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Des maths à la tomate

Alexandre Grothendieck est mort le 13 novembre 2014, dans le plus strict anonymat, à l’hôpital de Saint-Girons. Peut-être ce nom compliqué à retenir ne vous évoque-t-il rien ? C’est normal : celui que l’on considère aujourd’hui comme le plus grand mathématicien du XXe siècle avait disparu 23 ans auparavant sans laisser d’adresse, fuyant les honneurs, refusant les prix, renonçant à des gains faramineux, des titres ronflants. Il avait décidé de finir sa vie en misanthrope dans un village de l’Ariège. 

Que son nom vous soit inconnu ou non, ses travaux sont à l’origine des plus grands outils de communication de notre époque, le numérique, le téléphone portable, Internet, même s’ils restent hors de portée pour qui n’a pas un solide bagage. Cédric Villani, le plus médiatique de nos médaillés Fields (l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiques), affirme qu’il lui faudrait cinq ou six ans pour en comprendre la portée. C’est dire.  

Si je vous raconte son histoire c’est qu’elle nous mènera bientôt à Olmet et Villecun, pas très loin de Lodève, où celui qu’on compara à Einstein vécut au début des années 1970. Il avait le monde des mathématiques à ses pieds. Il va lui préférer les terres arides du Salagou, devenant radicalement écologiste, avant de se réfugier dans une vie spirituelle qui le coupera du monde des hommes. 

Ne pas déranger  

Philippe Douroux est le dernier journaliste à s’en être approché. Il est l’auteur d’un Alexandre Grothendieck paru en 2016. Pendant les 4 années de son enquête, il va respecter sa volonté de ne voir personne en dehors de ses proches, quelques voisins et commerçants. 

Le journaliste se rendra quatorze fois à Lasserre, obsédé par l’idée d’arracher cette histoire à l’oubli, Grothendieck à sa disparition programmée. 

Deux fois, au printemps 2014, il aperçoit le vieil homme, vêtu d’une robe de chambre rouge, bonnet sur la tête. Aux pieds, des sandales sur des chaussettes. « Il parlait à ses plantes. Il avait chez lui des jarres énormes et s’était constitué une arche de Noé de verdure ». Il avait renoncé aux mathématiques pour se consacrer à l’écologie et fait du végétal un rempart contre ce monde dénaturé. 

Cette rupture va se produire aux confins des années 70, pas très loin de Lodève, à Olmet et Villecun, sur les terres qu’exploite aujourd’hui Pascal Poot, célèbre pour ses variétés de semences anciennes vendues dans le monde entier. 

Ces deux-là se sont rencontrés, côtoyés, le génie des mathématiques a eu sur l’ensemenceur une influence certaine. Ils ont aussi un lien de parenté. La mère de Pascal a épousé en secondes noces le fils aîné de Grothendieck, de 15 ans son cadet. L’histoire méritait d’être racontée. La voici.  

Pascal Poot, le Grothendieck de la semence 

Ce matin de mars 2021, Pascal Poot est quelque part sur son tracteur, et au téléphone, la perspective d’une visite ne l’enchante pas. « Vous ne pouvez pas attendre qu’il pleuve pour monter ? ». Comme Grothendieck, Pascal se passerait aisément du commun des mortels, des questions bêtes, des réponses toutes faites. Avec sa femme Rachel, ses filles, une équipe réduite, il cultive d’arrache-pied 150 variétés de tomates anciennes, autant de légumes. Des chèvres, des chevaux, et un mode de vie plus proche de celui de ses ancêtres qui ne se seraient peut-être pas accrochés à une terre si aride. Lui si. Ses semences anciennes cartonnent sur Internet, une notoriété qui lui vaut de doubler ses ventes chaque année. Quand la production peut suivre. Destinée en majorité à de petits revendeurs bio qui achètent ses graines par correspondance, elle nécessite un travail gigantesque d’expérimentation, de sélection, de récolte, tri, stockage, commercialisation. Mille manipulations pour quelques bras seulement.

Sur ses vidéos, devenues virales, Pascal Poot campe un Alexandre Grothendieck de la semence tout à fait vraisemblable ; même look débraillé, barbu, bonnet vissé sur le crâne. Paysan, autodidacte, il déconcerte en parlant couramment d’astrophysique et de physique quantique. Pour expliquer l’incroyable résistance de ses semences élevées à la dure, en plein air, sans eau, sans produits phytosanitaires, il échafaude des hypothèses à contre-courant de ses contemporains, dans lesquelles le langage des plantes joue un rôle essentiel. Lui les comprend parfaitement et plaint votre plante verte. « Est-ce que t’as envie d’écouter quelqu’un qui t’écoutera jamais ? La communication marche dans les deux sens, moi je les entends, même à distance », dit-il en guise d’explication. 

