histoire

Faire toute une histoire

Parfois un repas entre amis, dans une guinguette estivale, prend des tours surprenants : on commente la démission d’un ministre ! Pourquoi un tel intérêt ? N’est-ce pas anecdotique ? Non ? Mais alors quel rôle ce non-événement peut jouer ? Peut-on vraiment le savoir ?

Hegel, philosophe allemand du XIXe, disait que l’histoire était l’expression de l’Universel à travers le particulier. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que l’histoire de l’humanité est à prendre dans sa globalité, comme la réalisation progressive d’une Idée, celle de la liberté. Mais dans le réel les idées n’existent pas par elles-mêmes et les gens qui se battent pour qu’elles existent échouent souvent. Ce qui a rythmé l’histoire, ce sont des individus qui font des actions particulières : il y a des voleurs, des ambitieux, des lâches, des minables, des héros, des commerçants, des soldats, des fonctionnaires ; tous mènent l’existence qu’ils peuvent et certains malgré eux marquent l’histoire, sont au cœur d’un changement fondamental sans qu’ils l’aient même prévu. Personne ne sait quels seront les effets d’un acte sur le cours des événements futurs. À cet égard les mésaventures de notre ex-ministre de la transition écologique sont intéressantes. Car alors que ce ministère devrait être le plus noble du gouvernement, voilà que des incidents (anecdotiques ?) viennent enrayer le cours de cette histoire : des dîners privés payés par le contribuable et des factures de rénovation ont suffi à l’obliger à démissionner. Avons-nous assisté à la grande ou la petite histoire ? Qui peut dire l’impact qu’a eu cette révélation du journal Mediapart ? Aujourd’hui la transition écologique devient un sujet majeur. Tous les partis s’en emparent. Même les questions de l’immigration et de la crise économique passent au second plan. Donc est-ce que cette démission est un fait politique important ? Est-ce le signe que la politique gouvernementale est incapable de prendre ces questions au sérieux ? Ou bien est-ce le signe que le monde politique va inexorablement vers une forme de transparence totale ? Un ancien premier ministre ne put devenir Président de la République car on sut que sa femme avait eu un emploi fictif ; un ministre du budget démissionna car on apprit qu’il fraudait fiscalement… La presse est un contre-pouvoir fondamental. 

Hegel écrivait : « La lecture des journaux le matin au lever est une sorte de prière réaliste. On oriente vers Dieu ou vers le monde notre attitude à l’égard de ce monde. » (extrait de ses notes 1803-1806). Cela veut dire que s’intéresser à l’actualité n’est pas une activité vulgaire pour des esprits en quête de nouvelles inintéressantes : en lisant les dernières infos on peut deviner l’esprit du monde se réaliser au-delà des péripéties quotidiennes. « Les hommes veulent une histoire qu’ils ne font pas et font l’histoire qu’ils ne veulent pas » précisait Hegel qui, né en 1770, fut témoin de grands bouleversements au cœur de l’Europe, notamment la Révolution française et l’épopée napoléonienne. En 1806 Hegel qui, je le rappelle, était Allemand, considéra en voyant passer Napoléon sur son cheval à Iéna, qu’il « était l’esprit du monde » : le conquérant français permettait à l’humanité de progresser. Mais quel progrès ? Celui de la guerre, des massacres ? Lorsque Napoléon se levait le matin, qu’il parcourait 40 km à cheval par jour, ce qui l’animait ce n’était pas l’amour de l’humanité mais une ambition démesurée, celle d’être le maître du monde. Et pourtant il apporta à son époque quelque chose de nouveau, dont il avait à peine lui-même conscience ; cette chose, ou plutôt cet état des choses, ce n’était pas un empire (qui s’écroula dès 1814) mais une réalisation à la fois plus abstraite et plus concrète, celle de la liberté individuelle au sein d’un État moderne. L’œuvre principale de Napoléon fut sans conteste la rédaction des Codes, et notamment du Code civil qui permet à tout individu d’avoir une existence juridique reconnue par l’État. Progrès indéniable, réalisé grâce à la fureur des armées napoléoniennes. Les soldats se battirent pour la liberté mais ils n’en eurent jamais conscience, car la véritable histoire, même si elle a besoin des actions des individus pour se réaliser, cette véritable histoire se joue à un niveau supérieur, celui des Idées.

