Philosophie

La relation au réchauffement climatique

“Mais ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal tout comme du bien” Sophocle, Antigone.

Dans cette chronique il n’est nullement question de discuter de la réalité du réchauffement climatique. Ce n’est pas mon rôle car je ne suis pas un scientifique et je laisse aux experts la capacité à calculer l’ampleur du changement climatique et même de déterminer la part de responsabilité de l’activité humaine. S’il s’agit de faits, je ne peux qu’acquiescer et réfléchir aux solutions proposées pour sortir de l’impasse dans laquelle l’humanité s’est mise et s’enfonce avec parfois allégresse. Certes, lorsque je regarde sur mon petit écran les JO à Pékin pendant que la préparation de la Coupe du Monde du football dans des stades climatisés continue et que les sportifs  se font les champions de l’éthique écologique tout en faisant le tour du monde en classe affaire, je reste circonspect devant la capacité à oublier nos priorités.

Ironie et contradiction dans le comportement des humains qui se vautrent dans des divertissements de masse organisés par le pouvoir de l’argent ? L’ironie est facile. Mais si elle n’est pas constructive pour obliger à s’interroger, elle ne sert à rien. Socrate était le spécialiste de cette ironie propédeutique (qui permet d’expliquer) et fertile qui feignait l’ignorance et qui permettait aux esprits d’accoucher de la vérité. Mais un autre philosophe grec, Théophraste demandait à distinguer ironie et raillerie : cette dernière consiste juste à se moquer en se sentant supérieur. Pour réfléchir à la question de notre relation ambiguë, voire contradictoire avec l’avenir du climat et notre place sur terre, il ne faut être ni naïf ni railleur. J’aimerais prendre cela sous un autre angle : le discours que l’on tient aux masses face à une prédiction majeure (la vie en 2100 ne ressemblera plus à ce que nous connaissons actuellement) a une tonalité religieuse. Analysons.

Tout d’abord le discours écologique alarmiste part d’un événement originaire qui a fondé le début d’une époque et de notre décadence. C’est l’équivalent du péché originel. Tout comme Adam et Eve furent chassés du Jardin d’Éden pour avoir mangé la pomme de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, nous paierons pour ce que les générations précédentes ont choisi de faire ; tout comme, selon Rousseau, l’origine des inégalités sociales qui se trouve dans l’invention de la propriété privée, lorsque personne n’arrêta le premier individu qui planta un piquet et dit “ce champ est à moi”1 ; l’origine de la catastrophe climatique qu’on nous annonce trouve sa source dans la volonté qu’a eu l’humanité de produire à l’aide d’énergies polluantes il y a 150 ans. En utilisant le charbon pour l’industrie, nous aurions commencé à creuser notre tombe en accélérant sans cesse nos capacités de production. Je sais que certains diront que ce mal a pour fondement le capitalisme et la recherche insatiable du profit, ce qui est en partie vrai. Mais c’est bien vite oublier que l’URSS et ses plans quinquennaux furent à l’origine de beaucoup de catastrophes naturelles (en vrac Tchernobyl en avril 1986, l’assèchement de la mer d’Aral, et autres industries lourdes…). Le péché d’orgueil et la chute qui va s’en suivre nous marquent de génération en génération et nous rappellent le destin de l’humanité décrit dès la Genèse.

Il y a un deuxième point qui a des relents religieux : l’annonce de l’Apocalypse. Le discours eschatologique est assez proche de celui de Jean, dans le dernier livre de la Bible : ce sera un passage entre deux mondes, avec peut-être l’annonce d’un sauveur. Ce qui est frappant avec l’apocalypse, c’est qu’il n’y a rien à faire. Il faut attendre et plus rien ne pourra changer le destin. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur la capacité paralysante d’un tel discours.

Le troisième point est l’immense charge mentale qui pèse sur les épaules du pauvre pécheur. D’ailleurs, plus il est pauvre et plus il devra faire des efforts. Sur les réseaux sociaux nous voyons les frasques de cet homme si riche qu’il a les moyens de financer le démontage d’un pont dans le port de Rotterdam pour laisser passer son yacht ou bien faire un peu de tourisme dans l’espace. Nous voyons à l’inverse, nous habitants de pays riche, d’un mauvais œil l’empreinte carbone de la consommation chinoise, car si les citoyens chinois vivaient comme nous – en ont-ils le droit ? – l’énergie disponible sur notre planète ne serait pas suffisante. Pour être des citoyens dignes d’être sauvés, nous devons fermer notre lumière et trier nos déchets, mais nous sommes exonérés de mauvaise conscience lorsque que nous envoyons dans des pays pauvres nos déchets pourrir dans des décharges en plein air. Qu’ils se débrouillent ! Ils doivent porter le poids de nos fautes dans leurs existences misérables. Il s’agit d’une vraie culpabilité, doublée d’une forme de dédoublement : à la fois nous adorons le confort de notre vie et nous détestons la société de consommation qu’elle implique. Quel est le lien avec le célèbre patron de la multinationale américaine ? Ce n’est rien d’autre que notre miroir déformant : nous y voyons nos propres excès concentrés en un seul individu.  

Pourquoi peut-on utiliser ainsi un vocabulaire religieux pour une affaire qui n’en est pas une ? Cette question a été remarquée dès le début de la philosophie écologique il y a quarante ans, notamment avec un allemand Hans Jonas, qui écrivit Le Principe responsabilité en 1979. Son sous-titre, “Une éthique pour la civilisation technologique”, précise l’intérêt du livre : il faudra modifier nos normes et nos comportements du fait de la puissance évolutive de nos technologies. 

Dès le premier chapitre, le philosophe constate qu’un certain nombre d’éléments dans la vie de l’homme ont fondamentalement évolué : avant le XXème siècle la technique n’était pas assez puissante pour modifier le cours naturel de l’environnement, mais désormais elle rend la nature vulnérable. La cité humaine qui, auparavant, était en-dehors de la nature, comme une enclave qui protégeait l’homme des agressions de l’extérieur, se répand désormais sur quasiment toute la surface terrestre et remplace la nature. Dernier élément, l’homo-sapiens qui caractérise notre espèce de par son intelligence, est remplacé par un homo-faber, “l’homme qui fabrique” et qui fait que l’intelligence humaine elle-même se trouve profondément modelée par les inventions techniques. 

Face à cette triple révolution (car cela change fondamentalement notre rapport à la nature), Hans Jonas précise que logiquement notre éthique doit évoluer. Définition de l’éthique : la morale cherche à normer les actions humaines à travers une vision du Bien, pour permettre à tout un chacun de se rendre digne du bonheur ; l’éthique par rapport à la morale a une spécificité car elle se focalise sur la capacité d’agir des individus dans un domaine où ils ont développé un certain pouvoir d’agir. L’éthique amène à une déontologie et est motivée par une certaine inquiétude : le pouvoir que m’offre les nouvelles inventions m’alertent sur les conséquences de mes actes. Le combattant ou le médecin, le responsable politique ou l’ingénieur doivent avoir une éthique car leurs actions ont des conséquences du fait de leur puissance. Nous avons besoin d’une éthique chaque fois que nous posons la question de la responsabilité de nos actes.

L’éthique écologique, liée à la surpuissance de la technologie moderne, pourrait selon Hans Jonas se présenter sous la forme d’impératifs qui encadreraient nos choix futurs. Il en donne deux formulations : “Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre.” ; “Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre”. Ainsi nous devons changer notre comportement et faire évoluer nos choix pour prendre en compte le futur de notre planète et de nos enfants. Cela fait écho à ce célèbre proverbe qui nous signale que nous ne sommes pas propriétaires mais juste locataires de la Terre, et nous avons le devoir de restituer aux générations à venir la nature qui nous a été confiée. Cependant, il ne faut pas être aveuglés par la grandiloquence de cette formule car elle pose question : qu’est-ce que, d’abord, “une vie humaine authentique” ? est-ce respirer et manger des animaux ? est-ce avec des relations familiales ou est-ce faire la guerre ? est-ce construire des tours ou est-ce vivre nu sur une plage ? impossible de le dire en l’état. Mais ces deux formulations nous expliquent que l’écologie doit être centrée sur l’espèce humaine. Elle fixe comme responsabilité le devoir de laisser à nos enfants, nos petits-enfants une planète où la vie est possible et agréable, voire – donc – authentique.