J’étais montée voir l’exploitation et le bonhomme pour la première fois en décembre dernier, j’avais pu mesurer le monde qui nous séparait, lui relié à une terre acquise par ses parents dans les années 60 alors qu’elle ressemblait encore à celle qui borde le Salagou, « une garrigue, chênes verts, cistes, thym, genêts et chardons sur 5 à 30 cm de terre et de caillasse posées sur du rocher. La pluie ? Euh… ça arrivait, rarement ». Le terrain de 80 hectares descendait jusqu’à l’emplacement de la centrale électrique. « Ça ne valait rien à l’époque. Le prix d’une 2 chevaux. Tout le monde foutait le camp à la ville, tout était à l’abandon ».

Aujourd’hui il vit là, dans une maison qu’il a construite de ses mains, autosuffisante énergétiquement, – il n’a jamais payé un sou à EDF – qui respire la décroissance et le fait main. Autour d’un feu, d’un café rebouilli, l’histoire d’Alexandre Grothendieck peut commencer. Ici même, il avait construit un temple dans les années 70, un véritable temple bouddhiste, en croûte d’acajou, rapportée du port de Sète sur le toit de sa 4L. La croûte est restée. 

A l’école de la vie 

Il se souvient du bonhomme. Il l’a fréquenté, a été longtemps copain avec un de ses fils, Mathieu, a bien connu Mireille, la femme avec laquelle il aura quatre enfants. Ils étaient déjà séparés. Elle vivait à Lodève. Grothendieck était arrivé par l’intermédiaire des parents de Pascal, fabriqués dans le même moule, celui du retour à la terre, des communautés. Préférant migrer vers des contrées moins arides, dans le Cantal, les Poot avaient cédé leurs terres à des copains. Il y avait parmi eux des étudiants de Grothendieck. Le mathématicien allait les rejoindre. 

Il venait de recevoir la médaille Fields, en 1966, pour ses travaux en géométrie algébrique. Déjà, il s’affichait comme un insoumis, refusant d’aller chercher son prix à Moscou, en soutien à deux intellectuels condamnés aux camps pour avoir publié des textes en Occident. L’urgence écologique le questionnait. Il avait donné une série de conférences aux Etats-Unis, affichait ouvertement son soutien au Vietnam, revendiquait son anti-militarisme. 

En 1970, l’année où la rupture est consommée, il démissionne de l’IHES, l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques, apprenant qu’il est financé en partie par les militaires. Il comprend aussi que ses travaux ont servi à fabriquer la bombe atomique. 

Survivre et Vivre 

Pascal Poot se souvient d’avoir vu débarquer quelqu’un qui ne connaissait pas grand-chose à la terre. Un jour, il a voulu boire de l’eau qui sortait d’une paroi, « c’est naturel, c’est bon », disait-il. « Il y a des mines de plomb dans les parages », lui répond Pascal. « J’ai quand même réussi à lui faire comprendre qu’il valait mieux s’abstenir ». 

Alexandre ne vit pas sur le terrain. Il s’installe dans une maison à Olmet. Il fait attention à tout ce qu’il mange, est particulièrement sensible à la qualité bio de la nourriture sans être absolument végétarien. La maison est alimentée en électricité qu’il n’utilise quasiment pas, sauf peut-être pour faire fonctionner une perceuse. Il s’éclaire à la bougie et à la lampe à pétrole ; la cuisinière et le chauffage sont au bois. Il coupe lui-même son bois et fait ses courses une fois par semaine, à Lodève. Il a encore une voiture, mais on la qualifierait aujourd’hui d’épave ; il n’aime pas conduire. Son tempérament s’accorde mal avec le code de la route, le respect des règles, « avec les autres en général », se souvient Pascal Poot. « Au bout de quelques mois, il s’est retrouvé seul sur ses 80 hectares ». Les autres ont pris la fuite. « Il ignorait les convenances, la hiérarchie, disait ce qu’il pensait, bouleversait tout ce qui était établi, il collaborait avec beaucoup de gens, mais il voulait faire à sa façon ».  