Nous pouvons faire le parallèle entre l’héritage politique de Napoléon et la chute de notre ministre mais il faut rester prudent, car rien ne peut nous dire s’il a réalisé – malgré lui ou de manière pleinement consciente – un acte fondateur de la politique moderne. De la même manière la rédaction de Mediapart ne peut pas savoir le rôle qu’elle joue, si ses investigations resteront dans l’histoire du journalisme ou si elles seront oubliées dès que leur feuille de choux disparaîtra. Car l’histoire n’est pas le simple alignement de faits. Il y a trois types d’histoire selon Hegel : l’histoire pure qui est la simple collection d’événements, telle que Thucydide (460-397 av. J.-C) la pratiquait dès l’Antiquité lorsqu’il rapportait les éléments de la guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte. Il y a ensuite l’histoire universelle, celle des historiens, qui tâche d’expliquer les causes des actes. Et il y a enfin l’histoire rationnelle, celle qui va le plus intéresser Hegel, celle qui donne du sens à l’histoire : l’histoire rationnelle va réfléchir au devenir de l’humanité dans sa globalité. Selon Hegel, le sens premier de l’histoire est la réalisation d’un concept fondamental, celui de la liberté. Cette idée était présente dans l’esprit de l’homme dès les premiers âges, mais peu étaient réellement libres. Il fallut donc trouver des moyens pour permettre à cette idée de devenir réelle. Ces moyens furent – paradoxalement – la guerre, les conquêtes, les trahisons, les meurtres, etc., tout ce qu’il y a de plus négatif dans la réalité humaine. Car ce qui motive les hommes à agir, ce ne sont pas leurs idéaux, mais leurs passions, c’est-à-dire de puissants sentiments qui dominent leurs comportements. Aujourd’hui on réduit la passion à notre amour pour une personne ou pour une activité, mais dans l’histoire de la philosophie, la passion est d’abord un sentiment que l’on subit et qui paradoxalement nous donne de la force. La gloire, l’argent, la vanité, la jalousie, la haine sont autant de passions qui furent le moteur de l’histoire ; mais alors que les individus croyaient ne servir que leurs propres intérêts, en réalité ils permettaient malgré eux à l’humanité de progresser. C’est ce que Hegel nomme La Ruse de la Raison. Cette ruse de la raison est donc une forme de manipulation des individus pour qu’ils réalisent le destin de l’humanité malgré eux. Destin ? Vous avez dit destin ? Cela veut-il dire que tout est écrit à l’avance ? Non. C’est plus complexe et « la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit » c’est-à-dire qu’on ne peut saisir le véritable sens de l’histoire (la chouette est le symbole de la sagesse en philosophie) qu’une fois que cette histoire est terminée. Si le but ultime de l’histoire, selon Hegel, est la liberté subjective de l’homme en tant qu’individu et en tant qu’être universel, c’est-à-dire la liberté totale de tous les individus, y compris au niveau des structures politiques, les chemins pour accéder à cette liberté se font jour au fur et à mesure des événements. Et s’il s’agit d’un indéniable progrès, les événements qui amènent à cette liberté ne sont pas toujours positifs, loin de là ; parfois même des massacres à grande échelle peuvent permettre à l’humanité de prendre conscience de la nécessité de ce progrès. Le monde humain est ainsi fait. Bien entendu Hegel (mort en 1831) n’aurait jamais fait l’apologie du nazisme en expliquant que ce moment de la civilisation européenne fut tout compte fait un bienfait… Non ! Ce qui est horrible est horrible. Les génocides du XXe siècle sont à condamner sans aucune ambiguïté. Mais ils marquèrent la fin et la destruction d’un ancien monde. Le nouveau est celui qui se développe sous nos yeux, où le journalisme empêche que les petits arrangements entre amis se fassent sans que le public soit au courant, le journalisme qui enquête sur les pratiques politiques dont les dirigeants des États préféreraient éviter la publicité, le journalisme qui défie les puissants tout simplement pour leur dire qu’ils sont des menteurs. Cela a commencé dans les années 70 avec le Watergate et les journalistes d’investigation depuis lors permettent au public de mieux comprendre les rouages du pouvoir. Mais là, en l’occurrence, ce ne sont que des images de repas gastronomiques et de factures chères – pas de malversation, pas de corruption, pas d’enrichissement – juste des pratiques politiques abusives mais pas criminelles. Le ministre incriminé, qui a le poste le plus important pour préparer l’avenir d’une France qui doit respecter ses engagements écologiques, s’est vu entravé dans son action. Est-ce qu’il a été trahi ? Qui a fourni ces photos à la rédaction du journal ? Est-ce une vengeance ? Est-ce parce qu’il y a des lobbies qui refusent cette transition ? Nous sommes véritablement là au cœur de ce que Hegel appelait la philosophie dialectique : l’universel, c’est-à-dire le progrès de l’humanité – doit être réalisé par son rationnellement négatif, c’est-à-dire ce qui s’oppose à ce progrès dans son essence même : la vanité des puissants, la malhonnêteté des individus, la lâcheté des ennemis. Néanmoins, et paradoxalement c’est à travers cette négativité et malgré cette négativité que l’universel va se réaliser. Comment ? L’histoire nous l’apprendra. Je vous donne rendez-vous dans cinquante ans pour interpréter ces faits et vous en donner le véritable sens. 

