Battre le pavé pour montrer son mécontentement, voilà les nouvelles forces d’expression de la liberté. Depuis que le président de la République a annoncé le 12 juillet 2021 l’établissement d’un pass-sanitaire, chaque samedi et parfois en semaine, des milliers de manifestants crient leur colère et leur refus. Et ces manifestations rassemblèrent au plus fort de la mobilisation plus de deux cent mille manifestants. Ce fait est remarquable : il y a un refus et une contestation d’une décision collective prise par un gouvernement élu au nom de prérogatives individuelles que les manifestants estiment au-dessus de la décision du politique. La logique est libérale : l’individu et sa liberté sont au-dessus de tout le reste. Mais c’est doublé par le sentiment d’appartenance à un groupe, celui des contestataires, qui construit son identité dans le rapport de force contre l’État. Du coup la manifestation devient un rite qui unifie les individus au sein d’un collectif, alors même que ce qui est revendiqué c’est la liberté individuelle. Il est reproché au gouvernement de nier cette dernière et il est demandé que les individus puissent réguler eux-mêmes par leurs comportements individuels la progression d’un virus.
Mais qu’est-ce que la liberté ? C’est la première question qu’on doit poser. Le philosophe français qui y répond le mieux a vécu au XIXe siècle. Il s’agit de Benjamin Constant, qui fit en 1819 une intéressante distinction entre deux types de liberté : la liberté développée par les citoyens grecs de l’Antiquité et la liberté développée par les Modernes (c’est-à-dire les Français de la Restauration à partir de 1814) : “Demandez-vous d’abord, Messieurs, ce que, de nos jours un Anglais, un Français, un habitant des États-Unis de l’Amérique, entendent par le mot de liberté ? C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer ; de disposer de sa propriété, d’en abuser même […] Comparez maintenant à cette liberté celle des anciens. Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, […] mais en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient, comme compatible avec cette liberté collective, l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble.”
Vous comprenez comment Constant montre l’impossibilité de la réalisation de la liberté des anciens aujourd’hui (sans doute encore plus qu’à son époque en 1819) car ce qui domine aujourd’hui c’est l’expression d’une forme d’individualité dans la revendication de nos droits : J’ai droit à est sans doute l’expression la plus concrète de nos libertés, avec juste la limite, fixée d’ailleurs dans nos lois, de ne pas nuire à autrui. Dans la mesure où je ne nuis pas aux autres en ne me vaccinant pas, je peux considérer que personne ne doit m’obliger à me vacciner. Si je considère que je ne mets pas en danger les autres, je peux refuser de me soumettre à quelque contrôle que ce soit. Cette individualisation des points de vue est bien entendu paradoxale : comment et pourquoi reprocher à une application téléphonique de témoigner d’une démarche médicale au nom de la liberté, alors même que chacun d’entre nous a des dizaines d’applications qui violent plus ou moins ouvertement le respect de nos données (accès à nos photos, à nos contacts) avec un consentement signé à partir d’une déclaration préalable que personne ne lit ou quasiment personne. Seuls quelques farouches défenseurs du droit à la vie privée qui, cohérents, refusent tout usage du smartphone qui implique un suivi des données, peuvent en toute légitimité refuser le pass-sanitaire. Les autres semblent faire davantage confiance dans les GAFA (avec Facebook et Whatsapp) et autres BATX (avec TikTok) qu’en l’État français, obligé théoriquement lui de respecter les lois. Pour le prouver il suffit de comparer la possibilité de saisir le Conseil d’État et les tribunaux administratifs pour contrer l’action de l’État alors même que les entreprises du net échappent pour la plupart aux lois françaises. Mais passons sur ces considérations socio-politiques, pour revenir à ce qui nous intéresse le plus : la définition de la liberté face à la décision politique. Pouvons-nous décider, nous citoyens d’un État de droit, de remettre en cause une décision d’un gouvernement élu au titre que nous ne nous sommes pas d’accord ?