Il crée alors avec deux autres mathématiciens le groupe Survivre et Vivre, pacifiste, écologique, très marqué par le mouvement hippie. Le mouvement avait imaginé le concept de « dissidence » selon lequel il fallait quitter les grandes villes, vivre dans la nature et expérimenter de nouveaux modes de vie. Sa revue connaîtra de 1970 à 1975 plus qu’un succès d’estime – le tirage atteint douze mille exemplaires. Des centaines de paysans y sont abonnés. Alexandre Grothendieck en rédige seul le contenu à ses débuts, collant les timbres, assurant les envois. Dès le premier numéro, il y affiche sa radicalité, s’interrogeant sur le rôle de la science dans la société (« Faut-il continuer la recherche scientifique ? »), question qu’il posera également dans ses conférences et ses cours, notamment au Collège de France, ce qui lui vaudra d’en être mis à l’écart. 

Un professeur passionné et atypique 

Ces années restent néanmoins des années d’ouverture sur le monde. Alexandre Grothendieck continue d’enseigner à l’Université de Montpellier jusqu’en 1988. C’est un professeur passionné et atypique, animé d’un feu particulier. Ses méthodes pédagogiques peu conventionnelles ne sont pas toujours appréciées de ses collègues. Pascal Poot, à qui il faisait la classe, s’en souvient : « Il nous a fait fabriquer une courge d’Halloween, mettre une bougie dedans, pour nous expliquer la diffusion de la lumière à travers la matière. Il nous faisait faire des tas de compost selon la règle du chiffre d’or. Sur le coup, on n’y pigeait pas grand-chose mais ça m’a permis de mieux comprendre la physique et les règles de l’univers ». 

Grothendieck sidère ses pairs par ses raisonnements. Très jeune, ses professeurs notent que lorsqu’il trouve la solution, elle n’est jamais inscrite dans le manuel scolaire. Il se distinguera d’ailleurs, étudiant, lorsqu’il débute sa thèse à Nancy sous la direction de Jean Dieudonné et Laurent Schwartz (médaillé Fields), en résolvant en quelques mois quatorze problèmes sur lesquels ces deux mathématiciens de renom butaient, utilisant pour cela des outils et concepts nouveaux. Tous soulignent sa capacité de travail  hors norme. « Il réalisait en une semaine ce qu’un mathématicien normal et assez doué mettait une année à accomplir. Il était capable de travailler dans une tension intellectuelle phénoménale ! » 

Exceptionnellement communicatif, il pouvait aussi parler des heures d’affilée. A Villecun, toute la France contestataire viendra l’écouter. Il héberge des sans-papiers. Il accueille des moines zen japonais. « Ils avaient fait de Grothendieck un saint homme de son vivant. Ils resteront trois ans à ses côtés, avant d’être chassés. Leurs gongs, leurs robes longues dérangeaient les locaux », commente Pascal Poot. Grothendieck écopera de six mois de prison avec sursis pour avoir hébergé en 1975 un moine bouddhiste japonais dont le titre de séjour avait expiré.

Lorsqu’on relit son histoire personnelle, on se dit que sa trajectoire hors normes était inscrite dans son ADN. Il était né en 1928 à Berlin d’un père anarchiste russe et d’une mère allemande socialiste révolutionnaire, qui partiront combattre en Espagne, le confiant à une famille d’accueil, un pasteur de Hambourg, auquel ils recommandent de « ne pas lui parler de Dieu, ne pas lui couper les cheveux, ne pas l’envoyer à l’école ». En 1939, il les rejoindra en France à Nîmes. Ils seront ensuite arrêtés par le régime de Vichy. Déporté, son père trouvera la mort à Auschwitz. Alexandre demeurera apatride jusqu’en 1971.   

S’il avait eu 25 ans aujourd’hui 

A la fin de sa vie, aux rares personnes qu’il fréquentait encore, il confiait que s’il avait eu 25 ans aujourd’hui, la préoccupation de travailler sur cette situation dramatique que nous vivons sur le plan écologique aurait absorbé l’essentiel de son énergie : il ne se serait certainement pas consacré aux mathématiques.

Sur les terres qu’ils ont partagées, Pascal Poot lui rend hommage à sa manière. On l’imagine bien dans quelques années avoir sa place au panthéon de ceux qui bâtiront le monde d’après. Anti-système, anti-lobby, il dénonce sans relâche la folie d’un monde qui court à sa perte. Il est bien placé pour en parler ; «75 % du marché mondial des semences est contrôlé par 10 multinationales, les mêmes fournissent les engrais, fabriquent les médicaments et financent la recherche ». Or ces semences trafiquées, ces zombies, comme il les appelle, consomment beaucoup de phosphates. Outrageusement utilisés dans l’agriculture intensive, ils se raréfient sur la planète.

