Passant, si un jour tes pas te guident jusqu’au beau village de Joncels, n’oublie pas de te recueillir quelques instants sur le sarcophage enserré dans un pilier des anciens remparts qui ceinturent l’église.
Il y a très longtemps, quand les rois wisigoths régnaient sur cette terre qui s’appelait encore la Septimanie, les bois de l’Escandorgue s’étalaient sur une très vaste étendue. Royaume des grands animaux, ces forêts pouvaient se montrer meurtrières pour les chasseurs les plus aguerris.
Un jour de ces temps anciens, alors que l’aube pointe, un impitoyable chasseur à la barbe hirsute, lance à la main, pourchasse sans répit un sanglier aux défenses aiguisées. En milieu de matinée, sur son cheval blanc d’écume, il débouche sur le plateau de Capimont. Egaré et rageur d’avoir perdu sa proie, il hèle d’une voix tonitruante une belle jeune bergère.
– Par saint Cocufat ! Dis-moi, la donzelle, qui es-tu et que fais-tu là avec tes moutons ? Ne sais-tu pas que ces terres sont miennes ?
A ce moment, l’agréable bergère se retourne et tout apeurée, lâche sa quenouille dont le fil se dénoue.
– Je m’appelle Anne, messire, dit-elle d’une voix fluette, et je garde les moutons de mon maître le seigneur de Poujol.
Etonné par une telle beauté, le chasseur prend un peu de temps pour la dévorer du regard et tout en s’approchant, il lisse sa barbe noire comme la nuit.
– Tu me parais bien jeune et jolie pour une telle besogne. Suis-moi en mon castel, qui se trouve au-dessus des nuages, et je te promets que tu n’auras plus jamais de corne aux mains ! dit-il d’une voix suave et un sourire en coin.
La jeune femme éclate alors de rire et répond d’un ton malicieux : – Messire ! Que de bonnes et belles paroles ! Votre voix mielleuse et vos promesses de volupté éternelle pourraient tenter une jeune âme en peine autre que la mienne. Mais, nous connaissons tous les deux votre nature profonde ; vous êtes un chasseur et seule la traque vous allèche. Et puis, vous savez messire, il me semble qu’ici-bas ou là-haut dans les nuages, une pastourelle reste pastourelle… Puis d’une voix sèche, elle lance au visage renfrogné du séducteur – Vous êtes, tel Simon le Magicien, tentateur et corrupteur.
Le chasseur, vexé d’avoir été démasqué par une simple bergère, s’avance d’un pas ferme et agrippe son poignet violemment.
– A partir de cet instant, je te prends à mon service et dès demain tu te présenteras en mon château que tu vois là-bas, au sommet de la montagne. Si tu n’y viens pas, je te retrouverai et te ferai subir mille morts ! menace-t-il d’un ton caverneux.
– Mais c’est la demeure du cruel châtelain de Mourcairol ! Il paraît qu’il n’hésite pas à éventrer et à empaler ses serfs s’ils ne s’agenouillent pas sur son passage ! réplique Anne tremblante.
– Tu dis bien, je suis Isiates de Mourcairol, seigneur de cette contrée. Du plus profond de ma mémoire, mon lignage a toujours détenu ces terres. Le premier de ma race se dénommait Isios et accompagna César dans sa lutte contre les hommes de la Gaule chevelue. En remerciement, il reçut toutes les terres qui nous entourent. Tu comprends maintenant que ton destin est scellé et que toute résistance est vaine, s’exclame Isiates d’une voix satisfaite. Allez, cela suffit ! Viens avec moi et laisse tes moutons dans ces pâtures.
Et d’un coup sec, il tire Anne vers lui. Tout en résistant à sa traction, la jeune bergère de Capimont parvient à tourner son poignet et à échapper à l’emprise d’Isiates.
– Non, mauvais baron, je ne vous suivrai pas dans votre repaire de brigands ! Laissez-moi ! Plutôt mourir que de vous accompagner ! Si vous faites un pas de plus, je me jette au bas de cette falaise, lance-t-elle au visage du pervers maître de Mourcairol.
A ce moment, le baron de Mourcairol tente désespérément de se ressaisir de la jeune fille. Apeurée par le regard satanique du baron, elle se débat et arrive à s’en écarter. Malheureusement, dans ses efforts, le sol de la falaise se dérobe et, perdant pied, Anne, dans un cri d’effroi, plonge dans le vide. Tout aussi malchanceux, l’odieux Isiates de Mourcairol suit la bergère dans sa chute et à peine arrivé au sol, est comme aspiré dans les entrailles de la terre. Quant à Anne, comme par miracle, soutenue par une main invisible, elle vole, tel un goéland. Durant un instant, elle s’amuse avec les nuages, tourne autour, les traverse ou encore fait la course avec eux. Puis, pour reprendre son souffle, elle plane tout en admirant les petites maisons qui défilent sous elle. Reposée, elle virevolte à toute allure entre les collines verdoyantes et les montagnes couvertes de forêts. Elle rejoint un couple d’hirondelles et fait mille pirouettes avec elles. Au bout d’un très long moment, épuisée, elle s’assoupit et allongée dans la paume de la main invisible, elle redescend telle une feuille morte vers sa maison où la main la dépose.
