qu’il s’agissait de défendre une certaine idée de la France, que certains choix (la déportation des Juifs) participaient de la défense de cette idée face à une réalité (la défaite militaire) qui ne laissait pas d’autres choix. J’ai même lu dans un livre récent que le maréchal Pétain était juste un soldat, au même titre que le général de Gaulle. Mais c’est une erreur de raisonnement : les deux n’étaient pas animés par les mêmes idées. L’un pensait qu’il était normal que certains êtres humains meurent parce qu’ils étaient nés, l’autre refusait cette idée. L’idée n’est pas une connaissance, c’est une production abstraite qui régule et guide le comportement. Il n’y a pas de meilleurs exemples pour expliquer cette théorie kantienne que les dérives de la collaboration à partir de 1941 et la résistance qui en parallèle s’est développée.
Voilà pourquoi on peut être intelligent, cultivé et avoir des idées horribles. C’est dans la nature de notre esprit.
Par Christophe Gallique

L’art de rien

Qu’on ne nous dise pas que Lodève est une sous-préfecture morte, avec ses vestiges du passé. Son musée a rouvert et démontre au contraire que le passé, c’est la richesse de l’avenir !

Le musée de Lodève a rouvert, après avoir fermé ses portes plusieurs années pour être rénové. De nouvelles salles plus modernes, avec des collections d’art et de paléontologie extraordinaires ont déjà reçu leurs premiers visiteurs depuis début juillet. Les amateurs d’art d’Occitanie peuvent à nouveau flâner dans ce qui est sans aucun doute l’endroit le plus prestigieux de la ville de Lodève. Les lodévois sont-ils si nombreux à arpenter les nouvelles salles de l’hôtel particulier du Cardinal de Fleury ? A condition même qu’ils s’y intéressent. En tout cas certains ont tendance à considérer que le musée est un lieu ennuyeux, terne, vieux…. Ce qui est choquant lorsqu’on constate les efforts déployés par l’équipe du conservateur pour rendre ce musée intéressant et attractif. La culture reste une question centrale et une telle richesse pour notre petite sous-préfecture !
Pourtant lorsqu’on y pense, un musée, quelle entité étrange ! Un lieu privilégié, au cœur de la ville, à qui on consacre un budget très important, qui renferme des œuvres d’art, des fossiles et d’autres installations. Mais pourquoi faire ? Pourquoi est-ce si important ? Posons la question – même si elle est politiquement incorrecte : A quoi sert un musée ? A quoi sert la culture ? A quoi cela sert de passer de longues heures se trainant dans des couloirs où il ne faut pas faire de bruit, pour faire semblant d’admirer des peintures – parfois très laides ! D’ailleurs qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Qu’est-ce qui fait qu’un objet devienne sacré au point d’être placé dans une pièce spécialement organisée pour cela et que des personnes viennent pour la contempler ? En avril 2017, avec des élèves du lycée, nous avons visité le Palais de Tokyo à Paris, centre d’art contemporain, et nous avons vu un artiste, Abraham Poincheval, couver des œufs, après avoir passé une semaine enfermé dans une pierre et plusieurs semaines dans la dépouille d’un ours. Est-ce de l’art ? Est-ce davantage de l’art que ce qui se trouve au musée Fleury à Lodève ?