Par Christophe Gallique

Rien qu’un petit tour…

Certains d’entre nous ont profité de quelques vacances pour pratiquer leur sport favori : lire des récits et des documentaires historiques voire visiter des lieux évoquant ces patrimoines (oui je sais, chacun son truc !).
Pour autant, ce qui peut être un dépaysement et un beau voyage temporel revigorant peut s’avérer, un casse-tête parfois insoluble.
Il est bien des sciences dont on parle peu, laissant s’exprimer rarement mais sans trop d’embûches les experts du domaine… Pas trop d’opposition populaire sur les exposés des astrophysiciens ou l’avancée des recherches en mathématiques. Juste quelques blagues ou questions parfois curieuses. Concernant l’Histoire, en revanche, aïe ! Je ne sais pas quelle fut la teneur du courrier reçu par le Midi Libre lors de sa rubrique plutôt intéressante de cet été sur les pirates et corsaires, mais je suppose qu’ils en ont vu de toutes les couleurs. Et il n’était sans doute pas aisé de rédiger un contenu estival sur une telle thématique qui ne suscite pas de petites polémiques. Comment parler d’un tel sujet sans évoquer de manière conséquente les velléités conquérantes et commerciales des empires, les raisons des croisades, les interprétations diverses du djihad qui animèrent l’empire ottoman et les ports barbaresques. Un seul petit sujet résume à lui seul la galère de vouloir comprendre et évoquer un sujet historique couvrant plus d’un millénaire dès lors que celui-ci peut avoir des échos partisans de nos jours. Selon moi, il est presque insensé de revendiquer la continuité directe et intacte d’une société, vision, philosophie, idéologie de plus d’une centaine d’années, tant il est vrai que les générations qui nous ont précédés sur cette « petite » période ont à elles seules connu des centaines d’événements et d’évolutions parfois contradictoires qui sont venus nourrir et modifier leur vision. On doit citer Lincoln comme étant l’un des pères de l’abolition de l’esclavage. Il serait risible pour tout historien de l’évoquer comme un défenseur de l’égalité entre la race blanche et la race noire car ce serait un anachronisme idéologique flagrant.
Pour exemple de ce conflit entre réalité historique et vision partisane ou au moins simpliste, je prendrais l’une de mes promenades renouvelées qui chaque année me fait aller visiter et découvrir l’histoire des tours de guet méditerranéennes. Même sur Wikipédia, voire sur Google dans son ensemble, je vous mets au défi de trouver un exposé clair sur ce thème.
Tout le pourtour méditerranéen a été littéralement couvert de tours de guets depuis que les royaumes et empires suffisamment organisés ont pu se protéger de leurs ennemis. Sans cela même, comment imaginer qu’une petite ville ou un village côtier n’ait pas l’initiative, au bout de quelques massacres, enlèvements et autres déboires par des « razzieurs » identifiés ou non, d’installer un poste de vigie côtière au moins en bois dans un endroit propice. Bien sûr, l’empire romain avec ses limes (sa défense des frontières) a structuré particulièrement sa défense, organisant de manière cohérente tours et autres fortifications, sur tous ses territoires côtiers. Et déjà, on parlait également de tours de transmission des signaux d’alerte installés plus à l’intérieur des terres pour renvoyer l’information vers des troupes plus conséquentes. C’est bien sûr au XVIe siècle que vont émerger surtout les tours que nous connaissons aujourd’hui, même si beaucoup semblent être placées sur des sites identifiés comme intéressants par leurs précédents défenseurs.
Trois grands groupes de tours sont aujourd’hui célèbres. Nous laisserons de côté celles nombreuses construites par les Anglais qui s’inspirèrent des réseaux qu’ils purent observer en Méditerranée. Les tours génoises en revanche (nombreuses en Corse) comme les tours de vigilance côtière de Charles Ier d’Espagne (Charles Quint) sont un vrai et passionnant casse-tête historique.