Mais très vite Hans Jonas pose le paradoxe : il est tout à fait rationnel de refuser cet impératif : “Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur” ou même vouloir sa propre disparition et la disparition de l’humanité sans que ce soit contradictoire. “Sans me contredire moi-même je peux, dans mon cas personnel comme dans celui de l’humanité, préférer un bref feu d’artifice d’extrême accomplissement de soi-même à l’ennui d’une continuation indéfinie dans la médiocrité.2 Autrement dit, le discours culpabilisant qui me propose de rogner sur mon confort actuel et avoir une vie terne (plus de voyage en avion, plus d’ananas sur ma table, et des voitures dont l’autonomie me limite à visiter mon seul département ?) peut avoir pour effet le refus de telles contraintes. Pourquoi devrais-je me sacrifier pour les autres qui n’existent pas encore. On me dit qu’en 2100 les températures vont augmenter de manière définitive. Donc quoi faire ? Attendre en s’ennuyant ou en s’amusant ? 

Hans Jonas est parfaitement conscient, donc, que l’éthique de la responsabilité basée sur la seule rationalité est stérile et impuissante; il faut autre chose. Mais quoi ? Nous ne sommes que dans le premier chapitre de l’ouvrage et voilà que le philosophe écrit : “Ce n’est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la religion, de légitimer en théorie pourquoi […] nous avons une obligation à l’égard de ce qui n’existe même pas encore.” Que veut-il dire ? Sinon que seule l’autorité d’une religion qui mettra dans la balance le jugement divin pourrait changer nos comportements face à une catastrophe annoncée ? Pour éviter d’écrire des bêtises, il faut reprendre chacun des termes : tout d’abord l’écologie est une question politique et utopique. Politique dans le sens où c’est la gestion des affaires publiques d’un pays en vue d’une vie bonne. La politique comporte donc toujours, au-delà de la gestion des faits présents, une forme d’utopie : on recherche une vie meilleure. La religion réfléchit sur la dignité de l’existence humaine face au dieu qui, lui seul, prend la décision d’intervenir ou non. L’ici et le maintenant sont alors soumis à la loi divine, et “si quelques uns veulent « hâter la fin » […], veulent provoquer par une ultime secousse de l’action humaine le royaume messianique”, comment la religion peut vraiment être liée à une quelconque utopie ?

Peut-être avons-nous une réponse à travers ce que Hans Jonas appelle “l’heuristique de la peur”, l’heuristique étant une science qui permet la découverte. La peur comme moteur de notre prise de conscience ? N’est-ce pas paradoxal ? Pour expliquer cela, nous pouvons faire le parallèle avec l’épisode du Veau d’or dans l’Ancien Testament : Moïse, parti chercher les Tables de la Loi, retrouve son peuple adorant un veau d’or (symbolisant l’adoration de l’argent). Pris d’une colère extraordinaire le messie brise les tables de la loi et prévient son peuple : ils devront affronter la colère divine s’ils ne lui obéissent pas. La peur comme fondement de l’autorité politique ! “Nous avons besoin de la menace contre l’image de l’homme. […] tant que le péril est inconnu, on ignore ce qui doit être protégé et pourquoi il le doit.” précise Hans Jonas. Bien entendu l’ouvrage philosophique ne se transforme pas en doctrine sectaire où la révélation d’un nouveau messie serait le seul horizon de l’humanité. Mais il indique quelque chose de fondamental, qu’avait déjà remarqué le sociologue Max Weber dans “L’esprit du capitalisme” : la religion offre une structure de l’esprit dont l’influence déborde très largement la religion elle-même. Il en est aussi ainsi de la structure utopique : vouloir forcer les êtres humains à se conformer à des impératifs qui débordent leur bonheur immédiat passe par des discours qui ont des accents religieux. Notamment ceux des religions monothéistes. Car cela permet de contourner le raisonnement égoïste dont l’horizon ne dépasse pas le plaisir immédiat et la jouissance individuelle. 

La lecture du livre de Hans Jonas, qui date je le rappelle de 1979 (donc à une époque où une utopie politique – le communisme – s’était transformée en monstre totalitaire avec l’URSS), a du coup une tonalité inquiétante et même troublante : faut-il, pour qu’il y ait une révolution écologique, lui donner une tournure religieuse et instaurer un respect de la nature comme une forme de sacré indépassable ? Devons-nous ne pas appeler à la rationalité de nos contemporains mais à leurs peurs, à leurs culpabilités, à ce que le philosophe Nietzsche appelait la philosophie du ressentiment ? Effectivement Nietzsche, lorsqu’il critiquait la religion judéo-chrétienne, expliquait que cette dernière cultivait chez l’homme la haine de soi, le renoncement à sa force, pour faire des croyants des faibles qui plient sous le poids de la faute originelle. Rien de très réjouissant. La question que pose Hans Jonas est de savoir si la réaction écologique ne doit pas obéir aux mêmes lois. Peut-être faudrait-il construire un discours qui soit conscient de ce risque de porosité avec la culpabilité originaire, et penser les actions en faveur du climat davantage de manière positive. Mais hélas votre humble serviteur n’a pas les clefs pour rédiger un tel programme….

Par Christophe Gallique

Liberté, je chéris ton nom

Battre le pavé pour montrer son mécontentement, voilà les nouvelles forces d’expression de la liberté. Depuis que le président de la République a annoncé le 12 juillet 2021 l’établissement d’un pass-sanitaire, chaque samedi et parfois en semaine, des milliers de manifestants crient leur colère et leur refus. Et ces manifestations rassemblèrent au plus fort de la mobilisation plus de deux cent mille manifestants. Ce fait est remarquable : il y a un refus et une contestation d’une décision collective prise par un gouvernement élu au nom de prérogatives individuelles que les manifestants estiment au-dessus de la décision du politique. La logique est libérale : l’individu et sa liberté sont au-dessus de tout le reste. Mais c’est doublé par le sentiment d’appartenance à un groupe, celui des contestataires, qui construit son identité dans le rapport de force contre l’État. Du coup la manifestation devient un rite qui unifie les individus au sein d’un collectif, alors même que ce qui est revendiqué c’est la liberté individuelle. Il est reproché au gouvernement de nier cette dernière et il est demandé que les individus puissent réguler eux-mêmes par leurs comportements individuels la progression d’un virus. 

Mais qu’est-ce que la liberté ? C’est la première question qu’on doit poser. Le philosophe français qui y répond le mieux a vécu au XIXe siècle. Il s’agit de Benjamin Constant, qui fit en 1819 une intéressante distinction entre deux types de liberté : la liberté développée par les citoyens grecs de l’Antiquité et la liberté développée par les Modernes (c’est-à-dire les Français de la Restauration à partir de 1814) : “Demandez-vous d’abord, Messieurs, ce que, de nos jours un Anglais, un Français, un habitant des États-Unis de l’Amérique, entendent par le mot de liberté ? C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer ; de disposer de sa propriété, d’en abuser même […] Comparez maintenant à cette liberté celle des anciens. Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, […] mais en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient, comme compatible avec cette liberté collective, l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble.”

Vous comprenez comment Constant montre l’impossibilité de la réalisation de la liberté des anciens aujourd’hui (sans doute encore plus qu’à son époque en 1819) car ce qui domine aujourd’hui c’est l’expression d’une forme d’individualité dans la revendication de nos droits : J’ai droit à est sans doute l’expression la plus concrète de nos libertés, avec juste la limite, fixée d’ailleurs dans nos lois, de ne pas nuire à autrui. Dans la mesure où je ne nuis pas aux autres en ne me vaccinant pas, je peux considérer que personne ne doit m’obliger à me vacciner. Si je considère que je ne mets pas en danger les autres, je peux refuser de me soumettre à quelque contrôle que ce soit. Cette individualisation des points de vue est bien entendu paradoxale : comment et pourquoi reprocher à une application téléphonique de témoigner d’une démarche médicale au nom de la liberté, alors même que chacun d’entre nous a des dizaines d’applications qui violent plus ou moins ouvertement le respect de nos données (accès à nos photos, à nos contacts) avec un consentement signé à partir d’une déclaration préalable que personne ne lit ou quasiment personne. Seuls quelques farouches défenseurs du droit à la vie privée qui, cohérents, refusent tout usage du smartphone qui implique un suivi des données, peuvent en toute légitimité refuser le pass-sanitaire. Les autres semblent faire davantage confiance dans les GAFA (avec Facebook et Whatsapp) et autres BATX (avec TikTok) qu’en l’État français, obligé théoriquement lui de respecter les lois. Pour le prouver il suffit de comparer la possibilité de saisir le Conseil d’État et les tribunaux administratifs pour contrer l’action de l’État alors même que les entreprises du net échappent pour la plupart aux lois françaises. Mais passons sur ces considérations socio-politiques, pour revenir à ce qui nous intéresse le plus : la définition de la liberté face à la décision politique. Pouvons-nous décider, nous citoyens d’un État de droit, de remettre en cause une décision d’un gouvernement élu au titre que nous ne nous sommes pas d’accord ?