La relation aux pouvoirs publics est donc la deuxième question intéressante à analyser : les Grecs de l’Antiquité qui ont inventé la démocratie recherchaient en réalité les règles de la vie bonne : nous ne sommes pas simplement des fourmis organisées, nous sommes aussi des animaux politiques qui ont à leur disposition le langage pour discuter de la définition de la justice, pour reprendre la référence à Aristote (IVe siècle avant notre ère) dans son célèbre livre, Les Politiques. Il y précise que la nature même de l’Homme est d’appartenir à une cité. Celui qui est seul, simple cellule à côté des autres, est soit un dieu soit un sous-homme. Notre humanité passe par l’appartenance à une communauté politique qui détermine nos règles de la justice. C’est donc dans notre dimension collective que nous nous épanouissons réellement. Du moins était-ce le cas pour l’homme de l’Antiquité. Les relations ont changé en cette première moitié du vingt-et-unième siècle : il est désormais courant de faire appel, face aux décisions du pouvoir exécutif, au Conseil constitutionnel pour censurer une loi ou procéder à des recours auprès du Conseil d’État ou des tribunaux administratifs. Les deux institutions assez méconnues au moins sur le plan de leur fonctionnement posent la question philosophique suivante : le droit garantit-il le respect par l’État de ses propres lois et permet-il ainsi aux citoyens de garder le sentiment de liberté au sens suivant : le citoyen doit ne pas avoir peur de l’autorité qui est au-dessus de lui et n’être pas obligé de faire ce qu’il ne doit pas faire (il s’agit donc du devoir au sens juridique du terme) ? Mais les juges ne sont pas élus. Ils n’ont aucune vision politique de ce qu’est une vie bonne ; les magistrats se contentent de lire, interpréter et appliquer la loi. Lire et appliquer, cela ne pose pas de problème. Mais interpréter ! Des femmes et des hommes, à l’abri derrière leur institution, vont décider de l’avenir d’un choix politique sans avoir besoin de se soumettre à la souveraineté populaire à l’occasion d’élections. Tous ceux qui pensent que les hommes politiques sont détachés de la réalité et font un déni de démocratie en organisant un entre-soi préféreraient confier leur avenir à des magistrats ? Nous voilà face à un autre paradoxe dans la réaction des opposants au pass-sanitaire. Mais cela s’inscrit au final dans un mouvement de contestation de l’autorité de l’État plus profond et plus ancien.
Un philosophe français contemporain, Jean Claude Michéa dans L’empire du moindre mal (publié en 2007) et Le Loup dans la bergerie (2018), s’est penché sur toutes ces questions et tâche d’expliquer pourquoi c’est le propre d’une société libérale : ces demandes incessantes auprès de tribunaux pour préserver les individus d’une décision qu’ils estiment arbitraire et attentatoire aux libertés se fondent sur une vision de la loi basée sur une neutralité axiologique du droit : le droit n’est pas là pour servir une idéologie mais pour éviter que les hommes justement favorisent une idée plutôt que l’autre. Le droit est juste là pour préserver les uns du mal que les autres pourraient leur faire, sans se préoccuper de la valeur morale du droit, ni même de la logique idéologique qui par définition – n’existe plus. Un axiome est en mathématique une vérité première, choisie en début de raisonnement pour commencer la démonstration. Si nous étendons ce terme au droit (c’est-à-dire la faculté de rédiger des lois), la neutralité axiologique veut dire que le législateur se refuse d’émettre le moindre jugement moral sur le comportement des individus. Il suffit juste qu’ils ne se fassent pas de mal mutuellement. Tous les actes qui n’engagent que votre propre sécurité (ne pas se vacciner, ne pas s’isoler, avoir des comportements sexuels déviants, refuser de s’alimenter, changer d’identité, etc.) ne peuvent pas être considérés comme mauvais s’ils ne nuisent pas à autrui. Les manifestants contre le pass-sanitaire réclament en réalité une telle neutralité de la part de l’État et des juges : qu’ils soient libres de faire ce qu’ils désirent, à partir du moment où ils n’embêtent personne. Si je suis le raisonnement de Michéa (même s’il n’a pas écrit à ma connaissance sur les manifestations anti-pass), il s’agit d’un raisonnement libéral au sein d’une société libérale.
