Canet

Canet, c’est le pont pont !

La fermeture du pont suspendu de Canet, depuis le 14 avril dernier, démontre, s’il en était nécessaire, combien ces ouvrages d’art se révèlent utiles pour une meilleure communication entre les personnes d’un même territoire. Cet incident, qui touche actuellement en premier lieu les Canétoises et les Canétois, en attendant la fin des premiers travaux de réfection du pont prévue cet été, permet du moins aussi de se pencher un peu sur l’aspect historique de cet ouvrage patrimonial d’exception.

Du gué au pont, en passant par le bac. Bien que moins connu et surtout moins réputé que celui qui le précède en amont sur le fleuve Hérault, le fameux Pont du Diable de Saint-Jean de Fos, le pont suspendu de Canet n’en demeure pas moins intéressant de par sa structure. Si le premier peut être considéré comme l’un des plus anciens ponts romans de France, (d’après le cartulaire de Gellone, sa construction datant de 873), avec ses deux arches et ses deux ouïes en pierre, le pont de Canet n’a vu le jour qu’un millénaire plus tard, en 1845.
Jusqu’alors, les habitants des deux rives de l’Hérault n’avaient guère le choix lorsqu’ils voulaient se rencontrer : soit emprunter un gué, seulement praticable en été, soit traverser le fleuve par un bac qui transportait hommes et animaux d’une rive à l’autre. C’est ainsi que selon certaines archives, on apprend qu’en 1727, le seigneur de Canet payait une redevance pour ce bac, sous la forme de deux perdrix. En 1825, les droits de péage étaient les suivants : 0F05 pour les piétons ; 0F15 pour une personne à cheval ; 0F25 pour les ânes et 0F20 pour les charrettes à collier. Le Chemin du Bac existe encore, plus communément appelé Chemin de la Barque.
Le premier pont suspendu de Canet, en remplacement du bac, date donc de 1845. A l’époque, il comportait un tablier de bois avec des pylônes en maçonnerie. En 1895, on note pourtant un remplacement de son tablier, et une réparation des pylônes pour y accueillir des câbles d’un diamètre de 57mm. Il semblerait toutefois que le tablier était encore en bois au début du 20e siècle, comme en atteste l’anecdote suivante qui relate qu’à la suite des grandes inondations de 1907, le président de la République Armand Fallières vint visiter les communes sinistrées. Or, à Canet, il aurait refusé de traverser le pont dont le plancher était en bois, en s’écriant : « Quelle perte pour la France si je tombais ! ».
Pas de commentaires sur le pont de Canet au cours du premier conflit mondial. Mais par la suite, on en reparle en 1933, date à laquelle une structure métallique est installée avec un ajout de câbles d’un diamètre de 77mm. Le tablier actuel, sur lequel roulent les véhicules, est soutenu par 12 câbles, soit 6 de chaque côté du pont, qui tiennent eux-mêmes des tirants verticaux. En 1990, les services du Département gérant les ouvrages routiers dans l’Hérault avaient procédé au renforcement des massifs d’ancrages aux extrémités des câbles. En 2011 enfin, ces mêmes services avaient procédé au remplacement des poutres métalliques latérales et à une remise en état générale du pont suspendu de Canet, qui mesure 112 mètres de long dans sa traversée centrale, pour une longueur totale de 182 mètres, avec une largeur de 5 mètres de route, plus 2 trottoirs de 1 mètre de large. Des travaux qui avaient duré un an et qui s’étaient élevés à plus de 2,1M€.

