réfugiés

1939, La maison d’arrêt de Lodève

Camp d’hébergement ou d’internement pour les femmes espagnoles ?

Au début de l’année 1939, l’Espagne républicaine agonise. Après trois années de guerre acharnée entre l’armée du gouvernement légitime, aidée par les brigades internationales, et les troupes nationalistes du général Franco appuyées par l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, Barcelone, symbole de la lutte anti-franquiste, tombe. Des dizaines de milliers d’Espagnols, civils et militaires, hommes, femmes et enfants, fuient l’une des dernières zones de combat.
On a donné le nom de Retirada (retraite) à cette épopée tragique. Les historiens estiment à 500 000 le nombre de personnes qui franchirent les postes-frontières en deux vagues migratoires à peu près égales : la première, comprenant exclusivement des civils, entre le 28 janvier et le 4 février, la seconde, constituée de miliciens et d’hommes valides, à partir du 5 février. Les hommes furent internés dans des camps improvisés (Argelès, Barcarès, Saint-Cyprien…), les femmes et les enfants dispersés dans de nombreux départements.
Dès 1937, les préfets avaient demandé aux maires de leur communiquer les possibilités d’hébergement des éventuels réfugiés espagnols dans leur commune. Une vingtaine de communes de l’Hérault offrirent leurs services. Lodève fut de celles-là. Le maire proposa de mettre à la disposition des autorités une usine désaffectée et, surtout, les anciennes prisons.
Lodève avait compté, en effet, deux maisons d’arrêt et de correction. Car telle était l’appellation officielle de ces établissements dont la double fonction était de punir et de remettre dans “le droit chemin”, des jeunes sur la voie de la délinquance. Jean Genet qui a connu cette triste expérience en a tiré une livre magnifique L’enfant criminel.
La première maison d’arrêt, accolée à la cathédrale Saint-Fulcran, occupait, depuis 1790, la partie occidentale du bâtiment épiscopal, qui accueillit à partir de 1809, non seulement l’hôtel de Ville, mais aussi le palais de justice, la gendarmerie, la sous-préfecture. D’une capacité de 200 personnes, elle n’en reçut que 20 en moyenne. Les archives ne mentionnent aucune exécution capitale.
Pour des raisons de commodité, cet espace fut affecté à d’autres usages, et, en 1866, une nouvelle prison fut construite sur un terrain qui faisait face au Parc, l’entrée se situant au 2 de l’actuel Boulevard Joseph Maury. Des photos de l’époque montrent son mur d’enceinte et les barreaux de ses fenêtres. Elle fut désaffectée en 1926. Les registres d’écrou ne sont plus tenus après cette date. Cédée par le département à la Ville en 1960, elle a été démolie en 1962 et remplacée par une résidence HLM, dite des Pins.
Le 10 février arrivèrent à Lodève 299 femmes et enfants, et le 11, un contingent plus réduit de réfugiés blessés, hommes et femmes. On conduisit les femmes et les enfants à la maison d’arrêt, les blessés et les malades à l’hôpital Hospice de la ville, Boulevard Pasteur.
Les conditions hygiéniques et sanitaires sont précaires. Le médecin inspecteur Bouchet note, le 16 février, qu’ « il y a à Lodève, comme au camp de Montpellier, beaucoup de réfugiés atteints de diarrhée et de bronchite et quelques personnes atteintes de gale, malgré le transport à l’Hôpital de Montpellier d’une vingtaine de ces malades ». Des vaccinations contre le typhus et la diphtérie sont systématiquement réalisées pour éviter des épidémies.
Un rapport du commissaire de police, daté du 30 mai, mentionne l’exigüité des espaces libres et s’inquiète des dégagements de gaz nocifs – en raison du tirage défectueux des poêles – qui font peser une sérieuse menace sur la santé des occupants, dont bon nombre sont des enfants encore au biberon ou au sein. La misère morale, plus encore que physiologique, des femmes internées est souvent rapportée.
