vin

Dionysos et Apollon

En cette fin des vendanges, notre société va multiplier les messages contradictoires : le vin est une richesse mais aussi un danger. Comment peut-on vivre avec une telle contradiction ? Les grecs nous ont laissé des indices.

Les vendanges sont terminées. Les raisins sont en cuve et le vin va arriver. Dans nos sociétés contradictoires, les appels à la consommation raisonnée sont légion. Mais on entend aussi souvent des médecins nous dire qu’il est bon de boire un verre de vin rouge par jour pour notre santé. Le rosé est vecteur de joie et les foires au vin ont fait l’objet d’un battage publicitaire. Notre pays d’Occitanie entretient un rapport si particulier avec sa vigne… Les viticulteurs prennent soin de leurs raisins, mais régulièrement on les attaque sur leur utilisation de pesticides. Le vin bio est très réputé mais peine à s’imposer comme nouvelle norme. Nous avons le plus grand vignoble de France mais notre terroir ne peut pas produire de grands crus classés. Les machines à vendanger ont ralenti la vitesse de nos voitures et nous ont donné le vague à l’âme de l’automne. Cette ambivalence et complexité que nous entretenons avec notre patrimoine œnologique, nous pouvons l’expliquer en remontant aux origines, aux temps des grecs, l’un des premiers peuples à avoir exprimé cette difficulté.
Au commencement des temps il y avait un dieu que les grecs de l’antiquité honoraient chaque année, car la folie qu’il entraînait était si fertile que les hommes pouvaient construire et perfectionner sans discontinuité leur civilisation. C’était Dionysos, dieu du vin. Face à lui se dressait Apollon, dieu de la beauté immuable et de la pureté. Une opposition entre les deux structura la vie de nos valeureux grecs : Dionysos nous proposait la volupté de l’enivrement pour saisir ce qui fonde l’essence même de l’existence, c’est-à-dire que tout ce qui naît doit disparaître et il faut se préparer à subir la douleur de la destruction. Le vin est alors une fête qui nous accompagne et adoucit la suite de ce destin intraitable. « Nous sommes transpercés par l’aiguillon furieux de ces maux […] mais en dépit de la terreur et de la pitié nous goûtons le bonheur de vivre, non comme individus, mais comme participant à la substance vivante unique qui nous englobe tout dans sa volupté d’où naît la vie » explique Nietzsche dans son tout premier livre, La naissance de la Tragédie (1871), livre sur la dualité de la pensée grecque. Car face à cette volonté de supporter l’insupportable, il y a l’utopie d’Apollon : rien ne changera, la beauté de la vie est éternelle ; il suffit de savoir la contempler : « La meilleure chose au monde est hors de ta portée : ne pas être né, n’être pas, n’être rien » aurait dit Dionysos à celui qui contemple les dieux de l’Olympe, monde des Immortels et du plus beau d’entre eux, Apollon.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Rien sinon que l’existence peut parfois être insupportable à nombre d’entre nous. Du coup deux possibilités s’offrent à nous – et sont toujours possibles aujourd’hui : soit s’enivrer pour supporter et accepter le destin de pauvres mortels, soit tourner ses regards vers un autre monde, celui des dieux, auquel nous n’accéderons jamais, mais qui peut nous permettre d’espérer. Dionysos face à Apollon. Le vin a cette délicatesse de nous faire supporter l’existence sans pour autant faire disparaître notre lucidité. Certes il a aussi la réputation sulfureuse du manque de contrôle, des excès, des dérapages verbaux et des comportements indécents. Le vin nous désinhibe et cela produit parfois du ridicule. Mais il s’agit aussi de l’authenticité d’une existence humaine qui ne peut pas être lisse. Apollon au contraire nous propose un modèle idéal, un monde parfait et prévisible, éternel dans sa beauté, mais qui a pour seul défaut de ne pas être humain… Le philosophe allemand Nietzsche (mort en 1900) avait compris un point fondamental : les grecs ont inventé la philosophie et la démocratie. La philosophie a été l’irruption de croyances en des vérités éternelles et belles. A ce titre la philosophie se réclame d’Apollon. La démocratie, au contraire, est rugueuse, pleine de discussions et de disputes, de joutes oratoires et d’affrontements, de convictions et de mauvaise foi. La démocratie est imparfaite. Tout comme les humains. Mais c’est la volupté de l’existence qui veut cela. Dionysos est le dieu de ces imperfections. Le vin permet de ne plus avoir honte de ces imperfections.