Il faudrait d’abord définir, ce que j’avais fait dans un précédent article de C le Mag il y a quelques années, les notions de pirate, corsaire et flotte régulière. Grosso-modo, pour simplifier, tout le monde est un peu tout à tour de rôle en fonction d’une guerre déclarée ou non à l’ennemi, d’un équipage payé/primé ou non sur les razzias et butins, de la volonté de conquérir ou de venger une précédente attaque et des enlèvements d’otages et d’esclaves par le même type d’action. Bien évidemment, de très nombreux textes montrent que les républiques de Gêne, Pise, Venise, les rois de Majorque, les Français, les Anglais, les Hollandais ont tous souvent mérité le titre de pirates, ont tous formé des coalitions avec des comptoirs d’Afrique du Nord, combattu la piraterie barbaresque autant qu’ils l’ont promue et parfois même financée contre leurs ennemis.
Inutile de dire, donc, que les tours de guet étaient d’un intérêt vital pour les populations qu’elles défendaient. C’est là que le bât blesse, chaque tour fut donc construite à une époque et souvent réutilisée ou reconstruite par les nouveaux occupants d’un territoire.
Ainsi la vérité presque jamais évoquée sur les documents touristiques est que dans le sud de l’Espagne, certaines furent romaines, puis wisigothiques, puis devinrent des « atalayas » contre les ennemis du califat de Cordoue (dont les Vikings). Puis lors de la « Reconquista » (la reconquête par les royaumes chrétiens), elles furent un atout essentiel du royaume catholique contre les petites mais très nombreuses incursions barbaresques et plus tard, rarement mais de manière beaucoup plus armée, le harcèlement des corsaires anglais. Il en découle pour moi, un vrai problème de communication sur le passé historique de ces tours.
En fait, en France, notre côte méditerranéenne fut entre autres, soumise tant aux attaques des pirates catalans, des corsaires génois, puis bien sûr des barbaresques et des Anglais. Nous « bénéficions » d’un ensemble de tours historiquement et architecturalement beaucoup plus hétéroclites que nos voisins, ce qui devrait permettre de raconter d’innombrables histoires passionnantes en les diversifiant. Et il serait temps de le faire.
Mais, dans ce qu’il est logique d’appeler aujourd’hui des « temps troublés » comme les nôtres, comment un (vrai) historien pourrait-il faire entendre la voix, non pas de la raison, mais de la vérité et produire une histoire non-partisane ? Tous les pays du pourtour méditerranéen se sont forgés une identité, des frontières, une histoire, puis une relative cohérence et pérennité sur un récit historique où l’autre est le méchant, où l’on est le peuple régulier et l’autre le pirate, où malgré l’enchevêtrement hallucinant d’événements, de décisions humaines plus ou moins pertinentes, la vengeance, la reconquête, la méfiance de chacun est justifiée par le récit officiel… Exit les vraies et multiples raisons des croisades et des attaques barbaresques, exit la différence entre la guerre déclarée et les usages propres (ou plutôt sordides) aux armateurs, financeurs et soldats intéressés au butin, exit le fait que l’éducation populaire est justement là aussi pour changer les mentalités, ouvrir l’esprit, permettre d’être critique et objectif.
Comme disait Audiard « Planquons les motifs de fâcheries ».
Par Frédéric Feu

les perles philos du bac

Comment-est-il possible que des lycéens se fourvoient à ce point ? Comment-est-il possible d’oublier si vite les douleurs de notre passé ?
Tentons de comprendre nos «histoires» et d’y apporter un éclairage philosophique avec Nietzsche.