La relation aux pouvoirs publics est donc la deuxième question intéressante à analyser : les Grecs de l’Antiquité qui ont inventé la démocratie recherchaient en réalité les règles de la vie bonne : nous ne sommes pas simplement des fourmis organisées, nous sommes aussi des animaux politiques qui ont à leur disposition le langage pour discuter de la définition de la justice, pour reprendre la référence à Aristote (IVe siècle avant notre ère) dans son célèbre livre, Les Politiques. Il y précise que la nature même de l’Homme est d’appartenir à une cité. Celui qui est seul, simple cellule à côté des autres, est soit un dieu soit un sous-homme. Notre humanité passe par l’appartenance à une communauté politique qui détermine nos règles de la justice. C’est donc dans notre dimension collective que nous nous épanouissons réellement. Du moins était-ce le cas pour l’homme de l’Antiquité. Les relations ont changé en cette première moitié du vingt-et-unième siècle : il est désormais courant de faire appel, face aux décisions du pouvoir exécutif, au Conseil constitutionnel pour censurer une loi ou procéder à des recours auprès du Conseil d’État ou des tribunaux administratifs. Les deux institutions assez méconnues au moins sur le plan de leur fonctionnement posent la question philosophique suivante : le droit garantit-il le respect par l’État de ses propres lois et permet-il ainsi aux citoyens de garder le sentiment de liberté au sens suivant : le citoyen doit ne pas avoir peur de l’autorité qui est au-dessus de lui et n’être pas obligé de faire ce qu’il ne doit pas faire (il s’agit donc du devoir au sens juridique du terme) ? Mais les juges ne sont pas élus. Ils n’ont aucune vision politique de ce qu’est une vie bonne ; les magistrats se contentent de lire, interpréter et appliquer la loi. Lire et appliquer, cela ne pose pas de problème. Mais interpréter ! Des femmes et des hommes, à l’abri derrière leur institution, vont décider de l’avenir d’un choix politique sans avoir besoin de se soumettre à la souveraineté populaire à l’occasion d’élections. Tous ceux qui pensent que les hommes politiques sont détachés de la réalité et font un déni de démocratie en organisant un entre-soi préféreraient confier leur avenir à des magistrats ? Nous voilà face à un autre paradoxe dans la réaction des opposants au pass-sanitaire. Mais cela s’inscrit au final dans un mouvement de contestation de l’autorité de l’État plus profond et plus ancien.

Un philosophe français contemporain, Jean Claude Michéa dans L’empire du moindre mal (publié en 2007) et Le Loup dans la bergerie (2018), s’est penché sur toutes ces questions et tâche d’expliquer pourquoi c’est le propre d’une société libérale : ces demandes incessantes auprès de tribunaux pour préserver les individus d’une décision qu’ils estiment arbitraire et attentatoire aux libertés se fondent sur une vision de la loi basée sur une neutralité axiologique du droit : le droit n’est pas là pour servir une idéologie mais pour éviter que les hommes justement favorisent une idée plutôt que l’autre. Le droit est juste là pour préserver les uns du mal que les autres pourraient leur faire, sans se préoccuper de la valeur morale du droit, ni même de la logique idéologique qui par définition – n’existe plus. Un axiome est en mathématique une vérité première, choisie en début de raisonnement pour commencer la démonstration. Si nous étendons ce terme au droit (c’est-à-dire la faculté de rédiger des lois), la neutralité axiologique veut dire que le législateur se refuse d’émettre le moindre jugement moral sur le comportement des individus. Il suffit juste qu’ils ne se fassent pas de mal mutuellement. Tous les actes qui n’engagent que votre propre sécurité (ne pas se vacciner, ne pas s’isoler, avoir des comportements sexuels déviants, refuser de s’alimenter, changer d’identité, etc.) ne peuvent pas être considérés comme mauvais s’ils ne nuisent pas à autrui. Les manifestants contre le pass-sanitaire réclament en réalité une telle neutralité de la part de l’État et des juges : qu’ils soient libres de faire ce qu’ils désirent, à partir du moment où ils n’embêtent personne. Si je suis le raisonnement de Michéa (même s’il n’a pas écrit à ma connaissance sur les manifestations anti-pass), il s’agit d’un raisonnement libéral au sein d’une société libérale.

Qu’est-ce qu’une société libérale ? C’est “le principe individualiste (l’idée que l’individu est indépendant par nature et qu’il possède des droits logiquement antérieurs à toute forme de société donnée)” précise Michéa. Cela veut dire que l’individu ne veut plus être sacrifié pour une idée au-dessus de lui, qui serait le Bien Commun, transcendante et liée à une force immanente, l’État. Le philosophe (qui fut longtemps professeur de philosophie à Montpellier) explique que l’origine de cette société libérale fut les grands massacres religieux du XVIe siècle en Europe : des milliers de victimes parmi des gens qui parfois étaient voisins, amis, voire membres de la même famille, au nom d’idées religieuses qui s’imposaient à eux. Ces massacres choquèrent et marquèrent les esprits au point de vouloir inventer une autre forme de société, basée sur la liberté des individus, une liberté garantie par l’autorité d’une administration au-dessus d’eux : l’État. Les philosophes de l’époque, en premier lieu l’anglais Thomas Hobbes avec la publication du Léviathan en 1588, comprirent que l’homme n’était pas simplement un animal politique. Il était également un ennemi pour son frère. Hobbes reprit la célèbre phrase de Plaute : “L’homme est un loup pour l’homme.” Ce qui veut dire que l’homme est le pire des ennemis pour lui-même. Il est un prédateur capable de nuire à son prochain, voire de détruire son monde au nom de raisons parfois si futiles, telles que la fierté, la jalousie ou tout simplement la peur de l’étranger. Dès lors, le rôle d’un gouvernement n’est pas uniquement de donner du sens à la politique, mais, au nom de la loi naturelle qui dit que la paix est préférable à la guerre, de protéger les individus de “la guerre de tous contre tous” en réalisant trois actes fondateurs.

Tout d’abord, tout le pouvoir est transféré à une autorité qui est au-dessus des hommes (ce que nous appelons l’État et l’administration). Ensuite les lois décidées ont pour finalité essentielle la paix entre les hommes – toute source de conflit est traitée par Hobbes comme une maladie dans le corps. Enfin, les individus sont traités de manière égale face à cette autorité et ne doivent pas désobéir tant que l’État assure la paix. Ils peuvent vaquer dès lors à leurs occupations mercantiles au sein de la société. Voilà la naissance et la nature de la société libérale : un État est une structure différente du reste de la société et les individus acceptent de lui obéir uniquement si cette structure ne s’oppose pas à leurs activités individuelles (notamment marchandes), avec cette seule limite qui est de ne pas nuire aux autres. 