André Malraux, dans Les Voix du silence (1951), ministre de la culture de Charles de Gaulle, immense écrivain et amateur d’art, a proposé un début de solution. Le musée n’est pas une réalité universelle et éternelle, au contraire c’est une caractéristique du monde moderne et occidental dans un premier temps. Le musée a été inventé dès l’époque romaine mais s’est surtout développé à partir du XVIe siècle et avec lui une certaine idée de l’art a commencé à exister. Ce fut flagrant à partir du moment où on a commencé à considérer l’art comme de l’art – l’art pour l’art. Ce fut bien entendu progressif et politique : il y a eu la création sous Louis XIV de l’Académie ; ce fut la reconnaissance des Beaux-Arts, en opposition aux arts mécaniques. Puis avec l’apparition de la critique d’art, inventée dans les salons d’art au XVIIIe, l’art devint libéral, c’est-à-dire qu’il commença à se libérer des contraintes politiques pour s’offrir à la seule inspiration des artistes. Ce fut en partie grâce à Diderot qui commença à considérer réellement ce qu’était une œuvre d’art à travers l’analyse restée célèbre de la « Raie décharnée » de Jean Simon Chardin (tableau de 1728), description critique qui faisait la différence entre l’amas de couleurs et la beauté du tableau, l’émotion esthétique : « On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleurs appliquées les unes sur les autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. D’autres fois, on dirait que c’est une vapeur qu’on a soufflée sur la toile ; ailleurs, une écume légère qu’on y a jetée. […] Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît ; éloignez-vous, tout se recrée et se reproduit ». C’est cela le regard moderne sur l’œuvre d’art, considérer qu’une raie peinte n’est pas uniquement une raie, qu’il y a de la magie qui provoque une émotion esthétique. Mais pour cela il faut que le regard de l’amateur veuille s’ouvrir à ce type d’interprétation et ait un « œil délicat et exercé » pour reprendre l’expression d’un autre philosophe des Lumières, l’écossais David Hume. Malraux comprend parfaitement le problème : pour considérer qu’une œuvre d’art est une œuvre d’art, il faut que le regard posé sur cette œuvre soit orienté, ait déjà décidé que ce serait une œuvre d’art ! Malraux, pour l’expliquer, prend comme exemple la renaissance de l’art au XVIe, lorsque notamment des ouvriers redécouvrent une statue antique en 1506 – le groupe Laocoon et que le Pape Jules II prend immédiatement la mesure de l’importance de l’œuvre. Malraux écrit : « Pour que le passé prenne une valeur artistique, il faut que l’idée d’art existe ; pour qu’un chrétien voie dans une statue antique une statue et non une idole ou rien, il faut qu’il voie dans une Vierge une statue avant d’y voir la Vierge. ». Cela veut dire que durant tout le Moyen Age l’art grec n’existait pas aux yeux des amateurs car il n’y avait aucun intérêt pour ce qu’on considérait comme de l’idolâtrie païenne : « Si, pendant les siècles médiévaux, les statues antiques ont existé sans qu’on les regardât, c’est que leur style était mort, mais c’est aussi que certaines civilisations ont rejeté la métamorphose avec autant de passion que la nôtre l’accueille » précise Malraux. Notre civilisation occidentale a donc inventé, construit des musées et elle accorde une place centrale à l’art, à sa contemplation, une place presque sacrée car la valeur de l’art va bien au-delà de l’argent qu’il suscite : il a une valeur d’adoration. On se rend au musée presque comme à un rite religieux : on bloque une journée, on s’habille, on y va avec sa famille, ses amis, on y pénètre avec respect. Le professeur y emmène ses élèves qui écoutent sans remettre en cause sa légitimité. Toute cette démarche montre un point essentiel : ce qui nous paraît normal ne l’est que parce que notre société lui accorde de l’importance. La valeur de l’œuvre gardée dans le musée est déterminée par l’attention que notre culture lui accorde. C’est donc relatif à une époque. Ce qui ne veut pas dire que nous pouvons choisir, nous ne pouvons pas nous détacher si facilement du respect que nous impose le musée. Même ceux qui n’y vont jamais considèrent que c’est normal qu’il y ait des musées et que certains les adorent. Et cette adoration n’a rien à voir avec du religieux. C’est une adoration laïque, une forme de spiritualité qui se passe de l’au-delà, pour se vouer au culte de ce que les hommes ont fait de plus beau.

Mais cette idée est très récente. « Le Moyen Age ne concevait pas plus l’idée que nous exprimons par le mot art, que la Grèce ou l’Egypte, qui n’avaient de mot pour l’exprimer. » Léonard de Vinci, fin XVe, début XVIe siècle, ne se concevait pas comme un artiste. Comme un ingénieur de l’armée, oui. Comme un homme de science oui. Mais pas comme un artiste. Imaginer que sa Joconde puisse être contemplée par des millions de personne chaque année, suivant une procession assez ubuesque dans le plus grand musée de France, cette Joconde qui était avant tout un portrait de la femme d’un riche marchand de Gênes, cela lui aurait paru saugrenu. Quelle ironie de savoir que celui qu’on considère comme le plus grand artiste de tous les temps ne comprendrait pas lui-même ce qu’on entend par artiste ! Il aurait sans aucun doute été honoré, gonflé d’orgueil. Mais aussi estomaqué de voir des troupeaux entiers de touristes se prendre en selfie devant le portait de cette Mona Lisa, ne remarquant jamais la dissymétrie (voire l’incohérence) entre les deux parties du paysage ni comment le très fameux sourire (qui après tout fut un des premiers sourires de l’histoire de l’art) fait le lien, peut-être même le pont entre ces deux paysages disjoints.

