technique

L’arraisonnement par la technique

Fin juin une partie de Lodève a été paralysée par une panne internet. Et la population a pu se rendre compte à quel point elle était dépendante des objets connectés. Notre chronique va s’intéresser à ce lien de dépendance.

Une des crises les plus graves à laquelle l’humanité va devoir faire face dans les années à venir, avec la gestion de l’eau, sera sans doute celle du sable. Peu connue, peu présente dans les médias, la gestion de ce matériau pourtant fondamental pour notre vie quotidienne est catastrophique. Une émission sur France Inter, pourtant, dénonçait récemment le trafic mafieux qui s’organisait entre autres en Inde autour de ce qui devient une matière précieuse. Par exemple une dirigeante d’une PME française présentait le zircon : c’est un minéral extrait du sable, composant présent dans de nombreux objets de notre vie quotidienne (pneus, téléphones portables, plaquettes de freins…) dont nous sommes totalement dépendants ; elle expliquait comment elle fut fournie sans le savoir par une des mafias les plus dangereuses du sous-continent indien, qui n’hésitait pas à tuer pour garder son monopole. Cette folie est d’autant plus grave que la surexploitation du sable entraine l’érosion des sols et des plages, provoquant des inondations et un exode des populations les plus pauvres vers les villes pour s’entasser dans des bidonvilles et impliquant de reconstruire des maisons avec encore plus de sable, car besoin de béton.

Ce cercle vicieux est tragique. La nature est sommée de nous fournir ce dont nous avons besoin sans que nous prenions en compte son équilibre, certes la nature n’est ni une entité avec une personnalité ni une divinité. Néanmoins si l’homme ne respecte pas ses ressources, il court à sa perte avec un plaisir et une efficacité redoutables. Pourquoi ? Est-ce le fruit du (méchant) capitalisme comme certains qui veulent le politiser le dénoncent ? L’histoire nous apprend que non : l’URSS a eu une gestion catastrophique de l’environnement, avec notamment l’accident nucléaire de Tchernobyl en avril 1986, accident dû à la volonté humaine de pousser toujours un peu plus loin l’exploitation de la nature. C’est la folie humaine elle-même, sa volonté d’exploiter, une volonté qui va devenir volonté de la volonté, volonté de rendre plus puissante sa volonté de puissance. La technique dévoile la puissance de l’homme qui va arraisonner la nature et la sommer de lui obéir en la pro-voquant, c’est-à-dire en changeant sa vocation première, qui était d’être. Le sable était sur la plage et le voilà sommer de produire des minéraux dont nous avons besoin.

Mais le cercle ne s’arrête pas là, il s’agrandit, il s’enrichit : l’industrie du sable a mis en mouvement des forces considérables, des capitaux extraordinaires et donc il faut des débouchés pour cette industrie : l’homme est donc sommé d’utiliser tout ce sable en rendant nécessaire de nouvelles productions. L’exploitation du sable implique les bateaux qui le transportent, les fabricants d’outils pour les travaux publics et surtout la demande de béton qui doit être soutenue pour permettre des débouchés à toute cette industrie, le béton devient la raison d’être de plusieurs centaines de milliers de personnes sur terre qui en vivent et il ne peut pas être question de le faire disparaître sur terre. Mais cette question de l’exploitation du sable et la production de béton n’est pas la seule pour comprendre dans quel cercle la volonté de volonté de puissance de l’homme l’entraîne. Il y a aussi l’usage que nous faisons de nos outils connectés, smartphones, tablettes, réseaux sociaux, ordinateurs. Avec eux, pour la première fois, l’idée de l’utilité ne précède pas l’usage ; ils sont inventés puis on nous explique leur utilité. L’humanité auparavant était très heureuse et la voilà soumise à la dictature de leur usage, au point qu’une ville entière est désormais paralysée dès que la connexion internet tombe en panne. L’homme devient commis pour consommer ses objets. La tablette fut en 2010 commise pour nous être utile et agréable. Aujourd’hui il s’agit plutôt de l’assistant personnel qui rentre tout doucement dans la vie des ménages ; et enfin, dernier élément de ce cercle, la nature est commise de nous fournir les éléments nécessaires à tout cela, c’est-à-dire les métaux précieux qu’ils contiennent, les routes maritimes pour les acheminer et désormais l’espace pour permettre aux satellites de les rendre réellement efficaces.

Qu’y a-t-il derrière tout cela ? La technique. La technique moderne qui dévoile une dimension métaphysique nouvelle de l’homme : l’homme est volonté de puissance et veut tout soumettre à cette puissance, la nature et lui-même. Mais il est arraisonné par cette volonté de puissance comme un bateau peut être arraisonné par des pirates qui n’ont d’autre but que le soumettre à leur volonté. Le cercle possède sa propre logique. Cela aurait dû être un cercle vertueux, cela se transforme en cercle vicieux. 

