Gramsci

Mai 2016 : sous les étoiles, la marche

Nuit debout à Lodève
Allons-nous assister à un mois de mai explosif partout en France ? C’est possible lorsqu’on voit la mobilisation des lycéens et des syndicats, mais aussi l’émergence de lieux de rencontre politique tel que Nuit debout. Mais à quoi cela correspond-il vraiment

Ça y est le mouvement importé de Paris s’installe dans nos villes, notamment à Lodève1 : une centaine de personnes a décidé de se retrouver sur la place de la République tous les mardis et vendredis pour discuter des problèmes de la société, de la loi sur le travail, etc… Nous retrouvons le même phénomène à Béziers, place du 14-juillet, et à Montpellier. C’est la renaissance de la politique au sens noble du terme, c’est-à-dire la prise en main par le peuple et pour le peuple des questions posées sur l’égalité entre les individus et tous les problèmes de la société. Soyons optimistes : grâce à l’héritage des Lumières qui prônent le discours rationnel, l’héritage des Indignés italiens et d’Occupy Wall Street américain, en 2017 va émerger une force politique nouvelle et représentative de ces citoyens, tels que sont Podemos en Espagne et Bernie Sanders aux USA. C’est le retour bienheureux du débat politique face à l’hégémonie de la pensée unique. Néanmoins il faut tempérer cet optimisme et reconnaître que Podemos élu, c’est davantage une force de blocage pour éviter certaines coalitions de se constituer, sans pouvoir réellement participer au changement de la société ; et Bernie Sanders a perdu le 19 avril 2016 ses dernières chances d’être le candidat des démocrates en novembre prochain. D’autre part si nous sommes honnêtes, nous devons dire que ces moments de rencontre ne donnent pas lieu à des débats contradictoires. Seuls ceux qui a priori sont contre la loi Travail et pour une autre alternative à gauche de la majorité, se retrouvent face au Musée Fleury pour discuter et construire un discours alternatif à la chanson récurrente sur la mondialisation. Nous avions assisté au même phénomène en 2013 lors du mouvement de la Manif pour tous : les veilleurs se rassemblaient dans les grandes villes avec l’ambition d’être présents jusqu’à l’élection de 2017. Ils étaient constitués pour l’essentiel de catholiques opposés à la loi du mariage pour tous.

Pourquoi cette nécessité d’organiser des rassemblements publics qui ont pour but de faire pression sur le gouvernement en leur donnant l’aspect de débats où tout le monde est d’accord ? N’est-ce que pure mascarade pour exister dans les médias, ou est-ce que cela correspond à une nouvelle nécessité de la démocratie qui voit ses citoyens agir en débattant des problèmes de société.
Élargissons notre enquête à Paris qui organise également des Nuit debout place de la République (si, si, Paris imite Lodève 😉 !)  : la foule a accueilli en icône rock l’économiste grec Yanis Varoufakis mais ce dernier fit un discours creux comme le gruyère du type “le monde entier vous soutient” ; à l’inverse l’académicien Alain Finkielkraut n’eut pas le temps de s’approcher qu’il dut rebrousser chemin sous les invectives. Preuve que Nuit debout est un lieu de rencontre politique aux limites idéologiques assez claires. Donc, pourquoi existe-t-il ?
Le philosophe italien marxiste Antonio Gramsci (1891/1937) théorisa le concept d’hégémonie intellectuelle qui correspond assez bien à cette problématique : selon lui la société fonctionne en lutte des classes, notamment la classe ouvrière opprimée et la classe bourgeoise, dominante. Les outils de cette domination sont politiques puisque l’État n’est que l’extension de la domination économique bourgeoise, mais aussi culturelle : les intellectuels jouent un rôle de justification de la domination et des inégalités. Gramsci nomme hégémonie le processus qui permet de justifier ces inégalités avec l’accord et même le soutien de ceux qui sont dominés, c’est-à-dire les plus pauvres et exploités par le système économique. Cette domination intellectuelle s’est construite lentement grâce au bloc historique qui est l’histoire du pouvoir par les intellectuels sur le peuple par intermédiation. Toute l’histoire de la philosophie serait donc une vaste justification des inégalités sociales et économiques. Gramsci prit l’exemple qu’il connaissait le mieux : l’Italie méridionale où les paysans amorphes et inorganisés étaient dominés par, d’une part les petits bourgeois avec des petits intellectuels, et d’autre part des grands propriétaires fonciers qui donnaient à la société les grands intellectuels et universitaires. Cette double domination n’était donc pas que politique et économique, elle était également sur le plan des idées, idées qui justifiaient les inégalités entre les classes. Face à ce discours dominant et oppresseur, le prolétariat doit donc, s’il veut accéder au pouvoir et légitimer sa démarche politique, se doter d’intellectuels qui défendront sa cause. Gramsci écrivait dans Carnets de Prison (publié en 1975) que L’État « n’est que la tranchée avancée de la bourgeoisie, derrière laquelle se trouve un système de casemates (appareils d’État de contrôle, culture, information, école, formes de la tradition) qui excluent la possibilité d’une stratégie d’assaut, puisqu’elles doivent être conquises une à la fois. C’est pourquoi une guerre de position est nécessaire, c’est-à-dire une stratégie dirigée à la conquête des différents et successifs niveaux de la société civile. ». Cette longue citation, une des plus connues, montre que la révolution doit passer par les bastions idéologiques de la domination organisés par l’État, et même si le terme de guerre de position dénote la dimension violente de cette révolution, cette violence doit uniquement être celle d’une émulation des idées. La conquête passe alors par l’émergence d’intellectuels qui justifieront l’existence d’une alternative. Il faut parler, argumenter, définir des concepts et s’attaquer aux différentes citadelles de la domination que sont l’école, le journalisme et la culture. La société civile doit évoluer en forgeant de nouvelles idées et en les rendant légitimes à travers des discours ; l’effort est réel en ce qui concerne l’écologie avec le succès de Demain, le documentaire qui analyse les solutions politiques et sociales pour produire et consommer autrement ce dont l’humanité a besoin. Hélas, encore aujourd’hui la pauvreté et l’exploitation des hommes sont trop souvent justifiées par les nécessités économiques, et il n’y a pas de grands intellectuels – tel que le fut Rousseau au Siècle des Lumières2, pour en montrer l’indécence.
Comment trouver cet intellectuel si la révolution politique ne doit pas se faire par les armes ? Si seules les idées doivent combattre ? S’il faut éviter la guerre et la dictature violente telles que l’humanité les a connues à travers le totalitarisme stalinien ? Gramsci voyait dans le Parti Communiste l’organe collectif qui permettrait de produire ce discours intellectuel et politique. En cela son travail est daté. Aujourd’hui le PCF n’est plus que l’ombre de lui-même et ne peut incarner l’espoir d’une large partie de la population. Nuit debout est plutôt un mouvement libertaire, presque anarchiste et/ou individualiste, car les citoyens qui se sentent opprimés et dépossédés du pouvoir politique sont beaucoup plus éduqués qu’au début du 20e siècle. Ils sont donc capables de tenir des discours cohérents dans leur contestation. Mais la démarche est la même, c’est-à-dire développer les outils intellectuels qui permettront de transformer d’abord la culture, la philosophie, les idées, puis après conquérir le pouvoir politique. Il ne s’agit pas du Grand Soir, mais d’une lente mutation de la société civile. Permettez-moi, néanmoins, une réserve : l’hypothèse que les prochaines grandes conquêtes intellectuelles partent de Lodève est encore un peu utopique….

Par Christophe