Qu’est-ce qu’était donc l’art à cette époque ? De la technique. L’art était un savoir-faire. Par exemple pour Michel-Ange (Michel-Ange ! Un vrai génie !) Malraux précise qu’il pensait un tableau comme « des lignes et des couleurs [qui] doivent être assemblées selon un certain ordre, afin qu’une Vierge soit digne de Marie. » C’était cela l’art au cœur de la Renaissance italienne, à l’époque des grands artistes qui ont révolutionné la peinture : un savoir-faire au service de l’émotion religieuse. Rien d’autre. Regarder une Vierge doit provoquer cette émotion. Il n’y avait d’autres raisons pour la regarder. Notre regard sur l’œuvre d’art dépend donc définitivement du contexte et de l’époque à laquelle on appartient. L’art n’existe pas en dehors de ce contexte que nous pourrions qualifier de culturo-civilisationnel. Le musée intervenant donc dans un espace temporel précis, le musée n’a pas toujours existé et peut-être qu’il disparaîtra un jour lorsque la civilisation humaine (car aujourd’hui la globalisation fait que les civilisations ne peuvent pratiquement plus avoir des avancées isolées) connaîtra de nouveaux changements.

Pour démontrer la validité d’une telle hypothèse, reprenons l’exemple d’Abraham Poincheval, le performeur qui fait des « voyages immobiles » à l’intérieur de statues, de pierres, ou d’ours empaillé. Qu’est-ce qui fait que ce qu’il fait est de l’Art ? Difficile en réalité de dire ce qu’est l’art en une phrase. Faisons plutôt l’inverse, voyons ce que les performances de Poincheval ne sont pas, pour vérifier si cela correspond à de l’art. Il ne recherche pas le Beau. Cela ne fait donc pas partie de la définition classique des Beaux-Arts. Ce n’est pas pour plaire, pas pour divertir. Ce n’est même pas visuel, puisqu’il est caché. Est-ce donc de l’art ? Oui car il s’inscrit dans le cadre d’une institution qui le promeut comme artiste. Des gens paient pour voir sa performance et la société organise pour lui un espace pour qu’il puisse s’exprimer artistiquement. Est-ce que cela a de la valeur artistique ? Est-ce intéressant ? Faut-il le valoriser ? Toutes ces réponses sont validées ou non par notre société. Précisons : lorsque nos élèves de terminale ont découvert cet étrange personnage au Palais de Tokyo en avril 2017, ils furent décontenancés, nous étions juste en face de la Tour Eiffel, dans le VIIIe arrondissement de Paris, proche du Palais Chaillot, haut lieu de la culture parisienne, et nous voilà face à un homme enfermé dans une cabine transparente, couvant des œufs. Nos élèves furent charmés, les œufs ont éclos devant eux et France Info, BFM étaient présents pour leur demander leur avis. N’est-ce pas bizarre ? D’une part qu’un individu couve des œufs – bon passons, il y a des fous partout, mais qu’en plus les médias s’en préoccupent ! Est-ce cela l’art ? Réponse : oui !

Il n’y a d’art que dans la mesure où notre société accorde une valeur artistique à ces activités. Il n’y a donc pas de musées pour accueillir des œuvres d’art préexistantes, il y a des musées pour rendre artistiquement légitimes ces œuvres. Abraham Poincheval l’a compris et cet espace de liberté lui permet de donner du sens à ses performances. Ainsi couver des œufs, au-delà de la dimension métaphysique que cela suppose (le temps, l’attente, l’immobilité, l’angoisse de la vacuité, la responsabilité du père, etc.) était un hommage aux personnages de Maupassant qui pointait du doigt la bêtise et l’absurdité de la vie humaine en décrivant comment un petit bourgeois paralysé avait été utilisé par sa femme pour couver les œufs.
Je ne crois pas qu’il soit prévu que Poincheval vienne à Lodève, et le musée ne se résume pas à ces excentricités. Mais il offre un lieu pour découvrir, voir, apprendre. Soyez-en certains, c’est un privilège lié à notre civilisation moderne. Après tout, elle n’a pas tant de qualités, autant profiter de celles qui s’offrent à nous.

