Des maths à la tomate

Alexandre Grothendieck est mort le 13 novembre 2014, dans le plus strict anonymat, à l’hôpital de Saint-Girons. Peut-être ce nom compliqué à retenir ne vous évoque-t-il rien ? C’est normal : celui que l’on considère aujourd’hui comme le plus grand mathématicien du XXe siècle avait disparu 23 ans auparavant sans laisser d’adresse, fuyant les honneurs, refusant les prix, renonçant à des gains faramineux, des titres ronflants. Il avait décidé de finir sa vie en misanthrope dans un village de l’Ariège. 

Que son nom vous soit inconnu ou non, ses travaux sont à l’origine des plus grands outils de communication de notre époque, le numérique, le téléphone portable, Internet, même s’ils restent hors de portée pour qui n’a pas un solide bagage. Cédric Villani, le plus médiatique de nos médaillés Fields (l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiques), affirme qu’il lui faudrait cinq ou six ans pour en comprendre la portée. C’est dire.  

Si je vous raconte son histoire c’est qu’elle nous mènera bientôt à Olmet et Villecun, pas très loin de Lodève, où celui qu’on compara à Einstein vécut au début des années 1970. Il avait le monde des mathématiques à ses pieds. Il va lui préférer les terres arides du Salagou, devenant radicalement écologiste, avant de se réfugier dans une vie spirituelle qui le coupera du monde des hommes. 

Ne pas déranger  

Philippe Douroux est le dernier journaliste à s’en être approché. Il est l’auteur d’un Alexandre Grothendieck paru en 2016. Pendant les 4 années de son enquête, il va respecter sa volonté de ne voir personne en dehors de ses proches, quelques voisins et commerçants. 

Le journaliste se rendra quatorze fois à Lasserre, obsédé par l’idée d’arracher cette histoire à l’oubli, Grothendieck à sa disparition programmée. 

Deux fois, au printemps 2014, il aperçoit le vieil homme, vêtu d’une robe de chambre rouge, bonnet sur la tête. Aux pieds, des sandales sur des chaussettes. « Il parlait à ses plantes. Il avait chez lui des jarres énormes et s’était constitué une arche de Noé de verdure ». Il avait renoncé aux mathématiques pour se consacrer à l’écologie et fait du végétal un rempart contre ce monde dénaturé. 

Cette rupture va se produire aux confins des années 70, pas très loin de Lodève, à Olmet et Villecun, sur les terres qu’exploite aujourd’hui Pascal Poot, célèbre pour ses variétés de semences anciennes vendues dans le monde entier. 

Ces deux-là se sont rencontrés, côtoyés, le génie des mathématiques a eu sur l’ensemenceur une influence certaine. Ils ont aussi un lien de parenté. La mère de Pascal a épousé en secondes noces le fils aîné de Grothendieck, de 15 ans son cadet. L’histoire méritait d’être racontée. La voici.  

Pascal Poot, le Grothendieck de la semence 

Ce matin de mars 2021, Pascal Poot est quelque part sur son tracteur, et au téléphone, la perspective d’une visite ne l’enchante pas. « Vous ne pouvez pas attendre qu’il pleuve pour monter ? ». Comme Grothendieck, Pascal se passerait aisément du commun des mortels, des questions bêtes, des réponses toutes faites. Avec sa femme Rachel, ses filles, une équipe réduite, il cultive d’arrache-pied 150 variétés de tomates anciennes, autant de légumes. Des chèvres, des chevaux, et un mode de vie plus proche de celui de ses ancêtres qui ne se seraient peut-être pas accrochés à une terre si aride. Lui si. Ses semences anciennes cartonnent sur Internet, une notoriété qui lui vaut de doubler ses ventes chaque année. Quand la production peut suivre. Destinée en majorité à de petits revendeurs bio qui achètent ses graines par correspondance, elle nécessite un travail gigantesque d’expérimentation, de sélection, de récolte, tri, stockage, commercialisation. Mille manipulations pour quelques bras seulement.

Sur ses vidéos, devenues virales, Pascal Poot campe un Alexandre Grothendieck de la semence tout à fait vraisemblable ; même look débraillé, barbu, bonnet vissé sur le crâne. Paysan, autodidacte, il déconcerte en parlant couramment d’astrophysique et de physique quantique. Pour expliquer l’incroyable résistance de ses semences élevées à la dure, en plein air, sans eau, sans produits phytosanitaires, il échafaude des hypothèses à contre-courant de ses contemporains, dans lesquelles le langage des plantes joue un rôle essentiel. Lui les comprend parfaitement et plaint votre plante verte. « Est-ce que t’as envie d’écouter quelqu’un qui t’écoutera jamais ? La communication marche dans les deux sens, moi je les entends, même à distance », dit-il en guise d’explication. 