Il n’y a donc plus la moindre définition commune du Bien comme idéal qui pourrait unir les hommes. Ils vivent les uns à côté des autres sans se préoccuper du sens de leur existence au-delà de la préoccupation d’un bonheur individualiste : les opposants au pass-sanitaire ont pour principale revendication la défense des libertés. Mais quelles libertés ? Les leurs ? Le fait qu’ils soient obligés de se soumettre à un protocole médical qui certes peut être discutable mais qui est d’abord une décision du politique face à un problème sanitaire, au nom du fait qu’ils ne sont pas malades et qu’ils n’en ont donc pas besoin ? Certes ils reprochent au vaccin sa dimension expérimentale et expriment la peur d’être l’objet d’une manipulation de la part de grands groupes pharmaceutiques qui voudraient s’enrichir à court terme. C’est donc leur intégrité individuelle qui est mise en avant. Même si cela n’a rien à voir, cela rappelle les oppositions qu’il y a eu contre le port de la ceinture obligatoire il y a cinquante ans : les défenseurs des libertés disaient qu’on ne pouvait pas les obliger à se protéger, dans la mesure où cela ne provoquait pas de dommage pour leurs voisins immédiats. C’est cela la logique du moindre mal : je veux profiter de ma liberté jusqu’à ce qu’elle nuise à autrui – mais en dehors de cette limite, je peux vouloir être libre de faire absolument tout ce que je veux. 

Au-delà de la question de ce pass-sanitaire, c’est donc celle de la nature de notre société qui est concernée. La réponse n’est pas simple : c’est vrai que les manifestants réclament de préserver leur liberté, mais ils le font ensemble, en créant un groupe qui a ses propres codes en définissant sa cible, le gouvernement actuel. Paradoxalement, cet acte réellement libéral donne naissance au collectif. Reste à savoir si ce collectif peut vraiment donner naissance à une nouvelle et féconde vision de la société. Mais ce qui est intéressant c’est de constater que, si la critique principale contre l’idéologie libérale est l’atomisation de la société, le fait que chacun recherche à défendre sa liberté en dépit des autres, sans réelle cohésion de la société, il naît avec ces manifestations hebdomadaires une conscience collective et peut-être une revendication pour la société toute entière. Une nouvelle fois la réalité se trouve être plus complexe que les théories, si raffinées soient-elles.

Par Christophe Gallique

La diplomatie du Vivant

Dans la nuit du 3 au 4 août dans les Hautes-Pyrénées un éleveur a été poursuivi par un ours alors même qu’il était accompagné de trois chiens et avait pris la précaution d’allumer un feu pour repousser les animaux sauvages. L’incident a donné lieu à une plainte déposée par le maire de sa commune contre l’État qui a introduit l’ours dans les Pyrénées il y a quelques dizaines d’années. Cet incident illustre un problème philosophique intéressant : l’être humain peut-il et doit-il cohabiter avec des animaux restés dans leur milieu naturel ? Ces derniers ont-il le droit (au sens juridique du terme) de défendre leur territoire face à la présence humaine ? Ce sont des questions sociétales mais qui sont relayées par des idéologies tel que le mouvement végan ou la doctrine appelée antispécisme. Celle-ci est une réflexion sur la différence entre les êtres humains et le reste du monde vivant : sommes-nous réellement une espèce à part, un empire dans un empire, pour reprendre l’expression mise en place dès le XVIIème siècle par Spinoza ? La question pose des enjeux très importants car si nous ne sommes pas différents des autres espèces, cela implique que toute forme d’exploitation, d’élevage du monde vivant peut être remis en cause. L’antispécisme est un mouvement intellectuel jeune et il est intéressant de voir comment la philosophie contemporaine peut le penser.

Le philosophe Baptiste Morizot a obtenu pour Manières d’être vivant (Actes Sud, 2020) le prix Lycéen du livre de philosophie1. Il y défend une thèse à la fois simple et complexe : pendant des millénaires le monde occidental a développé une relation de domination avec les plantes et les animaux, d’exploitation même qui nous a conduit à vivre totalement séparés de ce monde, pour s’enfermer dans celui plus confortable mais aussi plus aliénant de la technique. Il s’agit dans ce livre de repenser ces relations, de réfléchir à une nouvelle diplomatie pour ériger une harmonie entre nous et le reste du vivant.

Livre de philosophie écologique donc, mais qui comme toute réflexion profonde ne se contente pas d’énoncer de grands principes moraux du type “détruire la nature c’est mal”. Il cherche plutôt à établir les conditions du problème pour élaborer des concepts qui permettent de le penser. Le problème est clairement celui de la séparation : nous vivons hors de la nature. Nous avons oublié qui elle était, quelle était sa logique. “Imaginez cette fable : une espèce fait sécession. Elle déclare que les dix millions d’autres espèces de la Terre, ses parentes, sont la “nature”. A savoir : non pas des êtres mais des choses, non pas des acteurs mais le décor, des ressources à portée de main. Une espèce d’un côté, des millions de l’autre, et pourtant une seule famille, un seul monde. Cette fiction est notre héritage.” écrit-il. Cela veut donc dire que croire que nous sommes supérieurs, différents des animaux est une vaste illusion. Nous ne sommes pas un empire dans un empire

Baruch Spinoza dans la préface de la IIIème partie de l’Éthique, écrivait : “la plupart de ceux qui ont parlé des sentiments […] conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Car ils croient que l’homme trouble l’ordre de la Nature plutôt qu’il ne la suit, qu’il a sur ses propres actions une puissance absolue et qu’il n’est déterminé que par soi.” Pour Spinoza l’homme ne possède donc pas une nature différente de son environnement et des autres êtres vivants ; malgré notre culture et notre arrogance et la suffisance de notre rationalité, nous sommes soumis aux mêmes lois que tous ceux qui vivent au sein de la nature. Nos sentiments ne sont pas éloignés de ceux que ressentent les autres mammifères. Il n’y aurait donc aucune différence entre la stimulation sensitive animale et le sentiment humain. Croire en cette différence, ce serait produire une illusion sur les causes qui déterminent nos comportements : nous sommes des animaux parmi d’autres.

Baptiste Morizot reprend largement à son compte cette idée en dénonçant la tentation rituelle des hommes à doublement oublier : oublier qu’il faut être attentif à la fois à la nature et à notre nature. Etre attentif à notre nature, c’est respecter nos sentiments (naturels) contre une rationalité colonisatrice qui du coup a pour conséquence une forme de tristesse dans nos comportements : nous devenons des aliénés, c’est-à-dire des étrangers à notre propre nature. Face à cela, ce que propose le philosophe, c’est de (re)devenir un pisteur : “le pistage au sens large d’une sensibilité enquêtrice envers le vivant, est une expérience très nette d’accès aux significations et aux communications des autres formes de vie. Le pisteur, c’est en fait n’importe quel praticien du monde du vivant intéressé aux signes […]. Ce style d’attention se déploie au-delà et en dehors du dualisme moderne des facultés, qui oppose la sensibilité au raisonnement. Pister est une expérience décisive pour apprendre à penser autrement […] on est simultanément plus animal et plus raisonnant, plus sensible et plus pensant.”2

Voilà tout un programme ! Mais à quoi cela mène ? Notre philosophe passe de longues semaines en montagne, faisant du ski de randonnée pour suivre les traces des loups. Mais nous, citadins modernes aux prises avec nos soucis de transport, de nutrition au supermarché du coin, de garde d’enfants et autres préoccupations péri-urbaines, que devons-nous faire ? C’est là que le programme devient plus politique que philosophique ; politique au sens de la gestion du vivre-ensemble : nous devons tout autant sur le plan collectif qu’individuel prendre en compte ce qui nous entoure et cesser d’agir avec la nature à la fois comme si elle était différente de nous et juste notre possession. Le promeneur en forêt peut être à l’écoute de ce qui se passe autour de lui et l’agriculteur doit pouvoir développer une nouvelle forme de diplomatie avec la nature qui produit ce que nous mangeons. Nous nous doutons du coup que Baptiste Morizot n’est pas le tenant d’une agriculture productiviste. Mais il va même plus loin : les modes d’élevage agressif, réduisant l’animal à la passivité et l’obéissance peuvent se comparer avec l’esclavagisme qui a marqué pendant des siècles les relations humaines : réduire l’autre à la médiocrité. Face à cela il y a le modèle d’élevage des rennes par les Touvains en Sibérie, qui consiste à paradoxalement les maintenir à l’état sauvage pour leur permettre de garder leur vitalité.