Quelques perles trouvées dans des copies de philo ces dernières années.
Sur le sujet
« Que gagne-t-on à échanger », la fin de la copie : « Effectivement on peut être trompé par un contrat. Les juifs par exemple ont été trompé par Hitler. Il leur a promis du travail s’ils acceptaient de venir dans un camp. A l’entrée du camp étaient marqué “le travail rend libre”. Mais quand ils sont arrivés les juifs n’ont pas eu de travail. Ils n’y ont vu que du feu ! »

Sur le sujet « La conscience de l’individu n’est-elle que le reflet de la société à laquelle il appartient ? » : « Et c’est ce qui s’est passé lors de l’élection d’Hitler en chancelier en 1933. L’Allemagne est sur le déclin et les gens perdent confiance et foi dans cette société, personne n’arrive à faire remonter la pente à l’Allemagne. Hitler utilise alors un discours pertinent qui redonne envie au peuple de se battre et c’est comme cela qu’il a remodelé une conscience positive dans la tête des gens. Ils utilisa tout de même des méthodes pas légales comme la propagande mais il reforma une Allemagne forte (mis à part des actes de nazisme dans cette copie). »

Sur le sujet « La culture nous rend-elle meilleurs ? » : « Cela est tangent. Elle peut très bien nous rendre meilleurs que très mauvais au niveau des émotions. Hitler est le parfait exemple. Grâce à sa culture et la connaissance, il a réussi à obtenir le Prix Nobel de la Paix. Et quelques années plus tard il est devenu le pilier du Troisième Reich [….] ».

Inutile de préciser que tous ces extraits sont strictement authentiques, provenant de candidats et de sections très différentes les unes des autres. Cela peut laisser songeurs… si nous voulons rester dans l’euphémisme. Nous assistons tout doucement à une amnésie sur ce qu’il s’est passé il y a à peine 80 ans et il est fort à parier que dans quelques années un leader de la droite identitaire n’hésitera plus à se revendiquer de l’héritage de Hitler sans que cela ne choque plus personne. Mais que s’est-il donc passé pour que nous en soyons arrivés là ? Tous ces élèves ont eu pourtant des cours d’histoire précis et clairs. Mais cela ne suffit plus. La mémoire collective joue son rôle et efface les stigmates du passé alors que la dépouille d’Elie Wiesel est à peine inhumée.

Nietzsche avait déjà abordé cette question il y a 145 ans, à travers son livre Seconde Considération Intempestive. Selon lui l’histoire est un poison. Un poison qui nous rend malade. Heureux est le mouton qui oublie chaque matin l’herbe dont il s’est repu la veille. Il oublie et ne vit que l’instant. L’homme au contraire plie sous le poids des souvenirs et cela nuit à ses capacités de créations et d’actions. Trop de mémoire inhibe les facultés plastiques de l’humanité, c’est-à-dire le désir de créer de nouvelles formes de sociétés. « Le plus petit comme le plus grand des bonheurs sont toujours créés par une chose : le pouvoir d’oublier »* Cette première lecture du philosophe allemand semble donc donner raison à nos élèves : jetons aux orties ces vieilles histoires rabâchées depuis près d’un siècle et ouvrons-nous à la créativité d’un monde nouveau.