J’étais montée voir l’exploitation et le bonhomme pour la première fois en décembre dernier, j’avais pu mesurer le monde qui nous séparait, lui relié à une terre acquise par ses parents dans les années 60 alors qu’elle ressemblait encore à celle qui borde le Salagou, « une garrigue, chênes verts, cistes, thym, genêts et chardons sur 5 à 30 cm de terre et de caillasse posées sur du rocher. La pluie ? Euh… ça arrivait, rarement ». Le terrain de 80 hectares descendait jusqu’à l’emplacement de la centrale électrique. « Ça ne valait rien à l’époque. Le prix d’une 2 chevaux. Tout le monde foutait le camp à la ville, tout était à l’abandon ».

Aujourd’hui il vit là, dans une maison qu’il a construite de ses mains, autosuffisante énergétiquement, – il n’a jamais payé un sou à EDF – qui respire la décroissance et le fait main. Autour d’un feu, d’un café rebouilli, l’histoire d’Alexandre Grothendieck peut commencer. Ici même, il avait construit un temple dans les années 70, un véritable temple bouddhiste, en croûte d’acajou, rapportée du port de Sète sur le toit de sa 4L. La croûte est restée. 

A l’école de la vie 

Il se souvient du bonhomme. Il l’a fréquenté, a été longtemps copain avec un de ses fils, Mathieu, a bien connu Mireille, la femme avec laquelle il aura quatre enfants. Ils étaient déjà séparés. Elle vivait à Lodève. Grothendieck était arrivé par l’intermédiaire des parents de Pascal, fabriqués dans le même moule, celui du retour à la terre, des communautés. Préférant migrer vers des contrées moins arides, dans le Cantal, les Poot avaient cédé leurs terres à des copains. Il y avait parmi eux des étudiants de Grothendieck. Le mathématicien allait les rejoindre. 

Il venait de recevoir la médaille Fields, en 1966, pour ses travaux en géométrie algébrique. Déjà, il s’affichait comme un insoumis, refusant d’aller chercher son prix à Moscou, en soutien à deux intellectuels condamnés aux camps pour avoir publié des textes en Occident. L’urgence écologique le questionnait. Il avait donné une série de conférences aux Etats-Unis, affichait ouvertement son soutien au Vietnam, revendiquait son anti-militarisme. 

En 1970, l’année où la rupture est consommée, il démissionne de l’IHES, l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques, apprenant qu’il est financé en partie par les militaires. Il comprend aussi que ses travaux ont servi à fabriquer la bombe atomique. 

Survivre et Vivre 

Pascal Poot se souvient d’avoir vu débarquer quelqu’un qui ne connaissait pas grand-chose à la terre. Un jour, il a voulu boire de l’eau qui sortait d’une paroi, « c’est naturel, c’est bon », disait-il. « Il y a des mines de plomb dans les parages », lui répond Pascal. « J’ai quand même réussi à lui faire comprendre qu’il valait mieux s’abstenir ». 

Alexandre ne vit pas sur le terrain. Il s’installe dans une maison à Olmet. Il fait attention à tout ce qu’il mange, est particulièrement sensible à la qualité bio de la nourriture sans être absolument végétarien. La maison est alimentée en électricité qu’il n’utilise quasiment pas, sauf peut-être pour faire fonctionner une perceuse. Il s’éclaire à la bougie et à la lampe à pétrole ; la cuisinière et le chauffage sont au bois. Il coupe lui-même son bois et fait ses courses une fois par semaine, à Lodève. Il a encore une voiture, mais on la qualifierait aujourd’hui d’épave ; il n’aime pas conduire. Son tempérament s’accorde mal avec le code de la route, le respect des règles, « avec les autres en général », se souvient Pascal Poot. « Au bout de quelques mois, il s’est retrouvé seul sur ses 80 hectares ». Les autres ont pris la fuite. « Il ignorait les convenances, la hiérarchie, disait ce qu’il pensait, bouleversait tout ce qui était établi, il collaborait avec beaucoup de gens, mais il voulait faire à sa façon ».  

Il crée alors avec deux autres mathématiciens le groupe Survivre et Vivre, pacifiste, écologique, très marqué par le mouvement hippie. Le mouvement avait imaginé le concept de « dissidence » selon lequel il fallait quitter les grandes villes, vivre dans la nature et expérimenter de nouveaux modes de vie. Sa revue connaîtra de 1970 à 1975 plus qu’un succès d’estime – le tirage atteint douze mille exemplaires. Des centaines de paysans y sont abonnés. Alexandre Grothendieck en rédige seul le contenu à ses débuts, collant les timbres, assurant les envois. Dès le premier numéro, il y affiche sa radicalité, s’interrogeant sur le rôle de la science dans la société (« Faut-il continuer la recherche scientifique ? »), question qu’il posera également dans ses conférences et ses cours, notamment au Collège de France, ce qui lui vaudra d’en être mis à l’écart. 