Très bien, mais nous ne sommes pas tous des éleveurs, ni même des agriculteurs ! Nous pouvons souhaiter certes ce mode de relation à l’animal moins agressif même si les professionnels de l’élevage souvent sourient de ces réflexions de bobos urbains qui veulent toujours donner une dimension romantique à leur métier sans rien connaître et en y plaquant des jugements souvent hâtifs. Baptiste Morizot lui-même témoigne de son évolution lorsqu’il participa à l’expérience de CanOvis, qui consiste en une observation nocturne des loups sur le plateau de Canjuers (dans le Var) et qu’il comprit que les relations entre troupeaux de brebis, chiens de berger et loups sont beaucoup plus complexes qu’on ne peut le croire : “On arrive avec des savoirs et des ignorances, des aversions et des affinités, une mythification du berger ou un amour du loup […]. On en revient presque diplomate, d’un genre particulier : diplomate des interdépendances.3

Nous voilà donc avec un livre de philosophie politique au sens noble du terme : une volonté de modifier nos comportements et nos relations avec les autres êtres vivants, que ce soient les plantes, les arbres, les insectes ou les animaux. Cette diplomatie est basée sur le modèle de ce qu’a essayé de faire Mandela en Afrique du Sud à la fin du siècle dernier, c’est-à-dire réconcilier les ennemis d’hier entre eux. Et c’est là que cette réflexion philosophique peut trouver son impasse : pour qu’il y ait diplomatie, il faut qu’il y ait deux camps qui aient conscience à la fois de leur singularité (je suis différent de l’autre) et de leur intérêt (j’ai besoin de vivre en paix avec l’autre). Or force est de constater que les considérations humaines sont asymétriques : rien ne prouve que les animaux, les insectes et les plantes ressentent ce besoin de diplomatie. Notre présence est pour eux sans doute un fait. Mais saisir ce fait veut-il dire qu’ils en ont une conscience réflexive tout comme nous ? Sont-ils capables de le rationaliser ? Le livre de Baptiste Morizot ne répond pas à cette question. Sans nier cette différence qui caractérise l’humanité – c’est-à-dire sa capacité à penser le monde, à force de ne pas vouloir en faire l’axe de sa pensée, il l’oublie.

Un troisième philosophe, Etienne Bimbenet avec son ouvrage : Le Complexe des trois singes (éditions du Seuil, 2017) va nous permettre de dépasser cette difficulté. Dans ce livre il précise que la cause animale (c’est-à-dire tous les mouvements militants qui prennent la défense du droit des animaux) a modifié notre pensée pour l’orienter vers le zoocentrisme, en plaçant notre humanité au cœur de notre animalité. 

Etienne Bimbenet reconnaît que c’est un progrès dans le sens où cela nous a permis de dépasser les dualismes dans lesquels la tradition philosophique classique, depuis Descartes et son fameux “comme maître et possesseur de la nature(Discours de la Méthode, VIème partie, 1637) nous a enfermés : opposition entre le corps et l’esprit, opposition entre l’homme et l’animal et opposition entre la culture – industrielle – et la nature. Mais ce progrès de la pensée ne doit pas déborder vers l’excès inverse : croire que nous ne sommes rien de plus que des animaux, et qu’à cet égard il faut confondre les deux. De pareils passages sont illustrés dans le livre de Morizot, notamment lorsque le philosophe évoque le masque des loups. Non pas le masque que vous mettez lors de vos soirées privées (…) mais la face du loup nommée ainsi par les biologistes. Morizot insiste particulièrement sur le sourcil du loup et il effectue une analogie perspectiviste avec le sourcil humain, qui serait “la reminiscence au présent d’un masque animal, le reste d’un survisage. “Réminiscence” parce qu’on l’a oublié, et non parce qu’on serait devenu autre chose qu’un animal.4

Nous ne serions pas devenus autre chose, nous aurions juste oublié que nous étions des animaux. Voilà le cœur de la problématique et une position face à laquelle E. Bimbenet va construire son argumentaire contre la naissance d’une forme de complexe que les humains ont contre leur propre spécificité. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de remettre en question l’idée qu’il faut cesser la domination brutale du monde vivant par des humains qui s’en croient ontologiquement séparés (ontologique vient du grec “onto et logos”. Littéralement cela veut dire science de l’existant ; c’est une réflexion sur la réalité de notre existence donc). Mais nous pouvons voir ce qu’il y a de spécifique, de singulier chez les humains, qui va justement leur permettre de prendre du recul et de réfléchir sur les relations entre eux et les autres vivants.

Ce qui différencie l’homme des autres êtres vivants, c’est l’intentionnalité partagée, c’est-à-dire le fait d’être capable d’avoir une vision du monde partagée avec ses semblables qui dépasse le simple vécu subjectif et qui peut lui donner du sens. Les différents rites culturels et religieux font partie de cette intentionnalité. Mais au-delà, ce qui va intéresser Bimbenet, ce sont le droit et la capacité que nous avons de donner une existence juridique aux êtres vivants. Le paradoxe de l’être humain est que nous sommes humains justement parce que nous sommes capables d’un décentrement par rapport à nous-mêmes5. Nous pouvons considérer l’autre dans sa spécificité et cela nous donne une responsabilité : protéger les animaux, les insectes et les plantes. C’est là le travail du monde humain.

L’antispécisme qui considère qu’il y a une forme de racisme dans l’exploitation du monde du vivant est donc philosophiquement dans l’erreur – même s’il permet de comprendre sous un jour nouveau la réalité de nos relations avec le monde vivant. L’homme n’est pas un animal comme les autres et tous les vivants n’ont pas à avoir les mêmes droits. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne doivent pas être protégés par la loi. Bien au contraire. Que ce soit à la manière du diplomate – comme le prône Morizot, ou celui de l’intentionnalité juridique, l’homme doit protéger le monde des vivants en instaurant des règles basées sur le respect des mutuelles singularités. 

L’homme est-il un animal différent des autres ? A la fois oui et non – oui par sa capacité à rationaliser sa perception du monde et à construire un ordre juridique ; et non de par l’expérience sensible et corporelle du monde que nous ne devons plus oublier. L’antispécisme offre ainsi un moment intéressant à penser : il pointe du doigt ce qui doit être pensé, nos relations avec le monde vivant ; mais ce sera une philosophie insuffisante si elle refuse de penser toute la complexité de la réalité humaine.

Par Christophe Gallique


1 Le Prix lycéen du livre de philosophie est organisé chaque année par l’A.P.P.E.P. ; vous pouvez consulter la sélection à cette adresse http://prixphilo.org/
2
Une saison chez les vivants, épilogue, dans Manières d’être vivant, Éd. Actes Sud p. 139 
3 Manières d’être vivant, p. 215
4 Manières d’être vivant, p. 125
5 Le complexe des 3 singes, p. 286

De la vengeance et ses justifications

Existe-t-il un droit à la vengeance dans nos sociétés modernes ? Les événements du printemps 2020, à la suite de la mort de George Floyd à Minneapolis, Minnesota, ont pris la forme de protestations, de déboulonnages de statues, d’affrontements dans certaines villes européennes avec une envie de se venger qui aurait pu mener vers une forme de guerre civile larvée dans de nombreux pays occidentaux. L’assassinat d’un enseignant le 16 octobre 2020, suite à un cours sur la liberté d’expression, assassinat justifié par des extrémistes religieux par une volonté de venger leur prophète, est à la fois totalement différent et en même temps pose la même question : existe-t-il une vengeance légitime, alors même qu’elle entraîne toujours la violence ? Certes nous ne devons pas tout mettre sur le même plan : l’action d’un individu qui assassine au nom d’une idéologie morbide ne permet pas de comprendre un mouvement populaire qui est collectif et qui ne veut tuer personne. Mais nous devons prendre en compte le fait que les deux utilisent le même terme : la vengeance, qui est violente.

La vengeance fut codifiée dès l’Ancien Testament avec la loi du Talion (œil pour œil…), qui fixait la proportionnalité des conflits. Mais nos sociétés modernes se sont construites sur un autre modèle juridique, basé sur la loi dite, c’est-à-dire une norme qui régule et organise les relations entre les individus, leur interdisant d’utiliser eux-mêmes la violence et de rendre la justice. L’équilibre qui en résulte permet la paix sociale. Néanmoins un sentiment d’injustice peut pousser à la folie et la passion pour le sang, la destruction pour tout emporter sur son passage.

