Question : peut-on vivre en assumant ses contradictions, en nageant au milieu des paradoxes ? Réponse, oui. Voilà un exemple.
Petit boulot donné par C le MAG : lire et faire la recension d’un ouvrage polémique contre la psychologie positive américaine, Happycratie, aux éditions Premier Parallèle, rédigé par Edgar Cabanas et Eva Illouz, respectivement psychologue et sociologue. Leur thèse est que cette nouvelle branche de la psychologie qui a pour objet le bonheur des individus est une des pires évolutions de cette science humaine. Pourquoi ? Pour trois raisons essentielles. Les deux premières m’ont paru tout à fait pertinentes et la troisième beaucoup moins. La première est méthodologique, comment peut-on créer une “science” du bonheur ? Qui peut croire qu’il puisse exister ainsi des recettes pour fuir son malheur et réussir en suivant un programme installé sur son smartphone ? Car c’est bien cela, la psychologie positive née à la fin du siècle dernier, conçue comme un programme de gym, elle propose à chacun de suivre des exercices pour, seul face aux vicissitudes du quotidien, réussir à être heureux. Supercherie ? Pour les auteurs de Happycratie, c’est bien pire, c’est une faute déontologique, car cette psychologie culpabilise ceux qui sont malheureux, faisant peser sur leurs seules épaules l’échec de leur existence ! C’est le deuxième axe de leur critique : en faisant de la recherche du bonheur une recherche individualiste et en faisant peser sur leurs seules épaules le poids de la réussite, la psychologie positive américaine fait jouer un rôle central à la résilience, c’est-à-dire la capacité de se reconstruire après une période particulièrement noire. De ce fait ce n’est pas la société qui opprime et peut aider les individus. Ce sont les individus seuls qui sont responsables de leur destin, ce qui peut produire une réelle culpabilité. Si je ne suis pas heureux, c’est de ma faute ! Cette volonté de culpabiliser est clairement un problème pour une science humaine qui se propose d’aider les plus fragiles d’entre nous. C’est l’argument éthique contre cette psychologie positive. Elle me paraît pertinente. En revanche, le troisième argument me semble plus saugrenu. La psychologie positive serait de mèche avec des entreprises privées pour vendre des applications et des livres de recettes du bonheur, et au final c’est la société néolibérale qui est à l’origine de ce mouvement pseudo-scientifique né il y a 20 ans. Là j’ai les cheveux qui se dressent sur la tête !
Désormais toutes les critiques sur un fait sociétal sont articulées autour d’une remise en cause du néolibéralisme ou de l’ultralibéralisme. Cela devient l’excuse aveuglante pour toute personne qui veut dénoncer quelque chose dans notre société. Les libéraux sont devenus les boucs-émissaires de tous les malheurs du monde. Tout ce qui est moche, horrible, décadent vient d’eux et leur permet de gagner de l’argent. Ils sont devenus l’équivalent des sorcières du Moyen Age, c’est-à-dire des créatures du diable. La pensée libérale – qui est un vrai courant de pensée vieux de 400 ans et dont certaines idées sont très pertinentes – devient si sulfureux qu’il est aujourd’hui presque plus dangereux de se dire libéral que d’avouer son homosexualité… Immédiatement une pluie de regards désapprobateurs tombe sur vous, ce qui est passablement ridicule et surprenant, surtout lorsque ceux qui font ces critiques ont des smartphones dernier cri – outil même de ces grandes entreprises qui représentent Le Grand Capital critiqué par Occupy Wall Street.
Puisque depuis Socrate, la philosophie consiste à se battre contre les sophistes et que ces derniers avancent toujours masqués, je vais tâcher de décrire les mécanismes utilisés par les bien-pensants, ceux qui ne jurent que par la défense d’un égalitarisme, alors même qu’ils défendent des privilèges grâce à leur discours antilibéral. Je vois derrière cette manière de faire une volonté de simplification du monde qui relève du manichéisme : Nous avons besoin de construire notre vision du monde sur une dualité, celle du bien et du mal. Le bien, c’est l’égalité entre les hommes. Le mal c’est l’inégalité. Certes, écrit ainsi personne n’a rien à redire. Effectivement les inégalités produites par le capitalisme sont condamnables. Nous savons, depuis le discours de Rousseau sur l’origine et le fondement des inégalités entre les hommes (1754), qu’il faut distinguer entre les inégalités naturelles (vous êtes grand ou vous êtes petit, habile de vos mains ou plutôt intellectuel…) et les inégalités sociales (vous êtes issu d’une famille modeste, ou… vous êtes l’enfant naturel de Bill Gates), ces dernières étant selon Rousseau le produit d’une décadence historique et sociale. Le philosophe dénonçait ainsi la concentration de la richesse entre les mains de quelques-uns, ce qui – me ferez-vous remarquer – est exactement le travers principal du capitalisme moderne. Mais dans ce cas, j’engage ces mêmes personnes à lire Du contrat Social, autre livre célèbre de Rousseau, et plus particulièrement le procès qu’il fait aux partis politiques et aux syndicats. Pour lui il faut les supprimer car les inégalités ont pour origine toute défense des intérêts particuliers et du coup les activités politiques et syndicales déséquilibrent la société en opposant ces intérêts particuliers contre l’intérêt général de la société. En clair la défense de l’égalité – que l’on souhaite tous – passe par le refus de la liberté – qui selon Rousseau est à l’origine de toutes les inégalités ! Est-ce vraiment ce que l’on désire aujourd’hui ? Sans doute pas. Mais la pensée française reste marquée par cette analyse de Rousseau – qui a débouché à l’époque sur la Révolution Française et l’abolition des privilèges en août 1789. Les anti-libéraux aimeraient voir à nouveau la Révolution se produire pour détruire le méchant capitalisme.