Sauf que l’affaire est un tout petit peu plus complexe…. Si l’histoire, pour Nietzsche est un poison, comme n’importe quelle autre molécule active, à faible dose, avec une posologie mesurée elle peut servir de médicament, telle la morphine qui calme nos douleurs. L’histoire peut nous soigner, nous sauver d’un certain nombre de pathologies. Il suffit de savoir ce que l’humanité veut faire de ses souvenirs. Nietzsche va élaborer une sorte de pharmacopée basée sur la mémoire et l’usage qu’elle fait de l’histoire. Tout comme il peut exister des traitements pour chaque symptôme, il existe trois histoires, une monumentale, une autre antiquaire et la troisième critique, qui vont répondre à des formes d’angoisse dans la conscience collective. L’histoire monumentale est celle qui donne du baume au cœur, qui fait l’éloge de certaines parties du passé pour donner du courage au peuple qui doit affronter le présent. Cette histoire sélectionne donc des images et les élève au rang de modèle. Tel fut le rôle de Jeanne d’Arc, de la Révolution Française, du général de Gaulle, et peut-être demain de la figure de Michel Rocard. Cette histoire sert à guérir de la peur et de la dépression, pour redonner la force de se lancer dans la bataille ! « L’homme conclut que le sublime qui a été autrefois a certainement été possible autrefois et sera par conséquent encore possible un jour » écrit Nietzsche. L’histoire comme cure de vitamine !

L’histoire antiquaire, elle, ne fait aucun tri. Elle garde tout, collectionne tout, y compris le plus insignifiant objet du quotidien, à condition qu’on ait pu s’assurer de son authenticité. « Le fait que quelque chose est devenu vieux engendre maintenant le désir de le savoir immortel » explique Nietzsche. C’est l’histoire des musées et des reconstitutions. C’est celle qui nous pousse à passer des heures à lire les lettres des Poilus à Verdun et à visiter la (fausse) grotte Chauvet en Ardèche. Cette histoire sert à maintenir nos racines, car nous avons besoin de savoir qui nous sommes, d’où nous venons, pour calmer nos angoisses. Une angoisse qui par définition n’a pas d’objet précis, contrairement aux peurs, mais qui peut nous paralyser. L’histoire comme anxiolytique.

L’histoire critique, quant à elle, se construit contre le passé, contre l’héritage de son peuple, contre les erreurs et les crimes du passé. C’est cette histoire qui pousse l’Allemagne à ne pas oublier le nazisme, pour montrer que cette nation moderne a conscience à la fois du poids du passé et de la culpabilité qui en découle, mais est capable de se tourner vers l’avenir en accueillant des populations de réfugiés désespérés. C’est aussi l’histoire de la France qui commémora les 170 ans de l’abolition de l’esclavage dans ses colonies en 2018 et qui affronte le rôle qu’a joué l’État dans la collaboration durant la Seconde Guerre mondiale. Cette histoire est nécessaire pour trancher, couper avec le passé et construire une identité pour une nation meilleure. L’histoire comme thérapie de groupe !

Quelle est la meilleure histoire ?
Nous ne pouvons pas le dire. Mais remarquons qu’il n’existe pas d’histoire totale. Chaque histoire n’est que découpage, partie, morceau choisi en vue de répondre à un problème de conscience, pour soulager des douleurs inhérentes au présent. L’histoire totale, narrative, qui aurait l’ambition juste de décrire les faits réels, tels qu’ils se seraient passés, en un mot la vérité sur le passé, n’existe pas. L’histoire n’est jamais qu’une interprétation dont les motivations précèdent les choix. L’érudition historique n’intéresse qu’un tout petit cercle. La majorité de la population ne retire de l’histoire que ce qui peut la soulager dans sa tentative d’agir et de préparer l’avenir. L’histoire est tordue, malaxée, mélangée, arrangée, parfois réécrite pour produire des mythes.

Et nos élèves ?
A quelle catégorie appartiennent-ils ? Comment peut-on justifier qu’ils oublient à ce point l’une des figures les plus importantes du siècle dernier et qu’ils travestissent totalement ce qu’il a fait ? Est-ce une forme d’amnésie, ou est-ce le retour d’idées nationalistes et identitaires qui feront l’éloge du national-socialisme transformant le Führer en mythe transcendant leurs angoisses ? Deux réponses possibles : soit effectivement ils préfigurent ce mode de pensée et cela fait froid dans le dos ; soit ils témoignent de la maladresse d’une pensée qui se prend les pieds dans le tapis des concepts historiques. Mais quoi qu’il en soit il faut prendre au sérieux cette maladie qui apparaît et faire de l’histoire une nécessité pour un peuple : ne jamais oublier la tragédie du passé.