Comme la philosophie est d’abord une prise de recul face aux événements présents, je vais développer cette chronique à partir de deux exemples mythiques – c’est-à-dire à la fois fantastiques et criants de réel, pour cerner ce besoin de vengeance.

Premier exemple , extrait de l’Iliade d’Homère : Ajax était un “guerrier achéen, noble et grand, qui dépasse les Argiens de la tête et de ses nobles épaules1, seulement dépassé en bravoure par le légendaire Achille. Lorsque ce dernier mourut, les rois grecs prirent la décision de donner les armes de leur meilleur guerrier non pas à Ajax, qui estimait que cela lui revenait, mais à son rival, Ulysse. Se sentant trahi, il décida de se venger et une fois la nuit arrivée, pensant reconnaître dans la pénombre les rois grecs en assemblée, il tira l’épée de son fourreau et les massacra ; situation ridicule car ce n’étaient en fait que des moutons… honteux Ajax se suicida. Agamemnon et Ménélas, rois grecs, lui refusèrent une sépulture prétextant qu’on ne pouvait soutenir les actes d’un criminel en puissance.

Que penser de cette situation ? Ajax avait-il le droit de se venger en massacrant les rois juste parce qu’il s’était senti outragé ? Et même si moralement on peut établir ce droit, le droit fait-il justice ? Il faut bien s’entendre sur le sens de ces deux mots qui ont leur propre ambivalence : le droit est à la fois ce qu’on peut réclamer pour soi et l’ensemble des lois écrites ; la justice est l’institution qui applique les lois mais aussi un sentiment intime de ce qui est légitime. Il y a donc une problématique bicéphale : à la fois la subjectivité du sentiment fait de moralité, de religion, de tradition et de réflexion, et l’objectivité des lois qui sont, elles, le fruit d’un travail d’écriture, de réflexion mais aussi de rapports de force entre des idées socio-politiques parfois profondément ancrées dans la société, obéissant à une évolution que personne ne peut réellement maîtriser. Lequel des deux doit dominer l’autre ? Ajax nous dit quelque chose de notre société : à chaque fois que quelqu’un fait face à la société et à une décision qu’il estime injuste, peut-il prendre le droit de se venger ? Ajax était soldat, c’est-à-dire soumis à une discipline qui nécessitait que l’individu s’efface devant le groupe et sa hiérarchie, et pourtant il osa s’élever pour réclamer son dû, puis exprimer son dépit. Il n’en avait pas le droit car ce n’était pas légal. Mais n’était-ce pas légitime ?

Deuxième exemple : le roman Michael Kohlhaas2, écrit au XIXe siècle par Heinrich von Kleist, mais dont l’intrigue se passe à la fin du XVe. Michael Kohlhaas était un éleveur de chevaux nomade qui, pour payer un droit de douane dut laisser ses chevaux en gage. Il ne s’opposa pas à cette contrainte car il considérait qu’il était important de respecter la loi. Mais il découvrit très vite qu’il avait été trompé. Il déposa plainte pour dommage et réparation auprès du tribunal de Dresde, ayant confiance en la justice de son pays, mais lorsque cette dernière le débouta, il décida de monter une armée avec tous les va-nu-pieds victimes d’injustices et incendia les châteaux de la région en massacrant les habitants. Plus rien ne semblait pouvoir l’arrêter jusqu’à Leipzig lorsque le théologien Martin Luther obtint un entretien auprès de lui et lui assena cette vérité : “Kohlhaas, toi qui prétends être envoyé pour manier le glaive de la justice, qu’oses-tu entreprendre, présomptueux, dans ton délire aveugle et passionné, toi qui n’es qu’injustice de la tête aux pieds… Parce que le souverain t’a dénié ton droit, ton droit dans une querelle pour un bien sans valeur, tu te dresses, homme perdu, le fer et le feu à la main, et tu te déchaînes comme le loup du désert contre la paisible communauté dont il est le protecteur… Est-ce à toi, damné, effroyable créature, qu’il appartient d’être ton juge à ton tribunal ?” Tout est dit ! Qui était-il pour incarner ainsi la justice ? Et qu’est-ce que la Justice, incarnée par la violence des massacres ? Les responsables politiques, à ce moment-là, qui comprirent à la fois l’ampleur du mouvement populaire engagé contre la lutte de l’arbitraire féodal et la nécessité de rétablir la paix sociale – au fondement de toute justice – proposèrent les solutions suivantes : une amnistie pour les belligérants s’ils acceptaient de déposer immédiatement  les armes et un procès équitable pour leur chef, Michael Kohlhaas. Ils acceptèrent. Le procès eut lieu et le vendeur de chevaux obtint réparation pour le préjudice initial, le vol des chevaux, mais fut condamné à mort pour les massacres qu’il perpétra. Il accepta la sentence de manière pacifique, car enfin rendue dans le cadre d’une justice équitable. Cela peut paraître surprenant et pourtant… qu’est-ce que la justice, sinon le sentiment que la force est utilisée pour rétablir une équité entre les individus et le pouvoir politique, permettant ainsi le retour vers des relations plus stables, plus pacifiées ?

Le philosophe allemand Hegel est né en 1770 et mort en 1831, c’est-à-dire quasiment le contemporain de Napoléon Bonaparte qui fonda l’État français moderne ; Hegel est d’ailleurs célèbre pour avoir théorisé le rôle de l’État moderne. Selon lui, la liberté individuelle ne peut s’épanouir qu’au sein de cet État. Il aborda cette question de la violence portée par la vengeance dans sa Propédeutique Philosophique ; il écrivit (paragraphe 21) : “Il ne faut pas que l’acte de réparation soit exercé par l’individu lésé […] la restauration du droit en son caractère universel se trouve liée au caractère fortuit de la passion. De plus la vengeance n’est pas la forme du droit, mais celle de l’arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien le droit qui prend la forme de la vengeance constitue à son tour une nouvelle offense, n’est senti que comme conduite individuelle et provoque, inexpiablement, à l’infini, de nouvelles vengeances.”

Universel / subjectif, voilà l’opposition qui structure et donne la solution de nos deux mythes : tant que des individus se donnent le droit de rendre la justice qu’ils réclament, ils le font de manière passionnée, c’est-à-dire dominés par des sentiments, et ils donnent le droit aux autres de faire de même, d’où une suite incessante de violences. La société ne peut pas se relever de cette violence qui se nourrit d’elle-même et qui renaîtrait sans cesse tel un phœnix. Pour arrêter cela, pour que chacun expie ses fautes, que la société puisse passer à autre chose, il faut qu’il y ait une autorité au-dessus de tous, neutre et universelle. C’est le rôle de l’État. Bien entendu cela suppose que cet État soit lui-même juste et représentant des intérêts de tous. C’est même un des passages les plus intéressants de l’histoire de Michael Kohlhaas : lorsque le pouvoir politique, sous la pression du peuple qui se révolte, accepte de reconsidérer sa position et offre des garanties pour que chacun puisse retourner pacifiquement chez lui, l’idée de la légitimité du pouvoir politique est pleinement posée. L’éleveur de chevaux a le droit à une amnistie partielle (contrairement au soldat grec). C’est un acte politique fort qui dit : “certes vous avez usé de violence, et nous ne pouvons le cautionner. Mais nous reconnaissons aussi ce qui a motivé de tels actes et reprenons la main. Cessez les violences et nous rendrons justice pour que chacun retrouve la sérénité nécessaire.” Voilà le sens du message envoyé. Pour Ajax, c’est différent : “L’armée ne peut souffrir la moindre désobéissance ou mutinerie. C’est la raison pour laquelle votre cadavre ne sera pas inhumé. C’est pour frapper les esprits des autres soldats !”

Le parallèle avec les mouvements de cet été 2020 est frappant : une partie de la population américaine, mais aussi française et anglaise, manifeste violemment son sentiment d’injustice en détruisant des symboles d’une oppression passée et cela ne s’arrêtera jamais si la société et les pouvoirs publics ne reconnaissent pas cette injustice. Mais ces déboulonnages ne peuvent être admis car ce sont des violences qui peuvent en justifier d’autres. La justice comme institution doit trancher et désigner ceux qui sont coupables pour les punir. La punition n’est pas vengeance car elle a la légitimité de la loi. La seule solution qui s’impose, c’est lorsque l’État – c’est-à-dire une autorité qui est au-dessus de la société et qui échappe à l’irrationalité des passions individuelles, État qui est une institution administrative au-dessus des opinions individuelles, ce que Hegel appelle l’Universel – permet de retrouver la paix sociale dans l’équité ; ce que chacun, au final, recherche.