Pour souligner un peu plus les contradictions entre les deux modèles, je vais prendre un des exemples les plus flamboyants : Platon (427 – 347 av. J.-C), surnommé Le Divin, élève de Socrate, auteur de plus d’une trentaine de dialogues philosophiques, où notamment il met en scène un Monde Intelligible où résideraient des Idées éternelles et parfaites (par exemple l’Idée du Beau), a écrit un de ses plus beaux dialogues où il souligne, dans la pratique de la philosophie, l’importance des relations humaines : Le Banquet. Si vous voulez commencer à lire un dialogue philosophique de Platon, je vous conseille de commencer par celui-là – et de continuer ensuite avec le Gorgias. Je m’explique : Le Banquet, comme son titre l’indique, met en scène un banquet philosophique, c’est-à-dire un repas où « on boit sobrement » (sic !) avant de philosopher. Traduction : on mange, on boit, et ensuite on pense. Le thème de ce Banquet est l’amour. Je vous en donne le synopsis : Socrate vient à une fête organisée par Agathon qui vient de gagner un concours de poésie. Agathon est amoureux de Socrate et espère qu’à l’occasion de ce banquet il cédera à ses avances. D’où l’intérêt du vin et le thème choisi pour les discours. Ces fêtes avaient des règles précises et étaient l’occasion de faire des discours après avoir bu. Dans celui décrit par Platon, il y a notamment la description devenue célèbre du dramaturge comique Aristophane. Il y décrit le mythe des Androgynes, êtres à deux têtes, quatre bras et quatre jambes, tout ronds et arrogants que les dieux, pour les rendre plus modestes, ont coupés en deux – ce qui fait que depuis cette époque nous recherchons notre moitié. Il y a aussi le plaidoyer de Pausanias pour les relations homosexuelles, selon lui bien supérieures à la fréquentation de l’autre sexe. Enfin il y a Socrate, qui raconte la naissance d’Eros, demi-dieu de l’amour et du désir. Ce dialogue est charmant, vivant, déstabilisant, voluptueux. C’est un dialogue dionysiaque, loin de toutes ces théories sur un monde parfait, également élaborées par Platon, sur un monde utopique qui n’existera jamais. Le Banquet, si vous avez la paresse de lire uniquement le texte, vous pouvez aussi le découvrir sous forme de BD, dessinée par Joann Sfar (Editions Bréal, La petite bibliothèque philosophique de Joann Sfar).
Notamment vous serez surpris de voir à quel point, pour les Grecs – qui n’ont rien fait d’autre que de l’inventer !, la philosophie est une activité sensuelle tout autant qu’intellectuelle. Vous découvrirez par exemple un personnage loufoque, insolent et scandaleux : le jeune Aristophane, amant de Socrate, arrivant tardivement au Banquet avec des amis, déjà depuis longtemps dans les brumes de l’alcool fort, et qui veut se coucher auprès de son maître à penser. Au lieu de faire un discours sur l’amour, il décide même de faire un éloge de Socrate, pour détailler ce qui produit son amitié. Les autres sont scandalisés par son attitude mais le laissent faire. Ils l’écoutent. C’est ce que permet toute l’ambiguïté du vin : il repousse les limites. C’est sans doute la raison pour laquelle les banquets étaient des institutions importantes chez les Grecs : il fallait libérer la parole de la pression sociale, pour permettre de s’élever vers des pensées plus audacieuses. Platon, plus tard, lorsqu’il se lança dans l’écriture de livres politiques, notamment un dialogue intitulé Les Lois, donna une explication à l’invention de l’alcool : ce seraient les dieux eux-mêmes qui nous auraient donné le vin pour permettre aux hommes de révéler leur naturel, permettant à la pudeur – paradoxalement – de préserver notre intimité : ce que vous avez dit, vous l’avez dit parce que vous étiez « gai ». Vous pouvez retrouver la réserve nécessaire face à cette attitude dès que les effets du vin se seront dissipés.
Je suppose que certains, en lisant cet article, seront confirmés dans ce qu’ils pensent. La blague sera facile : Vous voulez faire de la philosophie ? Facile : Buvez ! Une fois alcoolisés, vous pourrez raconter ce que vous voulez, de préférence n’importe quoi, et cela paraîtra profond…. La philosophie du comptoir de café, le matin, avec un petit blanc pour que vous ne vous sentiez pas timide. Ce n’est pas tout à fait cela que Platon ou Nietzsche voulaient expliquer. Car un imbécile est un imbécile et a des pensées imbéciles, quel que soit son degré d’alcoolémie. Pour faire de la philosophie, il faut d’abord réfléchir et ensuite libérer sa parole. C’est cette deuxième étape que favorise le Banquet, pas la première. Le vin est d’abord le symbole de ce destin tragi-comique des hommes. Nous avons donc deux visions de la pratique de la philosophie : celle d’Apollon, vertueuse et mesurée, qui croit en l’existence de vérités éternelles et rationnelles. Si vous voulez être apollinien, ne buvez pas. Faites comme le philosophe allemand Emmanuel Kant : travaillez du matin au soir. Puis il y a celle de Dionysos, évoquant le drame de la condition humaine, ses faiblesses, ses contradictions, son destin incertain. La vie, quoi. Faire de la philosophie consistera alors à rencontrer les autres, devoir les convaincre et pour cela mettre en forme votre pensée. Le vin étant un moment de rencontre avec l’autre, il représente toute l’ambiguïté de cette activité : à la fois noble et riche, elle est aussi dangereuse car elle peut déraper à tout point, virer à la farce tout comme côtoyer le génie. Dionysos a été oublié dans les Académies. Les banquets philosophiques ne sont plus des institutions dans notre société. Mais à la place nous avons créé les cafés philosophiques…
Par Christophe Gallique

Sans eau

Cette année sera la 30e édition du Concours des vins de la vallée de l’Hérault. Le concours a lieu le 15 avril au Lycée Agricole de Gignac. L’abus d’alcool est dangereux pour la santé et la consommation est interdite aux mineurs. Comme les cigarettes avec les paquets neutres, y aura-t-il des bouteilles neutres ? Bonne dégustation !