Je noircis ? Pas aux yeux de Martin Heidegger, dont je reprends les termes qu’il a lui-même développé en 1951 dans sa conférence La Question de la Technique. Qui est Heidegger ? Un des plus grands philosophes du XXe siècle depuis la parution de son ouvrage majeur, Sein und Zeit (Etre et Temps) en 1927, où il interroge la condition humaine. Mais Heidegger est aussi un philosophe qui pose problème. Il a adhéré au Parti nazi en 1933, a appliqué en tant que recteur les ordres de l’administration nazie et jusqu’à la fin de sa vie (1976) il n’a jamais réellement remis en cause cette adhésion. De nombreux penseurs encore aujourd’hui militent pour qu’on n’enseigne pas sa philosophie dans les lycées – ce qui est assez exagéré, car il n’y a à aucun moment dans ses ouvrages de philosophie des propos strictement nazis. Jusqu’en 1951 Heidegger n’eut plus le droit de donner des cours à l’université, mais resta un philosophe très influent (le plus célèbre de ses disciples était Jean Paul Sartre) et il donna des conférences qui furent célèbres, dont La Question de la Technique. Il y écrit que « l’essence de la technique n’a rien de technique », c’est-à-dire que le philosophe se moque de savoir comment fonctionnent les machines. Ce qui l’intéresse, c’est ce que cette technique dévoile : la place de l’homme comme cause efficiente, autrement dit comme véritable organisateur de la nature. La technique moderne permet à l’homme de pro-voquer la nature, dans le sens où elle va modifier sa vocation première. Ainsi un barrage empêche l’eau de s’écouler pour l’obliger (la « sommer ») de produire de l’énergie lorsque l’homme en a besoin grâce à une centrale hydro-électrique. C’est différent du moulin à eau qui, lui, se soumettait à la force des courants. Avec la technique moderne, l’homme soumet la nature. Et cela va plus loin : « C’est seulement pour autant que, de son côté, l’homme est déjà pro-voqué à libérer les énergies naturelles que ce dévoilement qui commet peut avoir lieu. […] Le garde forestier qui mesure le bois abattu et qui en suit les mêmes chemins et de la même manière que le faisait son grand-père est aujourd’hui, qu’il le sache ou non, commis par l’industrie du bois. Il est commis à faire que la cellulose puisse être commise et celle-ci de son côté est provoquée par les demandes de papier pour les journaux et les magazines illustrés. Ceux-ci, à leur tour, interpellent l’opinion publique, pour qu’elle absorbe les choses imprimées, afin qu’elle-même puisse être commise à une formation d’opinion dont on a reçu la commande. » Certes Heidegger ne connaissait pas les téléphones portables. Il prit donc comme exemple ce qu’il connaissait, c’est-à-dire les magazines illustrés de l’après-guerre, qui mobilisent des moyens très importants : entretien de forêts pour couper du bois, industrie du papier, rédaction de journalistes, distributeurs de journaux, une opinion publique qui doit réagir face à l’actualité et au final le consommateur qui a soif de news. Mais ce besoin d’être informé n’est pas naturel, il est pro-voqué pour justifier l’industrie du bois, du papier et de la presse écrite : nous sommes conditionnés pour réclamer de l’information, même si elle est futile. Cette information peut porter sur les grands conflits mondiaux, sur l’avenir du climat ou…. sur la vie intime d’une quelconque princesse. Tout doit être important pour justifier qu’on achète le magazine. Là est le cercle : chacun est commis pour nourrir la technique de production de magazine illustré. Le même raisonnement peut s’appliquer aux nouvelles technologies : nous nous devons, désormais, d’être connectés. Tous ceux qui refusent sont automatiquement taxés de réactionnaires, et nous devons utiliser le numérique – parfois en inventant des besoins qui n’existaient pas auparavant ! Nous sommes pris au piège des besoins des objets techniques eux-mêmes. L’objet connecté devient l’élément le plus important de notre existence.

Quelle est la solution ? Elle est très simple : « Notre attachement aux choses techniques est maintenant si fort que nous sommes à notre insu devenus leurs esclaves. Mais nous pouvons nous y prendre autrement. […] Nous pouvons dire “oui” à l’emploi inévitable des objets techniques et nous pouvons en même temps lui dire “non” en ce sens que nous les empêchions de nous accaparer et ainsi fausser, brouiller et finalement vider notre être. » Ce qui veut dire qu’il faut réintroduire une réflexion sur l’intérêt de toute cette technique moderne. En avons-nous réellement besoin ? Cela peut paraître anodin, et pourtant ce type de questionnement disparaît tout doucement : nous sommes dans les dernières années où l’humanité, par exemple, se pose la question de savoir s’il faut être toujours accompagné d’objets connectés. Les enfants qui naissent ne se la poseront sans doute pas. Cet article est donc un appel, un appel au souci, concept central de la philosophie de Martin Heidegger : notre existence est trop souvent un oubli, parfois masquée par le “on”. “On meurt” au volant parce que « on » utilisait le téléphone. Nos enfants sont hyperactifs parce que “on” néglige d’encadrer leur consommation d’écran. “On” détruit des plages entières pour revendre le sable car “on” a besoin de béton, etc… Le souci va combattre cet écran que représente le “on”. « Le souci n’est rien de subjectif et ne défigure pas l’objet dont il se préoccupe, mais le laisse bien plutôt accéder à son être véritable » précisait Heidegger. L’être véritable des objets techniques doit uniquement d’être au service de notre existence, et non l’inverse. 

Par Christophe Gallique