Le câble de la discorde. Ainsi donc, tout semblait correct pour que le trafic des quelque 8.600 véhicules journaliers, dont 244 poids lourds et bus empruntant la RD2, avec son passage au-dessus du fleuve Hérault, ne pose pas de problème particulier pour ceux qui l’utilisent régulièrement, en tant qu’agent de liaison entre Canet et Le Pouget, via la route reliant Gignac à Pézenas. Jusqu’à cette matinée du jeudi 13 avril dernier quand un patrouilleur décelait une rupture d’un des 12 câbles horizontaux de tension, arraché d’un de ses massifs d’ancrage.
Aussitôt averti, Claude Revel, maire du Canet, après consultation auprès des services du Département, prenait la décision de fermer le pont jusqu’à nouvel ordre, en interdisant la circulation pour les véhicules, les vélos, …et même les piétons. Dans le même temps, une déviation était mise en place par les RD609, RD30 et RD32, via Clermont-l’Hérault, Nébian et Paulhan.
Il va sans dire que cet incident a engendré de lourdes conséquences sur l’économie locale, notamment pour les commerçants, artisans et viticulteurs du village. Alors que certains commerçants parlent de licencier une partie de leur personnel, du côté des viticulteurs des craintes se sont élevées quant au traitement des vignes, certains exerçant des deux côtés du fleuve, et s’inquiètent déjà pour les vendanges à venir. C’est dire si les Canétois attendent des solutions rapides à ce problème.
Suite aux premières expertises réalisées par les services routiers du Département, des appels d’offres ont été lancés en urgence afin de sécuriser le site et d’entreprendre aussitôt que possible des travaux de sauvegarde permettant dès le 9 juin de rétablir la circulation des piétons et des deux-roues, avant la réouverture de la route aux véhicules légers d’ici la fin de l’été. Ces premiers travaux, entrepris par la société Baudin-Châteauneuf depuis le 15 mai dernier, ont pour but de repositionner le câble rompu, avec sa traction et sa fixation sur les tirants d’ancrage.
Par la suite, d’autres travaux seront engagés pour sonder les 24 ancrages des câbles dans le béton et déceler ainsi d’éventuelles anomalies. D’après les premières constatations, il semblerait en effet que la rupture du câble en cause soit due à une mauvaise étanchéité de son culot à son point d’ancrage dans le béton. C’est la raison pour laquelle, lors de cette deuxième phase de travaux, les câbles seront « court-circuités » à leur point d’ancrage avant d’être arrimés un peu plus en arrière.
Si tout se passe comme prévu, et que d’autres signes d’incivilité comme ceux commis dernièrement sur le tablier du pont ne viennent ralentir les travaux, la circulation devrait pouvoir être rétablie pour les véhicules de moins de 12 tonnes, dont les tracteurs et bennes de vendanges, dès le début du mois d’août, de quoi sauver en partie la saison estivale. En revanche, pour l’instant, rien n’est encore décidé en ce qui concerne le retour à la circulation des poids lourds.

Alors qu’au sein du Conseil départemental, on se mobilise pour trouver les meilleurs moyens de réparer le pont d’une façon pérenne, la municipalité de Canet tente de rassurer sa population, tout en restant ouverte aux suggestions de certains commerçants qui verraient d’un bon œil, sinon la construction d’une passerelle piétonnière, du moins l’installation de parkings de part et d’autre du fleuve, afin de faciliter le covoiturage dès que le pont sera ouvert aux piétons. En attendant de pouvoir danser sur leur pont, les habitants du village, mais aussi des communes environnantes, ont été invités le 20 mai dernier à participer à une journée de solidarité aux commerces locaux, organisée par l’association Canet animations 34, en partenariat avec la mairie et la Communauté de communes du Clermontais. Avec notamment au programme des festivités : des animations sportives pour les enfants, un rassemblement de Harley, un défilé de mode et des concerts gratuits. Une autre journée de solidarité est programmée pour le 23 ou le 24 juin. Bref, de quoi redonner du baume au cœur de tous les villageois touchés de près ou de loin par la fermeture temporaire de leur pont.

