Cela fait longtemps que je croise Ahmed Djelilate, souvent au détour d’une rue de Lodève, l’un à pied, l’autre en voiture, parfois on échange un abricot, on plaisante ou on refait le monde, j’en aurai presque oublié qu’il est peintre, un véritable artiste. Il aura fallu une exposition « Tisseur de vie et de couleur » au Cellier des Chanoines pour se rencontrer “officiellement” pour un échange professionnel.
Autant casser les préjugés, non, les artistes ne sont pas forcément en retard et Ahmed Djelilate est précisément à l’heure ce jeudi 18 juillet pour une rencontre chaleureuse dans la salle d’expo de la librairie un point un trait à Lodève. Entouré de fusées et de visuels des premiers pas sur la Lune, Ahmed débute l’échange sur son arrivée enfant à Lodève, il y a 55 ans.
Tout a commencé en 1962, à l’âge d’un an, à son arrivée en France avec ses parents. Ils passent par le camp du plateau du Larzac, logés sous des tentes, puis en 1963, ils intègrent le camp de transit et de reclassement de Rivesaltes, avant d’arriver enfin à Lodève en 1964 pour s’y installer définitivement. Son père travaillait au service des Eaux et Forêts, sa mère, ses tantes puis ses sœurs à “l’usine” ou encore “l’usine des tapis” c’est à dire à la Manufacture Nationale des Gobelins. Ils vivaient à proximité, installés à la cité de la gare (aujourd’hui la gare et la cité de la gare sont remplacées par le centre commercial à l’entrée sud de la ville). Ahmed Djelilate parle de cette arrivée pour sa famille, comme une chance, malgré le déracinement et le futur incertain. Il aborde la question du colonialisme, évoque sa peur des Français tout en admirant cette France d’accueil. Il a conscience que cela aurait pu être tout autre, la mort au lieu de la vie. Mais aujourd’hui avec le recul, il comprend aussi la nécessité de l’indépendance de l’Algérie. Sans nostalgie et pour répondre à mes interrogations, Ahmed évoque ses souvenirs d’enfance au bord de la rivière, en famille ou avec des copains de la région. Il évoque pêle-mêle, ses difficultés scolaires, le bilinguisme, il parle arabe à la maison et français ailleurs, le choc des cultures et le contraste des mœurs qu’il évoque avec humour. Il se souvient de la période de Noël, avec les sapins, les guirlandes, les chocolats partout ailleurs mais pas chez lui, il a même, dit-il, attendu le père Noël… en vain !
Ahmed aborde aussi la question du racisme, du regard de l’autre, des premiers amours, de la recherche du travail, de l’intégration, de l’humanisme, de l’accueil, de l’amitié et du plaisir d’échanger… Et ce sont justement les rencontres qui ont permis à Ahmed Djelilate de prendre conscience de son envie de s’épanouir et de sortir de la spirale de l’échec induite par le sentiment d’être un étranger.
C’est donc dans les années 1980-1990 qu’Ahmed se lance dans la peinture. Autodidacte, il se nourrit de ses origines, de sa joie de vivre tout en s’inspirant de la palette humaine, de ses rencontres, de son plaisir de découvrir l’autre… La musique l’accompagne également dans sa création (il est fan de Talila qui lui fait oublier Mozart !). Ahmed utilise toutes sortes de supports pour ses créations, pour ne pas gaspiller dit-il, toiles, planches, bâches… en jouant avec des couleurs éclatantes. Ses œuvres font penser à de l’art brut – rapprochement facile avec l’utilisation des supports de récupération et la frénésie de production – mais le style évoque surtout l’audace et la vitalité d’un esprit libre et joyeux au regard plein d’optimisme.
Les mots “paix”, “liberté”, « destin” et “Ahmed” traduits en arabe, ont constitués les arabesques qui ont inspiré ses œuvres. Ahmed Djelilate parle aussi de l’engagement nécessaire que demande la réalisation d’un tableau, mais il ne saurait dire comment il identifie l’instant qui détermine la fin de son tableau.
On peut découvrir ses œuvres au Cellier des Chanoines, 8 boulevard Gambetta à Lodève, du mardi au dimanche jusqu’au 25 août. Présence de l’artiste chaque jeudi.
Par Stephan Pahl