Un professeur passionné et atypique 

Ces années restent néanmoins des années d’ouverture sur le monde. Alexandre Grothendieck continue d’enseigner à l’Université de Montpellier jusqu’en 1988. C’est un professeur passionné et atypique, animé d’un feu particulier. Ses méthodes pédagogiques peu conventionnelles ne sont pas toujours appréciées de ses collègues. Pascal Poot, à qui il faisait la classe, s’en souvient : « Il nous a fait fabriquer une courge d’Halloween, mettre une bougie dedans, pour nous expliquer la diffusion de la lumière à travers la matière. Il nous faisait faire des tas de compost selon la règle du chiffre d’or. Sur le coup, on n’y pigeait pas grand-chose mais ça m’a permis de mieux comprendre la physique et les règles de l’univers ». 

Grothendieck sidère ses pairs par ses raisonnements. Très jeune, ses professeurs notent que lorsqu’il trouve la solution, elle n’est jamais inscrite dans le manuel scolaire. Il se distinguera d’ailleurs, étudiant, lorsqu’il débute sa thèse à Nancy sous la direction de Jean Dieudonné et Laurent Schwartz (médaillé Fields), en résolvant en quelques mois quatorze problèmes sur lesquels ces deux mathématiciens de renom butaient, utilisant pour cela des outils et concepts nouveaux. Tous soulignent sa capacité de travail  hors norme. « Il réalisait en une semaine ce qu’un mathématicien normal et assez doué mettait une année à accomplir. Il était capable de travailler dans une tension intellectuelle phénoménale ! » 

Exceptionnellement communicatif, il pouvait aussi parler des heures d’affilée. A Villecun, toute la France contestataire viendra l’écouter. Il héberge des sans-papiers. Il accueille des moines zen japonais. « Ils avaient fait de Grothendieck un saint homme de son vivant. Ils resteront trois ans à ses côtés, avant d’être chassés. Leurs gongs, leurs robes longues dérangeaient les locaux », commente Pascal Poot. Grothendieck écopera de six mois de prison avec sursis pour avoir hébergé en 1975 un moine bouddhiste japonais dont le titre de séjour avait expiré.

Lorsqu’on relit son histoire personnelle, on se dit que sa trajectoire hors normes était inscrite dans son ADN. Il était né en 1928 à Berlin d’un père anarchiste russe et d’une mère allemande socialiste révolutionnaire, qui partiront combattre en Espagne, le confiant à une famille d’accueil, un pasteur de Hambourg, auquel ils recommandent de « ne pas lui parler de Dieu, ne pas lui couper les cheveux, ne pas l’envoyer à l’école ». En 1939, il les rejoindra en France à Nîmes. Ils seront ensuite arrêtés par le régime de Vichy. Déporté, son père trouvera la mort à Auschwitz. Alexandre demeurera apatride jusqu’en 1971.   

S’il avait eu 25 ans aujourd’hui 

A la fin de sa vie, aux rares personnes qu’il fréquentait encore, il confiait que s’il avait eu 25 ans aujourd’hui, la préoccupation de travailler sur cette situation dramatique que nous vivons sur le plan écologique aurait absorbé l’essentiel de son énergie : il ne se serait certainement pas consacré aux mathématiques.

Sur les terres qu’ils ont partagées, Pascal Poot lui rend hommage à sa manière. On l’imagine bien dans quelques années avoir sa place au panthéon de ceux qui bâtiront le monde d’après. Anti-système, anti-lobby, il dénonce sans relâche la folie d’un monde qui court à sa perte. Il est bien placé pour en parler ; «75 % du marché mondial des semences est contrôlé par 10 multinationales, les mêmes fournissent les engrais, fabriquent les médicaments et financent la recherche ». Or ces semences trafiquées, ces zombies, comme il les appelle, consomment beaucoup de phosphates. Outrageusement utilisés dans l’agriculture intensive, ils se raréfient sur la planète.

En cas de pénurie, les semences industrielles n’ont plus d’avenir. Elles ne peuvent pas se passer d’engrais phosphatés contrairement aux semences anciennes. Qui alors criera famine ? Dans la fable de La Fontaine c’est la cigale, mais dans le futur ça pourrait bien être les fourmis. Si l’histoire devait se terminer ainsi, elle donnerait raison à ces deux hommes hors du commun, et tort à tous les autres. 

Par Nadya Charvet

Laisser un commentaire