Par Bernard Fichet

L’HISTORIEN DE LA PHILOSOPHIE

Ferdinand alquié : une figure intellectuelle du 20e siècle

Il y a des philosophes très médiatiques, tel que Bernard Henri Levy ; des légendes tel que Sartre. Mais certains grands intellectuels du vingtième siècle sont moins connus sans que pour autant leurs pensées soient moins intéressantes. Voilà le portrait de l’un d’eux, inhumé près de nous à Canet, et qui fut un grand témoin du siècle écoulé.

Il y a parfois des découvertes étonnantes.
A Canet, près de Clermont l’Hérault, fut inhumée en 1985 une grande figure de la philosophie française, Ferdinand Alquié. Né à Carcassonne en 1906, il fut reçu premier à l’agrégation de philosophie et fit une carrière universitaire brillante, puisque professeur à la Sorbonne et membre de l’Institut de France, siège notamment de l’Académie Française.

Certes tout le monde ne connait pas Alquié.
Il n’eut pas l’aura d’un Jean Paul Sartre ou Michel Foucault, mais son parcours est intéressant pour réfléchir à ce qu’est un intellectuel. Pas uniquement un intellectuel engagé politiquement. Mais un intellectuel engagé dans son siècle, confronté aux grandes idées et aux grandes questions de son époque.
Seuls ceux qui ont fait des études universitaires de philosophie et qui se seront intéressés à la philosophie de Descartes, auront une pensée émue en apprenant qu’ils ne vivent pas très loin du maître. Car Ferdinand Alquié était ce qu’on appelle un historien de la philosophie, c’est-à-dire qu’il a consacré une large partie de sa vie à expliquer les grands philosophes, à préciser leurs pensées et à éditer leurs œuvres, notamment celles de Descartes (1596-1650). Est-ce que cela peut intéresser celui qui attend de la philosophie l’occasion de réfléchir sur son existence, sans pour autant lire des philosophes vieux de 370 ans ? La réponse est oui, car la lecture de ces classiques est non seulement vivifiante pour l’esprit, mais elle permet également d’aborder des questions qui restent encore fondamentales.
Gardons l’exemple de Descartes. Non pas celui archi célèbre du Cogito ergo sum (Je pense donc je suis) et de la Res cogitans (Je suis une chose qui pense), mais celui des Vérités Eternelles, notion qu’Alquié considère comme centrale dans l’œuvre du philosophe français. René Descartes fut un mathématicien et physicien avant d’être un philosophe. Il trouvait même la philosophie assez incertaine, car souvent contradictoire. La physique au moins avait-elle la capacité à fixer la vérité. Sauf que très vite il prit conscience qu’une réflexion scientifique ne peut pas se passer d’une réflexion sur Dieu. Dieu qui selon Descartes a fixé les lois éternelles, lois éternelles qui permirent à leur tour, grâce aux mathématiques, de comprendre la totalité de ces lois.
Dieu ? Encore lui ?
Pourquoi faut-il l’introduire dans la science et ainsi rouvrir la porte aux Religions ? Est-ce réellement pertinent de mélanger les genres comme à l’époque sombre de l’Inquisition ? Si nous raisonnons ainsi nous nous trompons. Car la philosophie n’a jamais exclu de penser la question de Dieu en dehors de toute religion. Même si vous ne voulez pas vous soumettre à l’autorité des Livres Révélés, vous pouvez considérer Dieu comme une hypothèse possible du réel ; cette position s’appelle le déisme. Les philosophes furent les plus grands consommateurs de déisme, y compris lorsqu’ils remettaient en cause le pouvoir des Eglises (nous pouvons penser à Voltaire). Donc Dieu peut faire l’objet d’une réflexion philosophique/Existe-t-il ? Et s’il existe, quel est son rôle dans l’Univers ? Cette réflexion habita beaucoup de scientifiques, dont le plus célèbre, Albert Einstein, qui précisait que « Dieu ne peut pas avoir joué aux dés » en contemplant les conséquences de la mécanique quantique (la mécanique quantique