En cas de pénurie, les semences industrielles n’ont plus d’avenir. Elles ne peuvent pas se passer d’engrais phosphatés contrairement aux semences anciennes. Qui alors criera famine ? Dans la fable de La Fontaine c’est la cigale, mais dans le futur ça pourrait bien être les fourmis. Si l’histoire devait se terminer ainsi, elle donnerait raison à ces deux hommes hors du commun, et tort à tous les autres. 

Par Nadya Charvet

Le Retour des Boutures

L’histoire d’Ecosud donne envie de se projeter dans quelques décennies pour imaginer un monde où Fabien Hanaï, jeune patron visionnaire, Arnaud Million son directeur technique, deux semeurs d’espoir qui œuvrent à la transition écologique, auraient gagné la partie. Qui sait ? Leur projet de relocaliser la production de végétaux pour sauver la biodiversité d’un désastre annoncé pourrait figurer dans le recueil de contes et légendes du monde d’avant que nous aurions plaisir à lire à nos petits-enfants pour qu’ils se souviennent que 30/40 ans plus tôt, au moment où la planète, la faune, la flore et nous-mêmes courrions à notre perte, des gens ordinaires avaient su baliser le chemin vers le monde d’après. 

« Oui, raconte-nous encore l’histoire du jour où les arbres se sont remis à parler occitan ! », diraient les enfants qui adorent les héros ordinaires qui font des choses extraordinaires.

« Eh bien cette histoire a commencé l’année de la Covid et du confinement. Imaginez les enfants, toute l’humanité arrêtée en même temps comme un seul homme, c’était une occasion en or pour la Nature de se dégourdir un peu les jambes. Après cet épisode, même les gens qui avaient oublié ce qu’était la Nature se sont mis à la redécouvrir. C’est à ce moment que leur projet s’est mis à les intéresser ». 

Fabien, l’homme qui veut sauver la biodiversité, comme Arnaud, qui l’a rejoint dans l’aventure, ne m’en voudront pas de magnifier ce récit voire d’y mettre une touche de fantastique. Gageons qu’au même titre que Greta Thunberg, la jeune militante écologiste suédoise engagée dans la lutte contre le réchauffement climatique, ils seront des exemples pour les générations futures. Sans avoir l’aura d’une Greta, vouloir réapprendre l’occitan aux arbres, n’est-ce-pas déjà extraordinaire ? 

Dans la réalité, leurs arbres ne parlent pas. Ils ne pourraient pas vu leur taille. Ce ne sont que de minuscules boutures prélevées dans des espaces naturels protégés, destinées à être élevées en serre puis replantées sur le même territoire.Vous ne voyez rien d’héroïque à cela ? Sauf si je vous dis que le marché des végétaux s’est mondialisé et qu’on ne vend pratiquement plus dans l’Hérault que des plants made in Portugal ou Italie. 

Retour vers le local 

A ce moment de l’histoire, Fabien entrerait en scène, par la petite porte parce qu’en 2020 il n’est encore que le jeune patron d’une start-up qui a raflé toutes les aides publiques accordées aux projets innovants et levé 400 000 euros supplémentaires pour déployer son projet sur tout l’Arc méditerranéen.
Sa société Ecosud vient d’installer à Lodève son deuxième site de production en France. Le premier est situé à Loriol-du-Comtat, près de Carpentras, dans le Vaucluse. C’est le tout début de son aventure. 

Quatre ans auparavant, Fabien travaille encore dans le milieu de l’horticulture. Et partout où il passe, il entend le même discours. Responsables d’espaces verts, agriculteurs, associations de défense de l’environnement, pépiniéristes indépendants se plaignent des effets désastreux de la mondialisation sur la biodiversité. Les raisons de ce désastre écologique ne sont pas seulement imputables au changement climatique. 

Depuis des années, l’importation massive de plants sélectionnés pour leur rapidité de croissance, leur coût, leur esthétisme a produit des dégâts considérables. Ces clones ne sont au mieux pas adaptés à nos écosystèmes au pire nuisibles. Beaucoup meurent, sont trop exigeants en eau ou trop pauvres en pollen, invasifs et/ou porteurs de maladies mortelles. Les grandes épidémies comme le Xylella fastidiosa, une bactérie mortelle pour 200 espèces végétales, ont été introduites par ces brassages de populations végétales. 

