Le loup est de retour en France et conquiert le Larzac. Cette situation ravive des peurs et montre que notre relation avec la vie sauvage n’est toujours pas claire.
Le Loup est de retour ! Il rôde sur le Larzac et tue des brebis, voire même des veaux ! Le risque qu’il descende dans les vallées est très faible mais ce n’est pas une raison pour être totalement indifférent aux difficultés et/ou drames que rencontrent les éleveurs. Cela va réveiller le débat entre eux et les écologistes qui sur le Larzac se retrouvaient sur de nombreux sujets. Là ils ne vont plus être d’accord. Le plus célèbre d’entre eux, José Bové, a toujours condamné la prolifération du prédateur1. Nous n’entrerons pas dans le débat, car nous sommes incompétents. Mais la figure du loup est néanmoins intéressante pour le philosophe car il a toujours fasciné les populations. Il fait partie de ce qu’on appelle « l’inconscient collectif ». Depuis des siècles les français vivent leur relation au loup de manière tout à la fois légendaire, irrationnelle et dynamique. Légendaire car on prête au loup des attitudes et une puissance qu’il n’a pas. Certes c’est un prédateur en meute, mais jamais il n’a remis en cause l’équilibre naturel qui aurait pu justifier son extermination récurrente. Irrationnelle car le loup va devenir le réceptacle de toutes les peurs et va ainsi occuper une place fondamentale dans les contes pour enfants depuis le 17e siècle. Dynamique car sa place évolue dans l’imaginaire. Aujourd’hui il est presque devenu le symbole d’une pseudo-vie naturelle, d’un respect d’une nature divinisée qui sert surtout à calmer nos angoisses de citadins culpabilisés par les discours écologiques. Nous ne voulons rien changer dans nos vies quotidiennes pour protéger l’environnement donc on achète une bonne conscience en protégeant un animal sauvage symbolique – très loin de la figure de prédateur dangereux qui existait au 20e siècle (et ce au grand dam des éleveurs qui font les frais d’un tel renversement de situation. Ils se rendent compte qu’ils deviennent les martyrs de notre résilience…) ; le loup occupe une place de choix dans notre inconscient.
Mais qu’est-ce qu’un inconscient exactement ? Un inconscient collectif ? Il faut définir avant de continuer car le mot est lui-même très chargé symboliquement. Tout d’abord il faut distinguer l’inconscience et l’inconscient. L’inconscience, c’est l’absence de la conscience et la responsabilité qui en découle. L’inconscient, c’est une nouvelle définition de l’esprit qui est née des travaux de Schopenhauer au 19e et des découvertes de Sigmund Freud au début du 20e, un nouveau topos (carte) de notre conscient : selon le médecin autrichien cet inconscient contient l’ensemble de nos désirs refoulés qui entretiennent un rapport dynamique et conflictuel avec notre conscience. Ces désirs refoulés – en grande partie issus de notre sexualité infantile – a produit un Ça et un Surmoi dont le conflit produit des névroses. Freud, qui était avant tout médecin, a donné naissance à la psychanalyse pensée comme une thérapie basée sur la parole (et sans médicament).
Le loup est-il un fantasme sexuel ? Oui et non. Cela dépend de l’école de pensée à laquelle vous appartenez. Car la pensée freudienne n’a pas produit une unicité chez ses héritiers. Nous allons en voir deux qui vont nous présenter une interprétation radicalement différente l’une de l’autre de ce rapport que nous entretenons avec le loup.
Le premier est Bruno Bettelheim (né en 1903 et mort en 1990) qui écrivit en 1976 la Psychanalyse des contes de fées (en anglais : The Uses of Enchantment qui se traduirait littéralement par « les usages du merveilleux »). Dans ce livre il explique le rôle que jouent les contes de fées dans l’enfance : selon lui l’enfant préfère le conte de fées à tous les autres livres d’enfants plus modernes car « pour qu’une histoire accroche vraiment l’attention de l’enfant, il faut qu’elle le divertisse et qu’elle éveille sa curiosité. Mais pour enrichir sa vie il faut en outre […] qu’elle soit accordée à ses angoisses et à ses aspirations » précise-t-il dans son introduction. Ce que veut dire le psychanalyste (qui s’est longtemps occupé d’enfants autistes) c’est que l’enfant doit très tôt trouver sa place dans sa société en gérant les conflits qui existent entre son moi (sa conscience), son surmoi (les valeurs morales qu’il a intégrées et qui déterminent son rapport à la transgression) et son ça (les pulsions de plaisir). Un conte de fées doit lui servir à trouver les clefs de ce conflit, ce qui fonctionne merveilleusement bien justement grâce à l’usage du merveilleux : les personnages des contes de fées ne sont pas ambivalents. Ils sont bons ou méchants, mais jamais les deux comme c’est possible dans la réalité. Les enfants peuvent donc se projeter en eux pour chercher des solutions à leurs conflits intérieurs et leurs angoisses. Conflits intérieurs et angoisses ! Nous touchons là le cœur de l’explication psychanalytique de la fascination pour les héros imaginaires. L’enfance n’est pas une période de paix pour des âmes innocentes mais au contraire le lieu de contradictions, de peurs et de défis pour des individus en construction. « L’angoisse de la séparation (la peur d’être abandonné) et la peur d’avoir faim, qui inclut l’avidité orale […] interviennent à tous les âges au niveau de l’inconscient » précise Bettelheim.