L’assassinat d’un enseignant le 16 octobre repose la question dans des termes encore différents : faut-il se venger de l’assassin ? Peut-il lui se justifier en invoquant son besoin de vengeance ? Ou faut-il faire confiance en la justice de son pays ?

Par Christophe Gallique

Qu’est-ce que le génie en art ?

1) Introduction

Pierre Soulages est aujourd’hui le peintre phare de ce début de vingt-et-unième siècle. Il est qualifié souvent de génie pour sa maîtrise du pigment noir et de la lumière qui s’y reflète. Pierre Soulages explique lui-même comment il a produit ce procédé qui l’a rendu célèbre : « J’étais un jour en train de peindre et je me morfondais devant ce que j’étais en train de faire. Je l’ai souvent raconté. Ça se passait en 79, je devais poursuivre probablement un tableau comme je pensais en avoir réussi quelques uns, je me désolais, cependant je continuais à travailler ; après plusieurs heures de travail là-dessus, je me suis arrêté, pensant d’ailleurs qu’il y avait quelque chose qui se produisait qui était beaucoup plus fort que mes intentions puisque, malgré l’idée que j’avais de rater un tableau, je continuais. J’étais fatigué, épuisé même, je suis allé dormir quelques instants et je suis retourné voir ce que je faisais, et c’est à ce moment-là que je me suis aperçu que je faisais une autre peinture, une peinture où le noir n’était plus noir. Il était noir aussi, mais je faisais une peinture où la réflexion de la lumière sur des états de surface était la chose qui comptait le plus. Et c’est pourquoi je l’ai d’abord appelée “noir lumière” avant d’avoir l’idée d’inventer le terme “outrenoir” qui la désigne à présent. »

J’ai beaucoup de mal avec cette fascination pour le noir. C’est certes très subjectif, mais je n’ai jamais été subjugué par le travail de Soulages. Néanmoins dans ce cours texte, il nous donne des éléments très intéressants pour comprendre en quoi son travail peut être considéré comme génial. Tout d’abord ce ne fut pas une découverte intentionnelle, cela a surgi presque malgré lui ; puis il sentit que le travail devait continuer de manière inlassable ; enfin il vécut cela comme une forme de reconnaissance d’autre chose que ce qu’il voulait réellement faire. Ces trois dimensions semblent être l’apparat du génie, c’est-à-dire à la fois le créateur qui fait surgir du néant ce qui n’existait pas auparavant et qui s’impose comme une évidence aux autres, mais aussi le génie qui serait un esprit au-dessus de l’artiste pour le guider et rendre exceptionnel son art.

Je vous propose une balade avec trois philosophes qui ont tâché de définir le génie, Kant, Nietzsche et Freud. Ces trois philosophes vont pouvoir nous confirmer cette perception riche – mais aussi ambiguë et contradictoire du génie dans la création car les trois explorent des voies très différentes les unes des autres.

2) Emmanuel Kant

Kant étudia cette question dans la Critique de la faculté de juger (1790). Si Kant fut l’auteur d’une œuvre monumentale qui laisse parfois pantois, il n’était pas pour autant ce qu’on peut appeler un amateur d’art. La question ne l’intéressait pas réellement et il n’a jamais quitté Königsberg pour aller par exemple à Paris, Florence ou Rome admirer les chefs d’œuvre de la Renaissance ou de l’art Baroque. Néanmoins la question esthétique était pour lui intéressante d’un point de vue philosophique car elle ouvrait vers le problème de la subjectivité du goût. Comment se construisent les jugements sur la beauté ou le sublime ? Telle était l’axe central de son œuvre. Mais avec la recherche de définition du génie dans l’art, le problème philosophique dévia un peu. Car ce qui caractérise les génies, c’est qu’ils sont reconnus par tous en tant que tels au-delà des goûts individuels, quand bien même on n’apprécie guère leur travail. Chacun peut les reconnaître comme tels mais pour autant ne pas être capable de mettre des mots pour cerner ce à quoi ils pensent. Mystère de l’esprit humain, Kant va se fixer comme objectif de délimiter très exactement ce qu’est un génie au paragraphe 51 de l’analyse du sublime, sous partie de la Critique de la faculté de juger

Pour s’intéresser au sublime. Parce qu’il est différent du simple beau : même s’il dénote une forme de satisfaction en sa présence, il marque également un sentiment de disproportion par rapport à soi ; est sublime ce qui nous fait face mais qu’on ne peut atteindre. En ce sens tout génie est sublime.

Kant donne quelques éléments pour préciser sa définition : “Le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par l’intermédiaire de laquelle la nature donne à l’art ses règles.” Kant est clair : le génie ne s’appartient pas ; il possède une dimension innée qui lui permet d’exprimer ce que la nature lui dit. Il reprend là la définition platonicienne de l’inspiration qu’on pouvait lire dès le dialogue Ion (quatrième siècle avant notre ère), expliquant que l’inspiration vient d’ailleurs… d’un être divin qui utiliserait l’artiste comme un intermédiaire pour s’exprimer. Le génie, c’est donc un être humain qui se transcende en s’ouvrant à un quelque chose qui le dépasse ; tout cela est inné et involontaire. 

Kant poursuit son analyse en développant quatre points : 

“1. On voit par là que le génie est un talent consistant à produire ce pour quoi aucune règle déterminée ne se peut indiquer […] l’originalité doit être sa première propriété.” Nous avons là une remarque très importante : le génie doit être créatif, et chasser toute forme d’imitation de ce qui existe déjà. Le génie doit être un révolutionnaire dans son art et c’est cette capacité à provoquer des ruptures qui note la grandeur du génie d’un artiste et le distingue radicalement, définitivement du virtuose qui lui se contente de maîtriser toutes les techniques qui s’offrent à lui.

“2. Puisqu’il peut y avoir une originalité de l’absurde, les produits du génie doivent également constituer des modèles.”, c’est-à-dire permettre que les générations suivantes s’inspirent de son travail. En ce sens le génie doit être une rupture dans son art, une renaissance qui va inspirer les autres – et tout particulièrement ses disciples qui vont continuer son œuvre, imiter son style et prolonger ses découvertes.

“3. Le génie est incapable de décrire lui-même […] comment il donne naissance à son produit. […] (ce pourquoi, vraisemblablement, le terme de génie est dérivé de genius, l’esprit donné en propre à un homme à sa naissance, chargé de le protéger et de le diriger, et qui lui fournit l’inspiration dont émanent ses idées originales)”. Retour à la première idée défendue : le génie aurait quelque chose de divin qui lui échappe. Il serait juste comme un témoin de sa propre œuvre. Nous retrouvons cette idée dans la description faite par Pierre Soulages. 

“4. La nature, par l’intermédiaire du génie, prescrit ses règles non à la science mais à l’art.” Là, Kant pose des limites au génie : il ne peut s’exprimer que dans les beaux-arts. Il limite rigoureusement toute autre référence. Il n’y aurait pas de génie en science et l’artiste ne maîtriserait pas ce qu’il produit. Il s’agit de la nature, non pas dans le sens où ce qui nous environne pourrait avoir un accès à notre esprit ou pourrait nous inspirer, mais dans le sens où notre nature intime est une force inconsciente qui nous pousse à créer. L’artiste ne maîtrise pas ce qu’il crée.

Ces lignes, célèbres, posent donc deux problèmes : pourquoi limiter ainsi le champ du génie aux seuls beaux-arts et pourquoi ôter tout contrôle de l’artiste à sa création ? Kant nous donne une définition du génie qui nous permet à la fois de comprendre et de poser la limite entre ce qui est génial ou pas, mais qui donne une forme de mysticisme à l’acte de la création : un génie doit être original mais doit servir de modèle ; un génie ne peut pas expliquer ce qu’il fait car il y a une évidence dans la force de sa création. Nous avons là une définition assez proche de l’idée populaire du génie. Mais nous ne pouvons nous en contenter.