A ce moment, des hommes de Poujol en armes arrivent au pied de la falaise de Capimont et entendent des gémissements. – Arrrr ! A l’aide… au secours… je meurs. Cherchant, fouillant et scrutant le moindre genêt, ils découvrent le corps ensanglanté du baron de Mourcairol dans le creux d’un rocher. Gisant à moitié mort, les bras brisés, les jambes désarticulées, son visage est recouvert du sang qui jaillit de son crâne, de sa bouche et de ses oreilles. Dans l’instant, il est porté jusqu’au porche de l’église de Saint-Pierre-de-Rhèdes où le prieur voyant cette loque vivante se saisit de son crucifix et lui administre sans tarder l’extrême-onction.
Pendant ce temps, Anne, allongée sur sa paillasse, se réveille le visage inondé de larmes. Alertée par ses pleurs, sa mère pousse la porte de la chambre et s’arrête sur le palier, interloquée de la découvrir ainsi alitée.
– Mère, mère ! Quel horrible cauchemar je viens de faire ! s’écrie la jeune fille les yeux mi-clos.
La voix pleine de sanglots, Anne narre, par le menu détail, à sa mère attendrie, sa rencontre avec le méchant baron de Mourcairol. – Mère ! dites-moi que ce méchant rêve va s’estomper avec l’arrivée du soleil à son zénith ? Mais au fur et à mesure du récit, l’esprit de la pastourelle saisit la portée miraculeuse de cet événement. Sentant au fond de son cœur que son secret doit être préservé, elle mime la lassitude. – Mère, je suis fatiguée, pourrais-je me reposer encore quelques instants ?
Alors, sa mère chagrinée abandonne à contrecœur la main de sa fille et quitte la sombre et minuscule chambre.
A quelques lieues de là, le prieur de Saint-Pierre finit de donner l’absolution à Isiates de Mourcairol pour tous ses péchés et Dieu sait qu’il en avait commis un grand nombre. A bout de souffle, le baron à moitié vivant balbutie dans un dernier effort quelques paroles de désespoir à l’oreille du bon prêtre.
– Prieur, soyez témoin de mon ultime supplique… Seigneur Dieu, par pitié, donnez-moi la force de me relever et aidez-moi à guérir… Je vous promets qu’après ma guérison… je me comporterai comme un bon chrétien et j’élèverai avec mes larmes et ma sueur… mes mains et mes pieds, mon cœur et toute mon âme… un sanctuaire digne de vos bienfaits.
Soudain, un rayon de lumière perce les nuages et fait apparaître dans tous ses éclats un magnifique et odorant rosier. A peine est-il apparu que le baron sent le sang couler à nouveau dans ses veines meurtries, ses membres brisés se reconsolider, sa tête ouverte se refermer et tout son être se remettre à vivre.
Trop heureux de ce miracle, Isiates de Mourcairol s’extrait de la couche où il se trouve et prend d’un pas franc le chemin de la Vieilles-Toulouse. Les très rares hommes qui le croisent et les nombreux animaux qui l’observent peuvent entendre une mélodieuse litanie de prières sur son passage. Etonné, le bon curé de Saint-Pierre-de-Rhèdes contemple sans mot dire le seigneur, qui tel Lazare ressuscité, s’éloigne sur ses deux jambes.
Abordant la vallée du Gravezon dont ses ancêtres ont de tous temps possédé les terres, Mourcairol s’y engage d’un pas assuré. Arrivé dans une clairière lumineuse où divaguent des paons entre des ruines majestueuses, il trébuche sur une antique stèle et évite la chute grâce à son bâton, qu’il plante en terre.
– Seigneur Christ, pardonnez-moi ! Mes jambes ne me supportent plus et mes muscles me tirent atrocement, articule Isiates d’une voix lasse. Epuisé, il s’écroule et s’endort. Le lendemain, le bruit de la rivière et le chant des oiseaux accompagnent son réveil. Revigoré, il se lève et retire son bâton de pèlerin de la terre. A ce moment-là, une eau claire, fraîche et cristalline jaillit du sol.
– Oh mon Dieu ! Merci pour ce signe ! Mille mercis d’avoir daigné me montrer la voie et le chemin de mon repentir. C’est donc ici que j’élèverai un sanctuaire à votre gloire. Je m’y retirerai et vous offrirai le restant de mes jours, s’exclame d’un ton éclatant le futur frère.
Quelque temps après, il paraît qu’Anne, la petite bergère, reconnaissante, s’est retirée au couvent des Jacquettes de Béziers. Et, certaines sœurs racontent que jamais le visage de sœur Anne ne s’est démis de son sourire resplendissant. Longtemps après sa mort, le vicomte de Poujol, Thomas de Thézan, entreprit d’élever une chapelle commémorative et depuis un sanctuaire en l’honneur de sainte Anne la Marieuse se dresse au sommet de la montagne. L’abbé de Joncels, Gabriel de Thézan, en souvenir des premiers temps de son monastère, s’engagea à verser une rente au prêtre chargé de desservir cette chapelle.
Très longtemps après la construction du monastère de Joncels, son fondateur, frère Isiates, mourut et tandis que ses frères préparaient son corps, ils furent témoins de la réapparition sur ses membres de toutes les cassures occasionnées par sa chute de la montagne.
Et c’est ainsi que l’abbaye de Joncels prit naissance dans cette vallée, au bord du Gravezon où fleurissaient les joncs. De son ancienne splendeur, il subsiste la place du village, ancien cloître des moines, et l’élégante église, lieu sacré depuis des millénaires. De son histoire, il reste cette légende magique du frère Isiates, ancien despote de la contrée, devenu le bienheureux fondateur de ce lieu.
Par Philippe Huppé