La vie à la prison est monotone. Pas de droit de sortie, sauf pour des soins à l’hôpital. Toute publication à caractère politique est interdite. Seul peut circuler librement un journal édité en catalan, Al Refugiats qui, dans la rubrique “Recherche des familles”, contient des listes de réfugiés à la recherche d’un membre de leur famille. Il arrive, cependant, que des familles lodévoises acceptent d’héberger, pour des raisons humanitaires ou politiques, un ou une réfugiée, qui décide parfois de rester. Mais cela ne peut se faire qu’après une enquête de police approfondie et avec des garanties sérieuses apportées par les familles. Ces enquêtes révèlent parfois une absence d’autorisation de séjour. Les individus concernés font alors l’objet d’un arrêté d’expulsion, ce qui les expose à de redoutables sanctions en Espagne (prison ou condamnations à mort). Des femmes parviennent quelquefois à s’évader, mais en général, elles sont vite retrouvées. Selon les rapports de police, les Espagnols réfugiés dans la circonscription de Lodève représentaient, en mars 1939, 8,8% du total des réfugiés dans le département
La ville de Lodève ne fut évidemment pas la seule dans le département à recevoir des réfugiés. Outre le camp d’Agde qui abrita jusqu’à 24 000 miliciens, principalement catalans, on peut citer la caserne Maraussan à Béziers ; le refuge basque de Pézenas ; les colonies et le centre hélio-marin de Sète… À Clermont-l’Hérault, les 312 femmes et enfants qui avaient été rassemblés dans le camp de l’Enclos Roanne virent leur quotidien sensiblement amélioré grâce à l’action du maire de cette ville, “socialiste et grand ami des républicains espagnols”. Ce ne fut pas le cas partout. Si l’on excepte les particuliers, quelques élus, et des associations comme la Croix Rouge, qui apportèrent aide et réconfort à ces hommes et femmes en grande difficulté, “l’accueil” fut tout sauf heureux. L’État, confronté il est vrai à un grand défi, appliqua une politique d’extrême fermeté à l’égard des hommes valides et des miliciens, considérés comme des “rouges indésirables” et donc comme des dangers potentiels, ne leur laissant d’autres choix que ceux de rentrer en Espagne, émigrer en Amérique latine ou travailler dans les compagnies de travailleurs étrangers qui les conduisirent parfois au camp de Mathausen. Les femmes et les enfants, quoiqu’étroitement surveillés, connurent des conditions moins sévères. Beaucoup cependant rapportèrent dans des récits ultérieurs les souffrances qu’elles endurèrent en raison de leur double condition de femme et de réfugiée. La France qui, avec Léon Blum, avait timidement soutenu la République espagnole, l’abandonnait purement et simplement sous le gouvernement Daladier, en parquant celles et ceux qui croyaient encore en la patrie des droits de l’homme, et en reconnaissant le régime dictatorial de Franco.

À partir de l’été 1939, tous les réfugiés de la ville de Lodève furent transférés au camp de Ceilhes-et-Rocozels — appelé également camp de Roqueredonde —, créé à la fin du mois de juin 1939 pour libérer les trois camps de femmes et d’enfants existant alors dans le département de l’Hérault. Ce camp situé à proximité de la gare de Ceilhes, se présentait sous la forme d’un « grand bâtiment en bois de 60 mètres de long sur 50 mètres de large, dépendant de l’Usine de l’Orb », une usine désaffectée de métallurgie et de sidérurgie. Un premier convoi en provenance de Sète arriva à Ceilhes le 30 juin, avec, à son bord, 263 femmes et enfants…
À la fin de septembre 1939, l’ancienne prison de Lodève, vidée de ses occupantes, retomba dans un sommeil profond. Il fut de courte durée. À l’horizon, s’amoncelaient déjà de gros nuages noirs, et la “drôle de guerre” allait bientôt se transformer en cauchemar.
Par Dominique Delpirou