Par Christophe Gallique

Le cinéma fait la différence

 

Un événement dédié au 7e art et au respect de la différence

La première édition des rencontres cinématographiques de la diversité (CinéDiversité) a eu lieu du 23 mars au 1er avril 2017. Cet événement inédit organisé par l’ACCES et Cinémas2L, s’est déroulé au Cinéma Lutéva, au Clap, à la salle des rencontres de l’hôtel de ville et à Opus Apus avec de merveilleux films valorisant la diversité sous toutes ses formes.
De la fiction au documentaire, du film d’animation au cinéma expérimental, le public était convié à la découverte des différentes facettes du septième art. Avec des films à la qualité artistique indéniable comme Moonlight de Barry Jenkins (Oscar 2017) ou encore Félicité du franco-sénégalais Alain Gomis (Ours d’argent à la Berlinale 2017), le cinéma d’auteur était à l’honneur. Moonlight aborde avec brio la construction de la personnalité d’un jeune afro-américain issu des quartiers défavorisés de Miami. Comment se façonne l’identité d’un jeune noir aux États-Unis face aux multiples freins sociaux ? La violence, la drogue, l’éducation de seconde zone qui laissent la jeunesse vulnérable face aux multiples agressions de la faune urbaine. Construit sur trois tableaux avec des acteurs différents interprétant le personnage à des étapes différentes de son existence, le film de Barry Jenkins offre un portrait édifiant des victimes de l’apartheid américain. Il décrit avec élégance le vécu de ce personnage fragile, victime de brimades à cause de son orientation sexuelle. Moonlight permet aussi de s’interroger sur l’héroïsme au quotidien d’hommes et de femmes ordinaires qui posent des actes extraordinaires dans des situations dramatiques nées de la relégation urbaine. En résonance avec ce drame qui se déroule outre-atlantique, Félicité du franco-sénégalais Alain Gomis programmé en avant première, dressait le portrait d’une mère courage, chanteuse de cabaret le soir au sein du Kasaï Allstars et femme débrouillarde le jour pour se frayer une vie dans la faune de Kinshasa (capitale de la République démocratique du Congo). Ce long-métrage a remporté l’Ours d’argent au festival de Berlin cru 2017 et ce n’est que juste récompense tant Félicité recèle de merveilles cinématographiques.
Le synopsis du film met en scène les pérégrinations d’une femme, libre et fière, noctambule, artiste de bar. Sa vie bascule quand son fils de 14 ans est victime d’un accident de moto. Pour le sauver, elle se lance dans une course effrénée à travers les rues d’une mégapole électrique, un monde de musique et de rêves. La transe musicale se mêle au réalisme dans une symphonie pour la survie. Le réalisateur fait de son personnage principal une héroïne de la résilience qui survole à force de persévérance le désastre ambiant. « Des femmes comme elle, j’en connais beaucoup, et on en rencontre aussi bien à Dakar qu’à Kinshasa » rappelle Alain Gomis dans une interview donnée à l’hebdomadaire Jeune Afrique, « elles sont fortes, font face aux coups qu’elles reçoivent dans la vie quotidienne, avancent avec des convictions, refusent les petites compromissions, disent plus souvent non que oui, prennent le risque de s’isoler car on leur reproche de n’en faire qu’à leur tête. Pour moi, elles incarnent à leur manière la droiture, la morale. Mais, on le voit bien avec Félicité, ce sont des femmes qui peuvent avoir maille à partir avec leur orgueil, qui doivent apprendre à aimer. À accepter la vie. »
Les rencontres cinématographiques de la Diversité (CinéDiversité) se sont attelées à susciter la curiosité avec Madagascar Kolosary, trésor du cinéma malgache, un florilège (11 films) de l’avant-garde cinématographique de ce pays. En effet, CinéDiversité a pour objectifs de déconstruire les représentations, de mettre en exergue la qualité artistique des cinématographies peu diffusées mais également de créer du lien social à travers les débats qui accompagnent les films. Les protagonistes du documentaire politico-comique la cigale, le corbeau et les poulets d’Olivier Azam, par leur engagement militant singulier et leurs convictions, ont ravi le public après la projection du film. Leur histoire valait le détour. En 2009, des balles de 9 mm, accompagnées de lettres de menaces, parviennent à Nicolas Sarkozy. La police enquête. Très vite, elle remonte vers le bureau de tabac d’un petit village de l’Hérault, Saint-Pons-de-Thomières. Mille fonctionnaires travaillent sur ce dossier pendant six mois : filatures, écoutes, perquisitions. Un buraliste, un plombier, un troubadour et un charcutier sont injustement interpellés. Leur point commun : ils n’ont pas pour habitude de se laisser faire, qu’il s’agisse du centre de stockage de déchets, des éoliennes industrielles ou des pesticides. Ce sont de véritables Don Quichotte qui par leur engagement humaniste et sans faille nous revigorent.