Des végétaux venus d’ailleurs

Cette aberration interpelle Fabien. Pendant quatre ans, il va beaucoup bosser, étudier, travailler avec des botanistes, scientifiques, labos partenaires, utilisateurs finaux afin de créer sa marque, Cérès, en capacité de fournir aux collectivités locales des végétaux 100 % locaux-compatibles c’est à dire prélevés, élevés à moins de 50 km de là où ils seront utilisés. « Cérès, ont dit à Fabien les communicants de l’accélérateur de start-up où Ecosud est en couveuse, c’est la déesse de l’agriculture. Une valeur sûre ». 

Son idée de relocaliser la production de végétaux n’est pas inédite. Au même moment, des scientifiques connus comme le botaniste Francis Hallé, spécialiste des plantes tropicales, lancent le projet de faire renaître en Europe de l’Ouest une forêt primaire, qui grandirait sans aucune gestion humaine. Cependant Fabien est un des premiers à imaginer le moyen de le faire sur une grande échelle, grande comme son enthousiasme communicatif. Un an après sa mise en route, son projet a déjà séduit l’Hérault, le Vaucluse, le Gard, une partie des Pyrénées, l’Ardèche, la Lozère qui lui ont alloué 70 sites de prélèvement dans des espaces naturels protégés où il travaille, précise-t-il, sans impacter le milieu naturel. Quatre années de recherche lui ont permis de mettre au point une méthode pour prélever « mieux et le moins possible ». 

Prélever mieux et le moins possible 

C’est sur un de leur site de prélèvement que je les rencontre en octobre 2020. Fabien et Arnaud m’ont envoyé en guise d’invitation des coordonnées GPS. L’appli m’indique 45 min de route jusqu’au barrage des Olivettes. Après le lac du Salagou, la forêt se densifie. Comme prise en étau, la route devient plus sinueuse laissant la végétation s’expanser. Nous sommes sur les terres du département de l’Hérault, un des premiers à s’être engagé pour le projet Cérès. 

Passés quelques virages, je perds ma trace GPS mais finis par repérer en bord de route, leur drôle d’équipage. Sur une bâche, ils ont installé leur campement d’un jour. Le soleil est de retour après quelques jours de pluie. Assis sur des tabourets de camping, ils effeuillent des boutures de Buplèvres ligneux, ces belles fleurs jaunes, qu’ils imbibent d’alcool puis enrubannent dans du coton, avant de les ranger à la queue leu leu et de les emporter dans une glacière. A l’image du Petit Poucet, ils sont occupés à prélever, à défaut de semer, de jeunes plants qu’ils destineront à maturité au marché local. 

Tout à ce travail d’orfèvre, Arnaud m’explique l’intérêt de prélever en milieu naturel protégé où les végétaux ont derrière eux des décennies de sélection naturelle. « Ces plants-ci parfaitement adaptés à leur milieu favoriseront la fructification, la pollinisation, une meilleure symbiose dans les sols, entre champignons et bactéries, une meilleure résistance phytosociale. Quand on plante du végétal local, on participe à la recréation de l’écosystème ».

Sur la route, je n’ai croisé que des chasseurs. Arnaud et Fabien sont les seuls cueilleurs des environs et ils sont conscients de leur singularité. Peut-être que dans quelques années, les cueilleurs seront plus nombreux que les chasseurs et qu’ils auront contribué à les sensibiliser et les former. Fabien y croit. En attendant, même seuls, passer la moitié de leur temps au milieu des arbres n’est pas pour leur déplaire. Ce matin, si la récolte est bonne, ils espèrent repartir avec 200 à 300 boutures qui seront élevées en serre à Lodève puis, au bout d’une année de maturation en serre, revendues sur le marché local dans un rayon de 50 à 100 km. 

L’aventure lodévoise 

Sur leur nouveau site situé derrière la Déchetterie, une pancarte indique encore Serres lodévoises. Les serres en question ont été dévastées par la grande crue de 2015 dont l’empreinte imprègne encore le décor, vitres cassées, parcelles de terrain retournées à l’état de friche. Plusieurs producteurs occupent déjà les lieux, certains font des plantes d’intérieur, d’autres des aromatiques. 