Ce vœu pieux peut apparaître sous un jour un peu comique : nous vivons dans une société de consommation où chacun profite d’inégalités notables et de petits privilèges et nous projetons sur le capitalisme les catégories issues de notre petite enfance, dans ces récits où le Bien triomphait du Mal en le terrassant, en dépassant la perfidie de ses stratagèmes. Le capitalisme, c’est mal. C’est le diable ! Et tout comme le diable, le capitalisme est capable de développer des stratégies perverses pour nourrir les inégalités ; être un penseur libéral devient le suppôt du diable. Un tel mode de raisonnement permet d’avoir bonne conscience. Certes je consomme des biens de consommation sans culpabilité, mais je suis contre le capitalisme. C’est déjà beaucoup. Certes je profite d’une position dans la société et dans un monde assez confortable, mais je suis contre les inégalités. C’est le plus important.
Vous avez compris, je vise tous ces intellectuels des pays occidentaux qui à la fois profitent de la surconsommation tout en la dénonçant. Mais pourquoi cette colère ? Car selon moi elle masque la possibilité de comprendre la raison pour laquelle la société de consommation capitaliste fonctionne si bien. Cette explication nous a pourtant été donnée depuis fort longtemps (1867 !) et par un auteur que certains feraient bien de relire, Karl Marx. Dans Le Capital il analyse ce qu’il appelle le fétichisme des marchandises, qui peut nous permettre de comprendre pourquoi nous nous vautrons dans une consommation excessive de marchandises produites par le capitalisme – tout en jurant, Oh ! Grands Dieux ! – que nous sommes contre. Marx expliquait que toute société a besoin pour se structurer de relations sociales claires, afin de permettre à chacun d’avoir une identité sociale. Par exemple, même si moralement nous pouvons condamner cela, le Moyen Age était structuré par les relations féodales entre serf, vassal et suzerain. Cela permettait à chacun de savoir quel type de relation il pouvait entretenir avec les autres. Actuellement règne l’échange généralisé des marchandises et donc ce sont les objets manufacturés qui marquent notre positionnement social, notre prestige et nos pouvoirs sur les autres. Plus nous pouvons acheter d’objets, plus nous nous valorisons socialement. D’où notre passion viscérale pour le commerce et ce que le capitalisme moderne nous offre : une forme d’identité. Mais la valeur des objets échangés – que ce soit des maisons, des voitures, de la nourriture ou des smartphones, ne dépend pas d’une détermination objective (c’est-à-dire par exemple la rareté ou le temps de travail nécessaire pour fabriquer ces objets) ; elle dépend d’un contexte socio-culturel qui, pour Marx, nous donne l’illusion que les marchandises ont une valeur : on accorde ainsi à notre smartphone la capacité à doter notre existence de qualités qu’elle n’aurait pas autrement. Marx supposait ainsi que notre société moderne enlevait à la spiritualité de nos existences toute dimension religieuse, politique ou sociale, nous sommes devenus de purs matérialistes en adorant les objets, en adorant les marchandises que nous achetons ! C’est, je pense, ce constat qui nous pousse à refuser le libéralisme : nous avons honte de notre propre adoration et nous souhaitons y résister. Tout comme une personne addicte croit se libérer de son addiction juste en niant sa dépendance et en disant que c’est mal, nous rejetons avec force le libéralisme car nous sentons que nous y forgeons notre identité sociale.
Quel est le lien avec la défense de l’égalitarisme, me ferez-vous remarquer ? Aucun directement. Mais les deux, la critique du libéralisme et le refus des inégalités sont liés par cette volonté de croire que le Bien peut détruire le Mal. Et je pense qu’il faut toujours se méfier des croisades contre le mal. Elles débouchent sur des injustices parfois bien pires. Relisez le livre de Orwell, La Ferme des animaux. Ce court roman de 1945, construit comme un apologue, dénonce cette illusion de la révolution qui installerait l’égalité entre les hommes : un vieux cochon dans une ferme a un rêve, celui que les hommes sont à l’origine de tous les malheurs des animaux (ce qui est à strictement parler la vérité). Les cochons décident de faire la Révolution en chassant les hommes, mais très vite il y a un retour à une vérité cruelle : les cochons prennent la place des hommes, en expliquant « Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres ». George Orwell témoignera que son roman, critique des révolutions bolcheviques du XXe siècle, n’est pas contre la révolution, mais contre les révolutions qui sont des prétextes pour remplacer une dictature par une autre. C’est cela que cet article dénonce : lorsque vous critiquez la domination sociétale du capitalisme, que faites-vous ? Cherchez-vous vraiment à défendre les petits, les sans-grades, ou cherchez-vous juste à avoir bonne conscience en oubliant que nous vivons dans une société libérale et que ce libéralisme structure nos existences, notre bonheur ? La critique contre le libéralisme n’a-t-elle pas un peu trop d’accents hypocrites ?
Par Christophe Gallique