Qu’est-ce qu’une société libérale ? C’est “le principe individualiste (l’idée que l’individu est indépendant par nature et qu’il possède des droits logiquement antérieurs à toute forme de société donnée)” précise Michéa. Cela veut dire que l’individu ne veut plus être sacrifié pour une idée au-dessus de lui, qui serait le Bien Commun, transcendante et liée à une force immanente, l’État. Le philosophe (qui fut longtemps professeur de philosophie à Montpellier) explique que l’origine de cette société libérale fut les grands massacres religieux du XVIe siècle en Europe : des milliers de victimes parmi des gens qui parfois étaient voisins, amis, voire membres de la même famille, au nom d’idées religieuses qui s’imposaient à eux. Ces massacres choquèrent et marquèrent les esprits au point de vouloir inventer une autre forme de société, basée sur la liberté des individus, une liberté garantie par l’autorité d’une administration au-dessus d’eux : l’État. Les philosophes de l’époque, en premier lieu l’anglais Thomas Hobbes avec la publication du Léviathan en 1588, comprirent que l’homme n’était pas simplement un animal politique. Il était également un ennemi pour son frère. Hobbes reprit la célèbre phrase de Plaute : “L’homme est un loup pour l’homme.” Ce qui veut dire que l’homme est le pire des ennemis pour lui-même. Il est un prédateur capable de nuire à son prochain, voire de détruire son monde au nom de raisons parfois si futiles, telles que la fierté, la jalousie ou tout simplement la peur de l’étranger. Dès lors, le rôle d’un gouvernement n’est pas uniquement de donner du sens à la politique, mais, au nom de la loi naturelle qui dit que la paix est préférable à la guerre, de protéger les individus de “la guerre de tous contre tous” en réalisant trois actes fondateurs.
Tout d’abord, tout le pouvoir est transféré à une autorité qui est au-dessus des hommes (ce que nous appelons l’État et l’administration). Ensuite les lois décidées ont pour finalité essentielle la paix entre les hommes – toute source de conflit est traitée par Hobbes comme une maladie dans le corps. Enfin, les individus sont traités de manière égale face à cette autorité et ne doivent pas désobéir tant que l’État assure la paix. Ils peuvent vaquer dès lors à leurs occupations mercantiles au sein de la société. Voilà la naissance et la nature de la société libérale : un État est une structure différente du reste de la société et les individus acceptent de lui obéir uniquement si cette structure ne s’oppose pas à leurs activités individuelles (notamment marchandes), avec cette seule limite qui est de ne pas nuire aux autres.
Il n’y a donc plus la moindre définition commune du Bien comme idéal qui pourrait unir les hommes. Ils vivent les uns à côté des autres sans se préoccuper du sens de leur existence au-delà de la préoccupation d’un bonheur individualiste : les opposants au pass-sanitaire ont pour principale revendication la défense des libertés. Mais quelles libertés ? Les leurs ? Le fait qu’ils soient obligés de se soumettre à un protocole médical qui certes peut être discutable mais qui est d’abord une décision du politique face à un problème sanitaire, au nom du fait qu’ils ne sont pas malades et qu’ils n’en ont donc pas besoin ? Certes ils reprochent au vaccin sa dimension expérimentale et expriment la peur d’être l’objet d’une manipulation de la part de grands groupes pharmaceutiques qui voudraient s’enrichir à court terme. C’est donc leur intégrité individuelle qui est mise en avant. Même si cela n’a rien à voir, cela rappelle les oppositions qu’il y a eu contre le port de la ceinture obligatoire il y a cinquante ans : les défenseurs des libertés disaient qu’on ne pouvait pas les obliger à se protéger, dans la mesure où cela ne provoquait pas de dommage pour leurs voisins immédiats. C’est cela la logique du moindre mal : je veux profiter de ma liberté jusqu’à ce qu’elle nuise à autrui – mais en dehors de cette limite, je peux vouloir être libre de faire absolument tout ce que je veux.
Au-delà de la question de ce pass-sanitaire, c’est donc celle de la nature de notre société qui est concernée. La réponse n’est pas simple : c’est vrai que les manifestants réclament de préserver leur liberté, mais ils le font ensemble, en créant un groupe qui a ses propres codes en définissant sa cible, le gouvernement actuel. Paradoxalement, cet acte réellement libéral donne naissance au collectif. Reste à savoir si ce collectif peut vraiment donner naissance à une nouvelle et féconde vision de la société. Mais ce qui est intéressant c’est de constater que, si la critique principale contre l’idéologie libérale est l’atomisation de la société, le fait que chacun recherche à défendre sa liberté en dépit des autres, sans réelle cohésion de la société, il naît avec ces manifestations hebdomadaires une conscience collective et peut-être une revendication pour la société toute entière. Une nouvelle fois la réalité se trouve être plus complexe que les théories, si raffinées soient-elles.
Par Christophe Gallique