Ici, ils ambitionnent de cultiver 200 000 à 300 000 plants de variétés locales
« Chaque plant possède un code unique permettant de retracer sa provenance et son itinéraire entre le prélèvement et la commercialisation. Une fois à maturité, ils alimenteront le marché local en Frênes, Cornouillers sanguins, Lauriers tin, Érables de Montpellier, Cistes blancs, des variétés qu’on trouve à 50 km à la ronde », m’explique Arnaud qui me fait la visite ce matin. 

Lodève a tout de suite adhéré au projet et même mis à disposition un site de prélèvement. Tout comme Pégairolles-de-l’Escalette. « Il nous arrive aussi de conventionner avec des communes, pour pouvoir affiner encore nos sélections. Entre Lodève et Pégairolles-de-l’Escalette, deux communes pourtant distantes de quelques kilomètres, les variétés ne sont pas les mêmes, l’influence du Larzac se fait plus sentir là-haut, celle de la Méditerranée à Lodève ».  

Un marché exponentiel

Tous les jeunes plants repiqués ce matin ont déjà trouvé leurs destinataires. « Nous travaillons par exemple avec la communauté de communes du Larzac-Lodévois sur le projet Eau et Biodiversité qui réunit des acteurs publics, des associations, dans le but de reboiser les bords de rivières ». Dès 2021, Ecosud, leur société, fournira potentiellement l’ensemble des plants qui seront utilisés. A Lodève même, ils sont aussi impliqués avec Paysarbre  dans le programme Hérault haie, destiné à permettre à des porteurs de projets, notamment des agriculteurs, de replanter des haies. 

Ecosud a déjà séduit l’Arc Méditerranéen et compte bien étendre sa petite entreprise de relocalisation du végétal à la France entière. Fabien et Arnaud entrevoient aussi des débouchés qu’ils n’avaient pas envisagés. Beaucoup de brasseurs de bière les ont sollicités pour produire du houblon local, « il n’en existe presque plus alors qu’ici il est pourtant de qualité », dit Fabien. Des fabricants de plantes médicinales et aromatiques également les ont contactés. 

Pour cela, Ecosud a commencé à travailler avec des pépiniéristes indépendants, partants pour se lancer dans l’aventure du local. Après une première levée de fonds de 400 000 euros cette année, l’entreprise en prépare une prochaine « plus importante » pour 2021. Fabien et Arnaud sont confiants. L’époque leur sourit. A leur manière, ils sont, non pas des lanceurs d’alerte, mais des semeurs d’alerte : ils se battent contre la mondialisation à coup de semences et de boutures locales. Qui ne leur donnerait pas raison ? 

Et si l’avenir leur sourit comme il devrait, qui sait, peut-être que dans 10 ans ou 20 ans, on viendra de loin, chercheurs, militants écologistes, scientifiques, pour étudier la biodiversité de Lodève, constater combien ses variétés de végétaux millénaires, adaptées, résilientes, ont su mieux résister aux changements climatiques, favoriser la reproduction des espèces animales et végétales, permettre, qui sait, de produire un miel lodévois recherché pour ses qualités gustatives exceptionnelles. Qui sait ?

Par Nadya Charvet

L’arraisonnement par la technique

Fin juin une partie de Lodève a été paralysée par une panne internet. Et la population a pu se rendre compte à quel point elle était dépendante des objets connectés. Notre chronique va s’intéresser à ce lien de dépendance.

Une des crises les plus graves à laquelle l’humanité va devoir faire face dans les années à venir, avec la gestion de l’eau, sera sans doute celle du sable. Peu connue, peu présente dans les médias, la gestion de ce matériau pourtant fondamental pour notre vie quotidienne est catastrophique. Une émission sur France Inter, pourtant, dénonçait récemment le trafic mafieux qui s’organisait entre autres en Inde autour de ce qui devient une matière précieuse. Par exemple une dirigeante d’une PME française présentait le zircon : c’est un minéral extrait du sable, composant présent dans de nombreux objets de notre vie quotidienne (pneus, téléphones portables, plaquettes de freins…) dont nous sommes totalement dépendants ; elle expliquait comment elle fut fournie sans le savoir par une des mafias les plus dangereuses du sous-continent indien, qui n’hésitait pas à tuer pour garder son monopole. Cette folie est d’autant plus grave que la surexploitation du sable entraine l’érosion des sols et des plages, provoquant des inondations et un exode des populations les plus pauvres vers les villes pour s’entasser dans des bidonvilles et impliquant de reconstruire des maisons avec encore plus de sable, car besoin de béton.

