Au moment de la rédaction de cet article, c’était l’affaire boursière en or (même Nabilla en faisait la publicité), maintenant que vous le lisez, tout s’est écroulé et vous êtes ruinés. Je parle de…… la valeur de l’argent virtuel. Si quelqu’un y comprend quelque chose, il peut compléter ces quelques remarques.
Il y a des événements dont on nous narre le déroulement, dont on nous dit que c’est important et pourtant on y fait si peu attention. Tenez, par exemple, prenez l’épopée du Bitcoin, ce moyen de paiement numérique, accepté dans certains pays, cryptographique et « miné » par des « fermes de minage » un peu partout dans le monde (pour comprendre ce que sont ces « fermes », lisez l’article du Monde daté du 29 décembre 2017 : « Six questions pour tout savoir – ou presque – du Bitcoin »). Sa valeur aurait été multipliée par seize en 2017, sans que personne ou presque comprenne exactement à quoi cela correspond. Il faut lire des articles pour saisir à peu près, mais sans réellement se sentir concerné par un phénomène boursier qui semble si absurde. Et pourtant ! Ce qui se passe dans les hautes sphères de la finance peut nous retomber dessus si vite. L’amère expérience des subprimes et des titres « toxiques » en 2008 aurait dû nous servir de leçon. Mais rien n’y fait. Alors même que la question de la monnaie nous touche au plus près de notre quotidien, qui peut se vanter de pouvoir savoir de quoi on parle exactement ?
Quelques rumeurs parlent d’une interdiction de la conversion des Bitcoins en dollars, car cette monnaie électronique émise par aucune banque réelle, garantie par aucun État, sous aucun contrôle, peut servir de blanchiment pour la mafia internationale. Mais dans le même temps le Bitcoin est de plus en plus utilisé en Afrique de l’Ouest, à la place du Franc CFA, car dans ces régions où à la fois il y a peu de banques et beaucoup de smartphones, c’est tout compte fait un usage plus pratique – au risque de voir des fortunes amassées disparaître en quelques heures en cas de crack boursier. Cette nébuleuse autour d’une monnaie que personne n’a jamais touché nous ramène tout compte fait à des questions que tout enfant se pose : et pourquoi l’argent ça existe ? à quoi ça sert ? est-ce que le monde ne serait pas plus heureux sans l’argent ? Au lieu de répondre oui ! à cette dernière question, voilà que notre quotidien se complique encore plus avec ces moyens de paiement qui se démultiplient avec internet. N’en sortira-t-on jamais ?
Commençons donc par le commencement : à quoi sert l’argent ? Dans son livre La monnaie et après ? (éditions FYP, 2012) Jean-Michel Cornu donne trois grandes fonctions à cette géniale invention de l’humanité (car voilà encore une grande différence avec les animaux) : la monnaie sert tout d’abord à résoudre la question de la dette, c’est-à-dire à servir d’intermédiaire entre deux individus qui veulent échanger sans avoir des produits équivalents. Ensuite la monnaie sert à développer les échanges, à les fluidifier donc pour permettre aux relations humaines de se démultiplier – ce qui est fondamental car l’homme est un animal politique c’est-à-dire que nous vivons en communauté et que nous avons besoin d’échanger avec les autres. La monnaie, enfin, est très pratique pour indiquer la valeur des biens et des services – valeur qui permet de structurer les échanges entre les hommes. La valeur peut avoir une dimension assez objective : elle indique la quantité de travail qui fut nécessaire à la réalisation du bien (pensons au prix de l’eau potable qui augmente au fur et à mesure que le travail de dépollution est important), ou sa rareté (par exemple l’or ou le diamant). Elle peut être aussi conventionnelle, liée à un contexte et/ou un marché : c’est ainsi que certains objets voient leur prix évoluer en fonction d’une logique qui peut paraître absurde. Je pense particulièrement à ces smartphones qui sont vendus plus de 1000€ alors même que leur coût de production ne dépasse pas les 400€. L’argent a donc de multiples utilités.
