Promeneur, entends cette mise en garde qui monte du fond des âges. Anciennement, lorsque les hommes vivaient encore avec les êtres des forêts et des ruisseaux, une fée, une fade comme on dit dans le pays, parcourait les terres arides du Larzac. Malicieuse mais pas méchante, elle arpentait les chemins et les drailles de ces terres. Parfois même, elle s’arrêtait dans un village et le soir venu, se glissait silencieusement à l’intérieur des maisons. Dans une petite pièce isolée des autres l’attendaient quelques nourritures et boissons. Là, près de la cheminée à la braise rougeoyante, elle imposait ses mains sur les yeux, la tête ou encore le ventre du malade. Le lendemain, à l’aube, elle reprenait son chemin, laissant derrière elle les villageois guéris. D’autres se réveillaient débarrassés de leurs peines quotidiennes ; parfois même, dans le grenier et la souillarde, les paysans hospitaliers trouvaient orge et froment ; lard et fromages et le tout à volonté…
Un soir sans lune, tandis que la fade parcourait le chemin de Madame, elle entendit une douloureuse plainte, stridente. A ce cri, elle se mit à courir plus vite que le vent, bondissant par-dessus les plus hauts rochers, et arriva très vite dans la grotte où elle avait laissé son fils. Les flammes du foyer éclairaient à peine les parois, mais suffisamment pour que l’horreur de la situation lui saute au visage. Un loup-garou avait trouvé l’entrée et subrepticement, s’était faufilé jusqu’au berceau du nouveau-né à la chair si tendre. Affamé, il s’était jeté sur le nourrisson et l’avait dévoré à pleines dents.Folle de douleur, elle se jeta sur le loup-garou et dans un combat inimaginable, fit appel aux forces surnaturelles nichées dans les entrailles de la terre. Ses ongles poussèrent et se durcirent tel de l’acier. Ses yeux devinrent jaunes, la pupille noire comme l’ébène. Sur sa tête apparurent mille serpents venimeux et grouillants. Ainsi, laissant la fureur s’emparer de son corps, elle transperça le cœur de l’assassin de son enfant et lui dévora les entrailles. Après cette nuit, devenue sorcière, elle ne retrouva plus jamais son aspect antérieur et, rongée par la haine, se mit à parcourir la contrée.
Les anciens racontent qu’elle habite toujours dans un lieu retiré et impénétrable, entouré de nombreux rochers. Au mitan, là où ni les rayons du soleil ni le regard acéré de l’épervier ne pénètrent, une profonde cavité abrite cette étrange créature, appelée la masca. Parfois, quelques jeunes gens téméraires et fous croisent cette femme au visage cadavérique et au regard glacé, errant seule au bord des falaises abruptes du causse. Saturée de haine, elle ne pense plus qu’à faire le mal autour d’elle. Devenue possessive et dominatrice, elle ne s’entoure que d’êtres qu’elle asservit pour son plus grand plaisir. Les nuits de pleine lune, entre chien et loup, elle quitte le cœur de la terre en gémissant. Ses plaintes et ses pleurs résonnent entre les rochers et, portés par le vent, réveillent les villageois des alentours. A ce moment, malheur à la mère qui s’est attardée près d’une lavogne ou encore au bébé qui n’est plus sous la surveillance de ses parents.
Diaboliquement maligne, elle flaire dans le vent les odeurs des poupons et en un battement de paupière, elle s’approche assez près de sa proie pour s’en emparer et l’entraîner dans son antre sans que ses parents s’en aperçoivent. Afin d’achever son œuvre maléfique, la masca remplace l’enfant par une de ses créatures diaboliques. Ainsi naît le changelin, difforme, ridé et velu. Dès cet instant, ce nain, à l’immense appétit, commence à tourmenter ses nouveaux parents. Certains, après mille pleurs de désespoir, adoptent le changelin et progressivement, à force de tendresse et de poutous, humanisent un peu ce petit être. Fada, il rend des petits services de tous les jours à ses parents.
D’autres refusent cet enlèvement et pendant de très nombreuses années cherchent leur rejeton. Il arrive souvent que les jours d’orage, les moissonneurs s’abritent dans les grottes et, là, entendent la voix usée d’une femme, bien connue à Saint-Michel-d’Alajou, appelant son fils disparu.
– « Raimondellou, Raimondellou, c’est ta maman ! Réponds-moi, par pitié, réponds-moi. »
Un jour, à force de persévérance, la femme rencontra un vieil homme assis au pied d’un chêne.