Ce cercle vicieux est tragique. La nature est sommée de nous fournir ce dont nous avons besoin sans que nous prenions en compte son équilibre, certes la nature n’est ni une entité avec une personnalité ni une divinité. Néanmoins si l’homme ne respecte pas ses ressources, il court à sa perte avec un plaisir et une efficacité redoutables. Pourquoi ? Est-ce le fruit du (méchant) capitalisme comme certains qui veulent le politiser le dénoncent ? L’histoire nous apprend que non : l’URSS a eu une gestion catastrophique de l’environnement, avec notamment l’accident nucléaire de Tchernobyl en avril 1986, accident dû à la volonté humaine de pousser toujours un peu plus loin l’exploitation de la nature. C’est la folie humaine elle-même, sa volonté d’exploiter, une volonté qui va devenir volonté de la volonté, volonté de rendre plus puissante sa volonté de puissance. La technique dévoile la puissance de l’homme qui va arraisonner la nature et la sommer de lui obéir en la pro-voquant, c’est-à-dire en changeant sa vocation première, qui était d’être. Le sable était sur la plage et le voilà sommer de produire des minéraux dont nous avons besoin.

Mais le cercle ne s’arrête pas là, il s’agrandit, il s’enrichit : l’industrie du sable a mis en mouvement des forces considérables, des capitaux extraordinaires et donc il faut des débouchés pour cette industrie : l’homme est donc sommé d’utiliser tout ce sable en rendant nécessaire de nouvelles productions. L’exploitation du sable implique les bateaux qui le transportent, les fabricants d’outils pour les travaux publics et surtout la demande de béton qui doit être soutenue pour permettre des débouchés à toute cette industrie, le béton devient la raison d’être de plusieurs centaines de milliers de personnes sur terre qui en vivent et il ne peut pas être question de le faire disparaître sur terre. Mais cette question de l’exploitation du sable et la production de béton n’est pas la seule pour comprendre dans quel cercle la volonté de volonté de puissance de l’homme l’entraîne. Il y a aussi l’usage que nous faisons de nos outils connectés, smartphones, tablettes, réseaux sociaux, ordinateurs. Avec eux, pour la première fois, l’idée de l’utilité ne précède pas l’usage ; ils sont inventés puis on nous explique leur utilité. L’humanité auparavant était très heureuse et la voilà soumise à la dictature de leur usage, au point qu’une ville entière est désormais paralysée dès que la connexion internet tombe en panne. L’homme devient commis pour consommer ses objets. La tablette fut en 2010 commise pour nous être utile et agréable. Aujourd’hui il s’agit plutôt de l’assistant personnel qui rentre tout doucement dans la vie des ménages ; et enfin, dernier élément de ce cercle, la nature est commise de nous fournir les éléments nécessaires à tout cela, c’est-à-dire les métaux précieux qu’ils contiennent, les routes maritimes pour les acheminer et désormais l’espace pour permettre aux satellites de les rendre réellement efficaces.

Qu’y a-t-il derrière tout cela ? La technique. La technique moderne qui dévoile une dimension métaphysique nouvelle de l’homme : l’homme est volonté de puissance et veut tout soumettre à cette puissance, la nature et lui-même. Mais il est arraisonné par cette volonté de puissance comme un bateau peut être arraisonné par des pirates qui n’ont d’autre but que le soumettre à leur volonté. Le cercle possède sa propre logique. Cela aurait dû être un cercle vertueux, cela se transforme en cercle vicieux. 