Et le loup dans tout cela ? On le retrouve dans beaucoup de contes, mais le plus célèbre est Le petit chaperon rouge. Voilà l’interprétation que Bettelheim en fait (attention ! Vous ne lirez plus jamais cette histoire à vos enfants avec le même regard) : « Une petite fille charmante, “innocente”, qui est avalée par un loup… ». Conte écrit initialement par Charles Perrault en 1697 puis repris par les frères Grimm en 1812. Mais les deux versions ont une grosse différence : dans la première le loup triomphe en mangeant la petite fille alors que dans la seconde il est punit de mort et la petite est sauvée. Le conte de Perrault montre une petite fille qui désobéit et qui choisit d’être séduite par un personnage fascinant mais obscur. Il se termine par cette morale : « les jeunes filles, belles, bien faites et gentilles, font très mal d’écouter toute sorte de gens ». Bettelheim traduit et interprète : le loup représente la tentation sexuelle de la fille qui préfère le plaisir de la promenade (elle cueille des fleurs et rencontre le loup dans le bois) au devoir d’entraide entre les générations (apporter des aliments à sa grand-mère). La punition – que mérite tout compte fait le chaperon rouge – est donnée par le loup, séducteur, qui lui ne fait rien d’autre que ce qui lui est naturel et donc qui est moins fautif. La force de ce conte serait de permettre aux enfants de se positionner dans leur relation avec le principe de plaisir et le principe de réalité : à la fois elle veut jouer, elle veut désobéir et dans le même temps elle prend le risque de se trouver face à des gens dangereux. Que faire dès lors ? Avec Perrault elle perd et meurt (pour Bettelheim bien entendu le sujet principal n’est pas la mort mais la perte de la virginité) ; avec les frères Grimm elle est sauvée. Dans les deux cas le loup est « le séducteur mâle et toutes les tendances asociales, animales, qui agissent en nous ». Le petit chaperon rouge est aimée car elle est innocente et vertueuse. Mais la couleur rouge de sa cape « symbolise les émotions violentes et particulièrement celles qui relèvent de la sexualité ». Le loup, en prenant la place de la grand-mère, supprime la protection maternelle et laisse l’enfant seule face à son destin et ses tentations… sexuelles. Je vous avais prévenu, vous ne lirez plus ces contes avec les mêmes yeux désormais.
Une autre lecture du rôle du loup dans notre inconscient collectif, est celle de Carl Jung (1875 – 1961), disciple de Freud génial, mais en totale rupture avec le maître. Selon lui2, Freud a eu tort de croire que la sexualité jouait un rôle principal dans la constitution de notre inconscient. Il y a aussi la Volonté de puissance ancrée en chacun d’entre nous, c’est-à-dire la volonté de dominer l’autre, d’être au-dessus de celui qui s’oppose à nous. Jung se distingua également de son maître en introduisant l’idée que l’inconscient n’était pas simplement individuel mais aussi collectif, fait d’archétypes inscrits depuis très longtemps dans le cœur des êtres humains. Il note par exemple que toutes les religions s’appuient sur la recherche d’une forme de conservation ; l’immortalité et le culte des morts participent à cette recherche. Pour traduire cet inconscient nous effectuons des transferts qui ne sont pas autre chose « qu’une projection de contenus inconscients ». Le loup est une forme de transfert ; il symbolise à la fois la nostalgie de la vie naturelle, la beauté et la grâce de celui qui ne répond à aucune règle, à aucune frontière ; celui qui se sert lorsqu’il le désire ; en un mot celui qui est libre. Mais le loup est aussi celui qui garde ses racines près de lui à travers la meute. Il n’est pas solitaire. Il a une famille. C’est donc celui que nous aimerions être si la société ne nous obligeait pas sans cesse à renier nos idéaux. Bien entendu c’est une version très idéalisée du loup. Mais qu’avons-nous d’autre à notre disposition. Qui a déjà vu un loup ? Qui l’a approché ? Peu de monde. Le loup est celui qui ne se laisse pas domestiquer. Il est timide. Il ne veut pas qu’on l’approche. C’est ce qui nous fascine, nous qui vivons au milieu de la civilisation. Nous opposons le loup et le chien. Le chien a une laisse et est nourri par son maître. Le loup lui court des paysages immenses et grandioses. Au 20e siècle il fallait l’exterminer au nom de la civilisation. Aujourd’hui il faut le sauvegarder au nom de la nature. L’homme aux prises entre deux contradictions, celle de son instinct et de sa culture. Le loup – le vrai – en fera toujours les frais.
Et voilà le loup de retour. Le loup sur le Larzac. Les éleveurs d’ovins et de bovins peuvent frémir, car la décision de le chasser ou de le protéger ne dépendra pas de leurs intérêts, mais de la relation que la société voudra privilégier : celle de vouloir admirer le sauvage animal, libre et gracieux, ou celui de maîtriser le danger pour protéger sa vie civilisée.
Par Christophe Gallique