Aristote, l’élève du divin Platon, avait déjà tout compris sur cette question il y a 2300 ans ! Relisons quelques lignes des Politiques (livre 1) : le philosophe grec savait déjà que la monnaie avait été inventée pour dépasser les problèmes du troc, liés aux inadéquations des besoins et des marchandises. Aristote donne un exemple : un médecin ne peut pas soigner un maçon sans se faire payer, sinon il ne peut pas acheter les denrées nécessaires pour sa famille ; mais le maçon ne peut pas le payer en mur ou en fondation de maison ! Le maçon se trouve dans l’incapacité de déterminer l’équivalence entre son travail et le service rendu par le médecin. Selon Aristote là se trouve l’origine de l’argent et des échanges économiques : il s’agit de fluidifier les relations humaines en introduisant l’argent comme intermédiaire en fixant une valeur mesurable aux objets et services. L’argent fut alors une vraie source de progrès car cela offrit aux hommes la liberté d’attendre avant de réutiliser la valeur obtenue. Ces échanges étaient un bienfait pour l’humanité. Mais très vite il y a eu une dégradation morbide : les échanges économiques se transformèrent en chrématistique, c’est-à-dire en spéculation : alors que l’argent devrait rester un intermédiaire entre deux marchandises, les hommes très vite ont compris qu’ils pouvaient inverser le rapport : les marchandises pouvaient n’être qu’un moyen de spéculation pour augmenter le capital de départ : la spéculation capitaliste est née bien avant Adam Smith et Karl Marx, et Aristote en dénonça les effets pervers dès le 4e siècle avant Jésus Christ : l’argent devient un poison car amant jaloux et exclusif ; il exige que les hommes abandonnent tout pour lui. Aristote utilisa l’image de Midas pour illustrer cet état de dépendance : « c’est une étrange richesse que celle dont le propriétaire meurt de faim, comme mourut le fameux Midas, homme insatiable, dont la fable nous dit que, selon sa prière, tout ce qu’on lui présentait était changé en or. » (traduction des Politiques d’Aristote par Pierre Pellegrin, Livre I, chapitre 9, 1257b. Éditions GF Flammarion, p. 118). Et ainsi sa femme, ses enfants se transformèrent en statue en or dès qu’il voulut les embrasser, sa nourriture impossible à avaler, etc… sa richesse immense l’isola et le tua. Cette métaphore est donc une dénonciation des abus d’un système qui s’auto-alimente, celui de la finance spéculative. Mais le fait que ce soit un philosophe grec de l’antiquité qui nous alerte doit nous mettre la puce à l’oreille : ce n’est pas nécessairement le fait d’un capitalisme monstrueux et décadent, mais sans doute la conséquence d’une situation typiquement humaine : les sociétés humaines sont basées sur les échanges. Pour que ces échanges soient possibles et fluides, il faut une monnaie. Et cette monnaie a naturellement tendance à attirer la perversion humaine. Aristote est clair : la chrématistique (c’est-à-dire la spéculation financière) est différente de la richesse naturelle. Mais cela ne va empêcher qu’elle existe. Bien au contraire, car la caractéristique de ce type de richesse, c’est qu’elle est sans limite.
Face à cette dérive de la spéculation, la réponse fut d’inventer les monnaies alternatives qui ont pour caractéristique d’orienter les activités humaines : une monnaie alternative est essentiellement une monnaie locale inventée par un groupe d’hommes pour leurs échanges particuliers. Les exemples sont légion et si le Bitcoin est une monnaie alternative – ce qui explique qu’elle ne soit pas contrôlée par un Etat ni une banque centrale – on peut remarquer que c’est la première qui est détournée de son sens premier. Pourtant il y en a eu d’autres ! Dès 1934, 16 hommes d’affaires suisses (pas vraiment un pays hippie de gauchistes….), ruinés par la crise de Wall Street décidèrent d’inventer une monnaie complémentaire – le WIR – pour se mettre à l’abri de nouvelles spéculations financières. Ce système de change devait juste permettre de comptabiliser leur capacité à rembourser leurs dettes en toute transparence, mais cela a si bien fonctionné que la monnaie existe encore (et n’est valable qu’en Suisse). Il y a d’autres exemples de réussite en matière de monnaie alternative : en 1989, le maire d’une grande ville brésilienne, Curitiba, instaura le programme Cambio Verde qui consistait à échanger 4 kg d’ordures contre des jetons de transport en commun. Cette initiative permit de réduire le coût des déchets et de la pollution routière. Elle fut suivie par de nombreuses autres initiatives de même nature. La monnaie n’est donc pas condamnée à cultiver la perversité humaine ; elle peut aussi servir à nourrir sa vertu. Regardez le Sol Violette, à Toulouse : cette monnaie a été créée pour favoriser l’économie locale sur un petit territoire. Cela permet la solidarité et plus de cohésion sur le territoire désigné. Un véritable cercle vertueux.
Pourquoi dès lors le Bitcoin, qui fait partie de ces monnaies alternatives, a été vidé de sa substance ? Il devait nourrir les échanges virtuels et il n’est plus que la caricature de l’avidité humaine. Est-ce un simple accident ou une malédiction liée à ce capitalisme financier que certains qualifient d’inhumain ? Je me permettrais la réponse inverse : c’est justement parce que l’homme est cet animal politique qu’Aristote décrivait qu’il se précipite dans le gouffre de la bêtise. Politique ne veut pas dire uniquement sociable. Il y a des animaux qui sont sociaux, c’est-à-dire qu’ils ont une structure sociale fixe et performante – telles les fourmis. L’être humain, lui, est sans cesse à la recherche d’une vie bonne, nous le savons depuis Homère. Cette vie bonne passe par la volonté de richesse et de gloire. Tel Achille dans L’Iliade l’être humain préférera toujours une vie brève et glorieuse à une existence rationnelle et ennuyeuse. C’est ce qui le pousse à la folie. La spéculation financière autour d’une bulle boursière est une folie à court terme. Des milliers de personnes vont perdre lorsque le Bitcoin sera dévalué. Mais rien n’y fera. L’homme a besoin du frisson qui fera qu’il ne sera jamais une simple fourmi.
Par Christophe Gallique