Je noircis ? Pas aux yeux de Martin Heidegger, dont je reprends les termes qu’il a lui-même développé en 1951 dans sa conférence La Question de la Technique. Qui est Heidegger ? Un des plus grands philosophes du XXe siècle depuis la parution de son ouvrage majeur, Sein und Zeit (Etre et Temps) en 1927, où il interroge la condition humaine. Mais Heidegger est aussi un philosophe qui pose problème. Il a adhéré au Parti nazi en 1933, a appliqué en tant que recteur les ordres de l’administration nazie et jusqu’à la fin de sa vie (1976) il n’a jamais réellement remis en cause cette adhésion. De nombreux penseurs encore aujourd’hui militent pour qu’on n’enseigne pas sa philosophie dans les lycées – ce qui est assez exagéré, car il n’y a à aucun moment dans ses ouvrages de philosophie des propos strictement nazis. Jusqu’en 1951 Heidegger n’eut plus le droit de donner des cours à l’université, mais resta un philosophe très influent (le plus célèbre de ses disciples était Jean Paul Sartre) et il donna des conférences qui furent célèbres, dont La Question de la Technique. Il y écrit que « l’essence de la technique n’a rien de technique », c’est-à-dire que le philosophe se moque de savoir comment fonctionnent les machines. Ce qui l’intéresse, c’est ce que cette technique dévoile : la place de l’homme comme cause efficiente, autrement dit comme véritable organisateur de la nature. La technique moderne permet à l’homme de pro-voquer la nature, dans le sens où elle va modifier sa vocation première. Ainsi un barrage empêche l’eau de s’écouler pour l’obliger (la « sommer ») de produire de l’énergie lorsque l’homme en a besoin grâce à une centrale hydro-électrique. C’est différent du moulin à eau qui, lui, se soumettait à la force des courants. Avec la technique moderne, l’homme soumet la nature. Et cela va plus loin : « C’est seulement pour autant que, de son côté, l’homme est déjà pro-voqué à libérer les énergies naturelles que ce dévoilement qui commet peut avoir lieu. […] Le garde forestier qui mesure le bois abattu et qui en suit les mêmes chemins et de la même manière que le faisait son grand-père est aujourd’hui, qu’il le sache ou non, commis par l’industrie du bois. Il est commis à faire que la cellulose puisse être commise et celle-ci de son côté est provoquée par les demandes de papier pour les journaux et les magazines illustrés. Ceux-ci, à leur tour, interpellent l’opinion publique, pour qu’elle absorbe les choses imprimées, afin qu’elle-même puisse être commise à une formation d’opinion dont on a reçu la commande. » Certes Heidegger ne connaissait pas les téléphones portables. Il prit donc comme exemple ce qu’il connaissait, c’est-à-dire les magazines illustrés de l’après-guerre, qui mobilisent des moyens très importants : entretien de forêts pour couper du bois, industrie du papier, rédaction de journalistes, distributeurs de journaux, une opinion publique qui doit réagir face à l’actualité et au final le consommateur qui a soif de news. Mais ce besoin d’être informé n’est pas naturel, il est pro-voqué pour justifier l’industrie du bois, du papier et de la presse écrite : nous sommes conditionnés pour réclamer de l’information, même si elle est futile. Cette information peut porter sur les grands conflits mondiaux, sur l’avenir du climat ou…. sur la vie intime d’une quelconque princesse. Tout doit être important pour justifier qu’on achète le magazine. Là est le cercle : chacun est commis pour nourrir la technique de production de magazine illustré. Le même raisonnement peut s’appliquer aux nouvelles technologies : nous nous devons, désormais, d’être connectés. Tous ceux qui refusent sont automatiquement taxés de réactionnaires, et nous devons utiliser le numérique – parfois en inventant des besoins qui n’existaient pas auparavant ! Nous sommes pris au piège des besoins des objets techniques eux-mêmes. L’objet connecté devient l’élément le plus important de notre existence.

Quelle est la solution ? Elle est très simple : « Notre attachement aux choses techniques est maintenant si fort que nous sommes à notre insu devenus leurs esclaves. Mais nous pouvons nous y prendre autrement. […] Nous pouvons dire “oui” à l’emploi inévitable des objets techniques et nous pouvons en même temps lui dire “non” en ce sens que nous les empêchions de nous accaparer et ainsi fausser, brouiller et finalement vider notre être. » Ce qui veut dire qu’il faut réintroduire une réflexion sur l’intérêt de toute cette technique moderne. En avons-nous réellement besoin ? Cela peut paraître anodin, et pourtant ce type de questionnement disparaît tout doucement : nous sommes dans les dernières années où l’humanité, par exemple, se pose la question de savoir s’il faut être toujours accompagné d’objets connectés. Les enfants qui naissent ne se la poseront sans doute pas. Cet article est donc un appel, un appel au souci, concept central de la philosophie de Martin Heidegger : notre existence est trop souvent un oubli, parfois masquée par le “on”. “On meurt” au volant parce que « on » utilisait le téléphone. Nos enfants sont hyperactifs parce que “on” néglige d’encadrer leur consommation d’écran. “On” détruit des plages entières pour revendre le sable car “on” a besoin de béton, etc… Le souci va combattre cet écran que représente le “on”. « Le souci n’est rien de subjectif et ne défigure pas l’objet dont il se préoccupe, mais le laisse bien plutôt accéder à son être véritable » précisait Heidegger. L’être véritable des objets techniques doit uniquement d’être au service de notre existence, et non l’inverse. 

Par Christophe Gallique