s’occupe de l’infiniment petit, et est si paradoxale dans ses résultats que parfois les physiciens n’ont qu’une connaissance probable de ses lois…). Descartes, avant lui donc, proposa l’idée que les Vérités Eternelles organisées par Dieu étaient connaissables par l’homme et immuables. Cette proposition n’a l’air de rien aujourd’hui, mais à l’époque cela permit de légitimer le travail des scientifiques qui n’eurent plus à se plier à une docte ignorance imposée par l’Eglise, qui édictait les mystères de la Création comme inconnaissables. Descartes permit à cette époque un bond extraordinaire dans la manière de considérer le travail des mathématiciens et/ou physiciens.
Mais pourquoi Alquié s’y intéressait-il donc tant ?
Car les philosophies du passé ne sont pas mortes. Il y a un parfum d’éternité dans la philosophie au-delà d’un pur contexte historique. En expliquant cela, Ferdinand Alquié a influencé des générations entières de philosophes français qui firent de leurs lectures de l’histoire de la philosophie le cœur de leur réflexion. Prenons le plus célèbre, Michel Onfray. Son œuvre principale est La contre-histoire de la philosophie, à travers des conférences diffusées notamment sur France Culture. Ces lectures patientes lui ont permis de mettre à jour les grands problèmes contemporains qu’il traite ensuite dans Son traité d’Athéisme ou Cosmos. Lisez donc les grands philosophes, et vous comprendrez le monde qui nous fait face.
Mais Ferdinand Alquié ne fut pas que le grand professeur de l’Institut ; il fut aussi un témoin de son époque, celle d’un vingtième siècle violent et totalitaire, rapide et contradictoire, celui de l’affrontement des grandes idéologies – le communisme et le capitalisme entre autres. Et Alquié ne fut pas en reste. Fils d’une famille catholique très traditionnelle, il s’émancipa en devenant libertaire, et en devenant le compagnon d’un mouvement caractéristique de l’absurde de cette époque : le surréalisme. Ami d’André Breton, il chercha dans les cadavres exquis, et la poésie, la source d’une nouvelle réflexion, car arrive un moment où le poids de l’histoire est trop important pour se contenter de croire à la simple rationalité ; Alquié eut 12 ans en 1918 et vit le retour des gueules cassées de la guerre. Il eut 34 ans lorsque l’Allemagne nazie envahit l’Europe et 39 lorsqu’il assista au retour des survivants des camps. Une telle vie ne peut pas être linéaire, toute acquise à des études universitaires, mais doit savoir mettre en jeu ses certitudes. Le surréalisme fit partie de ce parcours, car après tout l’Art ne doit-il pas exprimer ce que le réel nous offre, et le réel n’est-il pas absurde ?
Voilà donc ce philosophe inhumé près de nous.
Et s’il vous arrive de lui rendre visite, à Canet, au fond à droite, ne soyez pas surpris : sa tombe est modeste, sobre, à côté de pierres tombales surchargées d’orgueil post mortem ; mais elle montre que l’essentiel n’est pas là, au milieu des graviers ; l’essentiel se trouve dans les livres de Ferdinand Alquié. Lisez par exemple Le désir d’Eternité où il s’intéresse à la passion amoureuse, au coup de foudre, à la lumière de la psychanalyse, pour montrer que sans cesse nous sommes à la recherche de notre enfance même lorsque nous aimons. Mais si la psychanalyse refuse tout constat moralisateur, y compris sur les comportements pervers, Alquié utilise lui les philosophes de l’Antiquité pour fixer les lignes de tout jugement de valeur. Lire Alquié, c’est ainsi s’offrir l’occasion de suivre la pensée d’un universitaire contemporain qui nous ouvre les portes de la grande philosophie, celle éternelle de ces penseurs qui constituèrent le panthéon de la réflexion. Il vous demandera un peu d’effort, car il n’écrivait pas des romans de gare. Mais ces efforts sont si fertiles…

Par Christophe