– « Alors, vous n’avez toujours pas renoncé ! L’être hideux et difforme ne t’a toujours pas vidé les seins. Il tète toujours… n’est-ce pas, la femme ? Et il ne grossit pas, ni ne grandit à ce que la rumeur colporte. Si tu me donnes ce que je veux, je te donnerai la solution pour retrouver ton fils enlevé. Mais attention, il te faudra agir sans ménagement ni clémence. C’est dans la dureté de tes actes que tu trouveras la victoire ! Qui plus est, es-tu bien sûre de vouloir retrouver ce fils chéri, enlevé depuis tant de temps ? La masca l’a transformé, lui a transmis quelques-uns de ses dons maléfiques et a semé la haine dans son cœur ! »
– « Ne dis pas ça ! Mon Raimondellou n’est que pureté, elle n’a rien pu lui faire d’irrémédiable ! Mais toi, que veux-tu dire, vieil homme ? Parle ou tais-toi, mais arrête de me torturer avec tes faux espoirs ! »
– « C’est bien simple, pour retrouver ton fils, enlevé par la masca, il faut que tu trouves son repaire et t’étant assurée de la présence de l’être maléfique que tu recherches, tu maltraiteras ouvertement le changelin. Elle ne supportera pas d’entendre sa créature hurler et échangera à nouveau les enfants. »
Trop heureuse de ces paroles, la mère s’apprête à partir quand, l’homme l’interpelle.
– « Tu n’oublies pas quelque chose ? Eh oui, ma petite récompense ! Tu devras épargner sa vie et me livrer l’endroit exact de son gîte. Et ne t’avise pas de me désobéir, sans quoi je serai dans l’obligation de te faire une visite de nuit et je te promets que ceux qui ont bénéficié de mes visites le regrettent encore ! ».
Et sur ces mots, l’homme disparaît dans la nuit. N’écoutant que son courage, la mère de Raimondellou attrape le changelin par la taille, le jette sur son épaule et, souriante, prend le chemin interdit qui mène sur les falaises. Arrivée près d’un amas de rochers, elle déculotte le rejeton de la masca et munie d’une tige de noisetier le fouette. Des beuglements sortent alors de sa gorge, suivis de larmes à l’odeur de soufre. Soudain, il se retourne et dans sa bouche grande ouverte apparaissent des dents acérées comme des couteaux. Voulant se défendre, il tente de mordre sa mère adoptive, un coup de poing clôt sa défense désespérée. Au bout d’un très long moment, la masca n’en pouvant plus d’entendre sa créature hurler à la mort, se jette hors de son antre et s’approche menaçante de la persécutrice de son fils. Derrière elle, elle traîne par une jambe le petit Raimondellou.
– « Qu’il est grand ! C’est un petit homme », s’exclame dans sa tête sa mère. Ses petites jambes gesticulent dans tous les sens et sa tête bouge comme feuille au vent.
Tandis que la masca s’apprête à sauter sur sa proie, le vieil homme de l’arbre surgit d’on ne sait où, et une hache à la main décapite d’un coup franc la sorcière. Le sang gicle alors de son cou et tel un geyser, parsème de mille petits points écarlates le buisson épineux tout proche. Dans un dernier soupir, la masca remercie le vieux chasseur, au grand étonnement de tous.
– « Merci à toi, toi qui me pourchasses depuis tant de temps ! Tu me délivres de la malédiction et je peux maintenant espérer un repos bien mérité. En souvenir de mes méfaits, je lègue aux enfants à venir les fruits sombres qui pousseront dorénavant sur ce buisson. »
La phrase est à peine terminée que la masca retrouve son aspect de fade et un filet de sang finit de nourrir les racines du roncier touffu et gigantesque qui s’accroche péniblement au sol rocailleux. La masca disparue, le fruit de ses entrailles s’évanouit à son tour et du corps du changelin, il ne reste qu’une simple fumerole, balayée par le vent.
L’histoire ne parle pas de Raimondellou, mais les vieilles femmes du village racontent à la veillée qu’il fit la joie de sa mère et que devenu un homme, il veilla toujours sur celle qui ne l’abandonna jamais. Certains chasseurs racontent l’avoir vu rôder plusieurs dizaines d’années après le décès de sa mère dans la forêt où il s’était retiré. Il n’aurait pas vieilli d’une seule année…
Depuis ces temps lointains, les ronciers produisent durant les grandes vacances d’été de magnifiques fruits pourpres. Et pour qu’ils se souviennent toujours que du mal peut naître un bien, les enfants (mais aussi les parents) abandonnent sur les épines un peu de leur sang en contrepartie des mûres qu’ils ramassent.
Etrangement, des récits de cueilleurs rapportent que dans des coins reculés où se déploient de très vieux ronciers, il a été vu l’ombre d’un nain difforme surgir du néant en poussant des cris d’enfant…
Par Philippe Huppé