La tolérance, le respect de la différence et l’interculturalité étaient au programme des courts-métrages diffusés aux lycéens, aux collégiens ainsi qu’aux élèves des écoles Prosper Gely, César Vinas et de la maternelle Fleury pour rappeler que la jeunesse était au cœur de ces rencontres cinématographiques avec notamment Swagger d’Olivier Babinet, un somptueux long-métrage tourné avec des collégiens d’Aulnay sous Bois. Olivier Babinet a réalisé un travail d’approche pendant deux ans pour être accepté par les protagonistes de son film. « On a travaillé pendant deux ans à faire des courts-métrages sur divers sujets puis j’ai eu envie de réaliser un clip avec eux, de les traiter comme des héros de film », confie-t-il au quotidien 20 minutes. « De là est née l’idée de ce long-métrage destiné à leur donner la parole. Les collégiens n’hésitent pas à parler évoquant leurs épreuves familiales et scolaires comme leurs aspirations profondes. »
De la jeunesse en phase avec la vie, telle qu’elle s’exprime en banlieue, des mots, des aveux, des confessions de personnalité en devenir. Le réalisateur Olivier Babinet réussit le tour de force de les mettre en confiance et de révéler, chose inédite, leurs rêves, leurs aspirations sans sombrer dans le pathos ou l’analyse sociologique. L’onirisme rencontre la force d’un cinéma qui scrute chaque recoin, qui sonde les mystères nocturnes d’Aulnay attisant la curiosité du regard. Le réalisateur nous ouvre les portes de l’univers singulier de ses onze petits héros si sympathiques qui font le pied de nez au désenchantement. Le critique cinématographique Jean-Michel Frodon reconnaît l’art de filmer sans complaisance du réalisateur qui a su s’adapter à l’environnement des jeunes pour mieux mettre en valeur leur état d’être et leurs propos. La violence, la délinquance, les trafics, la misère sont là, eux aussi. Ils ne sont jamais un spectacle. Ils sont une, ou plutôt des réalités, des composants d’un monde dont la complexité ne sera jamais évacuée.
Swagger traduit les vertus multiples de l’extraordinaire média populaire qu’est le cinéma. Il est synonyme d’ouverture, de curiosité et de découverte de l’autre, une fenêtre sur le monde, qui aide à se construire autour de valeurs humanistes. CinéDiversité avait pour ambitions de susciter le dialogue intergénérationnel afin de transmettre aux plus jeunes une conception de l’art empreinte. Après les films, susciter le débat autour de sujets comme l’altérité, relations filles-garçons, représentation et image de la femme, famille, sport, tradition et modernité… il s’agit de célébrer un cinéma empreint de pluralité à l’image de la diversité de la société française. Durant la soirée Imaginaire d’Ici et d’ailleurs dédiée aux talents d’ici, Bruno Destael a présenté ses films Artistes en herbe puis scénographies digitales suivi par le tandem de réalisateurs indépendants Crok Brandalac et Rémy Bousquet qui partageaient avec le public leur dernier film Thaï Joe Style réalisé à Chiang Mai en Thaïlande.
Face au climat de crispations identitaires et à la montée des extrémismes, l’art redevient l’endroit de tous les possibles, le lieu de fabrique d’un destin commun, d’un récit de vie partagé. Les images d’une nation française plurielle, par leur puissance d’évocation, contribuent à déconstruire les représentations, à condition d’éviter les raccourcis pour œuvrer à un vrai dialogue. La culture convoque les émotions, une belle œuvre fraye avec le sensible, avec l’humain en chacun de nous et crée de l’empathie donc du lien social. Cela implique un engagement volontaire autour de propositions artistiques fédératrices qui font sens avec nos valeurs de civilisations. Un cinéma qui suscite le dialogue, l’ouverture d’esprit pour faire pièce aux artisans de l’étroitesse de vue, de la xénophobie et de son corollaire le repli identitaire. Comme l’indique à juste titre, le philosophe Edgar Morin, les humains doivent se reconnaître dans leur humanité commune, en même temps reconnaître leur diversité tant individuelle que culturelle comme une source de vitalité.

La prochaine édition des Rencontres Cinématographiques de la Diversité aura pour thème : « La comédie comme acte de résistance »

Par Soumaïla Koly