Par Christophe Gallique

L’HISTORIEN DE LA PHILOSOPHIE

Ferdinand alquié : une figure intellectuelle du 20e siècle

Il y a des philosophes très médiatiques, tel que Bernard Henri Levy ; des légendes tel que Sartre. Mais certains grands intellectuels du vingtième siècle sont moins connus sans que pour autant leurs pensées soient moins intéressantes. Voilà le portrait de l’un d’eux, inhumé près de nous à Canet, et qui fut un grand témoin du siècle écoulé.

Il y a parfois des découvertes étonnantes.
A Canet, près de Clermont l’Hérault, fut inhumée en 1985 une grande figure de la philosophie française, Ferdinand Alquié. Né à Carcassonne en 1906, il fut reçu premier à l’agrégation de philosophie et fit une carrière universitaire brillante, puisque professeur à la Sorbonne et membre de l’Institut de France, siège notamment de l’Académie Française.

Certes tout le monde ne connait pas Alquié.
Il n’eut pas l’aura d’un Jean Paul Sartre ou Michel Foucault, mais son parcours est intéressant pour réfléchir à ce qu’est un intellectuel. Pas uniquement un intellectuel engagé politiquement. Mais un intellectuel engagé dans son siècle, confronté aux grandes idées et aux grandes questions de son époque.
Seuls ceux qui ont fait des études universitaires de philosophie et qui se seront intéressés à la philosophie de Descartes, auront une pensée émue en apprenant qu’ils ne vivent pas très loin du maître. Car Ferdinand Alquié était ce qu’on appelle un historien de la philosophie, c’est-à-dire qu’il a consacré une large partie de sa vie à expliquer les grands philosophes, à préciser leurs pensées et à éditer leurs œuvres, notamment celles de Descartes (1596-1650). Est-ce que cela peut intéresser celui qui attend de la philosophie l’occasion de réfléchir sur son existence, sans pour autant lire des philosophes vieux de 370 ans ? La réponse est oui, car la lecture de ces classiques est non seulement vivifiante pour l’esprit, mais elle permet également d’aborder des questions qui restent encore fondamentales.
Gardons l’exemple de Descartes. Non pas celui archi célèbre du Cogito ergo sum (Je pense donc je suis) et de la Res cogitans (Je suis une chose qui pense), mais celui des Vérités Eternelles, notion qu’Alquié considère comme centrale dans l’œuvre du philosophe français. René Descartes fut un mathématicien et physicien avant d’être un philosophe. Il trouvait même la philosophie assez incertaine, car souvent contradictoire. La physique au moins avait-elle la capacité à fixer la vérité. Sauf que très vite il prit conscience qu’une réflexion scientifique ne peut pas se passer d’une réflexion sur Dieu. Dieu qui selon Descartes a fixé les lois éternelles, lois éternelles qui permirent à leur tour, grâce aux mathématiques, de comprendre la totalité de ces lois.
Dieu ? Encore lui ?
Pourquoi faut-il l’introduire dans la science et ainsi rouvrir la porte aux Religions ? Est-ce réellement pertinent de mélanger les genres comme à l’époque sombre de l’Inquisition ? Si nous raisonnons ainsi nous nous trompons. Car la philosophie n’a jamais exclu de penser la question de Dieu en dehors de toute religion. Même si vous ne voulez pas vous soumettre à l’autorité des Livres Révélés, vous pouvez considérer Dieu comme une hypothèse possible du réel ; cette position s’appelle le déisme. Les philosophes furent les plus grands consommateurs de déisme, y compris lorsqu’ils remettaient en cause le pouvoir des Eglises (nous pouvons penser à Voltaire). Donc Dieu peut faire l’objet d’une réflexion philosophique/Existe-t-il ? Et s’il existe, quel est son rôle dans l’Univers ? Cette réflexion habita beaucoup de scientifiques, dont le plus célèbre, Albert Einstein, qui précisait que « Dieu ne peut pas avoir joué aux dés » en contemplant les conséquences de la mécanique quantique (la mécanique quantique s’occupe de l’infiniment petit, et est si paradoxale dans ses résultats que parfois les physiciens n’ont qu’une connaissance probable de ses lois…). Descartes, avant lui donc, proposa l’idée que les Vérités Eternelles organisées par Dieu étaient connaissables par l’homme et immuables. Cette proposition n’a l’air de rien aujourd’hui, mais à l’époque cela permit de légitimer le travail des scientifiques qui n’eurent plus à se plier à une docte ignorance imposée par l’Eglise, qui édictait les mystères de la Création comme inconnaissables. Descartes permit à cette époque un bond extraordinaire dans la manière de considérer le travail des mathématiciens et/ou physiciens.
Mais pourquoi Alquié s’y intéressait-il donc tant ?
Car les philosophies du passé ne sont pas mortes. Il y a un parfum d’éternité dans la philosophie au-delà d’un pur contexte historique. En expliquant cela, Ferdinand Alquié a influencé des générations entières de philosophes français qui firent de leurs lectures de l’histoire de la philosophie le cœur de leur réflexion. Prenons le plus célèbre, Michel Onfray. Son œuvre principale est La contre-histoire de la philosophie, à travers des conférences diffusées notamment sur France Culture. Ces lectures patientes lui ont permis de mettre à jour les grands problèmes contemporains qu’il traite ensuite dans Son traité d’Athéisme ou Cosmos. Lisez donc les grands philosophes, et vous comprendrez le monde qui nous fait face.
Mais Ferdinand Alquié ne fut pas que le grand professeur de l’Institut ; il fut aussi un témoin de son époque, celle d’un vingtième siècle violent et totalitaire, rapide et contradictoire, celui de l’affrontement des grandes idéologies – le communisme et le capitalisme entre autres. Et Alquié ne fut pas en reste. Fils d’une famille catholique très traditionnelle, il s’émancipa en devenant libertaire, et en devenant le compagnon d’un mouvement caractéristique de l’absurde de cette époque : le surréalisme. Ami d’André Breton, il chercha dans les cadavres exquis, et la poésie, la source d’une nouvelle réflexion, car arrive un moment où le poids de l’histoire est trop important pour se contenter de croire à la simple rationalité ; Alquié eut 12 ans en 1918 et vit le retour des gueules cassées de la guerre. Il eut 34 ans lorsque l’Allemagne nazie envahit l’Europe et 39 lorsqu’il assista au retour des survivants des camps. Une telle vie ne peut pas être linéaire, toute acquise à des études universitaires, mais doit savoir mettre en jeu ses certitudes. Le surréalisme fit partie de ce parcours, car après tout l’Art ne doit-il pas exprimer ce que le réel nous offre, et le réel n’est-il pas absurde ?
Voilà donc ce philosophe inhumé près de nous.
Et s’il vous arrive de lui rendre visite, à Canet, au fond à droite, ne soyez pas surpris : sa tombe est modeste, sobre, à côté de pierres tombales surchargées d’orgueil post mortem ; mais elle montre que l’essentiel n’est pas là, au milieu des graviers ; l’essentiel se trouve dans les livres de Ferdinand Alquié. Lisez par exemple Le désir d’Eternité où il s’intéresse à la passion amoureuse, au coup de foudre, à la lumière de la psychanalyse, pour montrer que sans cesse nous sommes à la recherche de notre enfance même lorsque nous aimons. Mais si la psychanalyse refuse tout constat moralisateur, y compris sur les comportements pervers, Alquié utilise lui les philosophes de l’Antiquité pour fixer les lignes de tout jugement de valeur. Lire Alquié, c’est ainsi s’offrir l’occasion de suivre la pensée d’un universitaire contemporain qui nous ouvre les portes de la grande philosophie, celle éternelle de ces penseurs qui constituèrent le panthéon de la réflexion. Il vous demandera un peu d’effort, car il n’écrivait pas des romans de gare. Mais ces efforts sont si fertiles…

Par Christophe