3) Friedrich Nietzsche

La relation avec le génie artistique de Nietzsche, le grand penseur nihiliste allemand de la fin du dix-neuvième siècle, est radicalement différente. Nietzsche était un grand amateur d’art, lui-même musicien et ami de Wagner. L’art, c’est ce qui rend supportable la vie (au sens biologique du terme) et l’art est une activité métaphysique qui donne du sens à la nature. L’art n’est pas une imitation de la nature, mais l’œuvre d’un esprit humain qui réfléchit au sens de l’existence. C’est sous cet angle qu’en 1878 Nietzsche rédigea un de ses premiers livres, Humain trop humain. Un livre pour esprits libres. Cet ouvrage fut un coup de tonnerre dans le monde de la philosophie car il y donna une définition de la vérité radicalement nouvelle. La vérité n’est qu’une construction humaine, souvent à l’origine un mensonge dont on a oublié qu’il était un mensonge. Il n’y a pas de vérité absolue, juste du sens construit par l’homme.

Dans la quatrième partie, Nietzsche va appliquer cette théorie au travail de l’artiste, créateur de réalités s’il en est. Et à partir du paragraphe 162 il s’intéresse au génie et sa définition va totalement déconstruire celle de Kant ! Selon Nietzsche, nous avons une idée fausse sur la naissance du génie en croyant d’une part qu’il n’y a de génies que dans l’art et d’autre part que ces génies auraient une dimension divine. “L’activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique.” Toutes ces activités peuvent produire des génies si ces créateurs consacrent toute leur énergie à leur œuvre. “Le génie ne fait que d’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme.” Autrement dit le génie est celui qui travaille sans cesse à la réalisation de son œuvre ; certes il peut avoir des dispositions et des facilités, mais sans travail il n’y a rien. L’affaire est une question de concentration d’énergie vers un seul but et la patience de produire sans cesse. Nietzsche conclut cette idée avec une phrase qui donne toute sa dimension à ce qu’il veut démystifier et démythifier : “Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie – mais aucune n’est un miracle.” Il n’y a pas de miracle, c’est-à-dire pas d’apparition ni d’inspiration divine. Il n’y a que l’esprit humain qui cherche sans cesse dans la création de nouvelles voies pour s’exprimer.

Mais pourquoi donc cette fascination pour les génies dans l’art ? Qu’est-ce qui nous attire ? Pourquoi les vénérons-nous ? Pourquoi parler du divin Michel Ange ? Du divin poète ? Du divin cinéaste ? Car ainsi nous n’avons pas à rivaliser. Comprenez le raisonnement de Nietzsche : les hommes ordinaires sont ceux qui ne veulent pas concentrer leur énergie vers une seule activité. Ils préfèrent la nonchalance d’un éparpillement de leur énergie pour des activités en dilettante et surtout peu d’efforts à fournir. Mettre des créateurs au niveau du génie, c’est les considérer hors de portée et ainsi se dispenser de faire ces efforts épuisants. Mais il y a plus en ce qui concerne les œuvres d’art, qui permet de comprendre pourquoi les artistes semblent être le réceptacle privilégié du génie : “Tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié” et c’est là l’avantage de l’œuvre d’art : on la contemple finie. On n’imagine pas les palimpsestes derrière la page de roman, ou les brouillons derrière la toile. Les artistes ne sont pas les seuls génies et la dépréciation du travail des autres créateurs dans les autres domaines – notamment en science – n’est pour Nietzsche “qu’enfantillage de la raison”.

Donc le génie n’est pas qu’un don, c’est du travail. Un travail qui vampirise toutes les forces de l’individu qui accepte de se transcender à travers son œuvre. Mais sachez-le : “Tout le restant c’est de la sueur, c’est de la transpiration, c’est de la discipline. L’art moi je ne sais pas ce que c’est. Les artistes, je ne connais pas. Je crois qu’il y a des gens qui travaillent à quelque chose. Et qui travaillent avec une grande énergie finalement ; et l’accident de la nature je n’y crois pas.” Jacques Brel, l’auteur de ces quelques lignes peut en témoigner.2

4) Sigmund Freud

Freud n’est pas connu pour être un grand critique d’art, mais il s’y intéressa un peu plus que Kant. Il était fasciné par le Moïse de Michel-Ange et le tableau de Léonard de Vinci, La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne, que l’on peut admirer encore aujourd’hui au Louvre à Paris. D’abord médecin des âmes , Freud précise que “l’essence de la réalisation artistique nous est psychanalytiquement inaccessible.”3 donc il y a une modestie totale face au mystère de la création. Pour autant Freud consacra un ouvrage entier à Léonard de Vinci, à partir d’un de ses souvenirs d’enfance noté dans un cahier, en faisant le lien entre son homosexualité et le tableau nommé ci-dessus. Le souvenir est le suivant : au moment de décrire le vol d’un oiseau “Il me vient un tout premier souvenir qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue”

Freud va partir de cette brève description pour s’interroger sur l’origine du génie. L’idée n’est donc pas de faire une généralité sur le génie, contrairement à Nietzsche et Kant, mais davantage d’étudier un cas particulier : comment un artiste dont l’enfance fut compliquée (enfant naturel, il a très peu connu sa véritable mère) a-t-il pu sublimer ses angoisses et ses désirs sexuels pour permettre à son génie de se développer ?

Reprenons les grandes étapes de l’analyse freudienne dans son ouvrage, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910). Ce livre est une investigation, une enquête pour faire le lien entre tous les éléments dont disposait Freud et qui pourrait permettre de comprendre, du moins de soulever une partie du voile du mystère de la création. La thèse est que tout est lié à l’enfance, et en grande partie à ce que Freud appelle “l’investigation sexuelle infantile” ; investigation d’abord innocente et purement curieuse, mais qui très vite, du fait des impératifs de l’éducation, connaît une “inhibition névrotique4. L’hypothèse de Freud est que Léonard a appartenu à un type tout particulier d’enfant : sa libido (pulsion sexuelle pour faire simple) a échappé au refoulement en se sublimant vers une passion intellectuelle, c’est-à-dire en se libérant totalement de sa dimension sexuelle. 

Qu’est-ce que cela veut dire ? Explications : Léonard chercha toute sa vie sa première mère ; son père lui en offrit une autre, sa belle-mère. Mais Léonard garda toute sa vie une obsession pour la tétée qu’il détourna pour aller vers des considérations plus nobles. Il y eut ce souvenir d’enfance avec le vautour qui permit à Léonard d’être habité par une fascination pour le vol du volatile. Mais il y a eu aussi les regards de deux mères qui se sont penchées sur lui au cours de son enfance, et que le peintre retranscrivit dans le tableau célèbre, Sainte Anne et la Vierge Marie avec des traits de visages pour les deux saintes si proches de ceux de Mona Lisa : 

Chez quiconque pense aux tableaux de Léonard la mémoire évoquera un sourire étrange, ensorceleur et énigmatique dont il a imprimé le charme sur les lèvres de ses figures féminines.” L’hypothèse de Freud est que Léonard a été captivé par le sourire de Mona Lisa car cela a éveillé en lui quelque chose de plus profond, un souvenir ancien, celui du bien-être voluptueux procuré par ses deux mères. Dans le tableau avec Sainte Anne, la Vierge Marie et l’Enfant, “en réalité Léonard a donné au garçon deux mères, l’une qui tend les bras vers lui, et une autre à l’arrière plan, toutes deux parées du bienheureux sourire du bonheur maternel”. 

Notons d’ailleurs que sainte Anne, grand-mère de l’enfant Jésus, n’a pas de rides. Elle est même au contraire “d’une rayonnante beauté”. Pourquoi cette erreur dans le réalisme des visages ? Cela voudrait-il dire que Léonard n’a pas pleinement pris conscience des forces qui l’ont poussé à réaliser ainsi ce tableau ? Des forces provenant de son enfance et de l’amour d’une mère biologique qui n’a pu s’occuper de son enfant, le regardant grandir de loin. Freud expliqua l’homosexualité de Léonard par cette frustration de ne pas pouvoir être caressé par sa mère : “Il se trouvait depuis longtemps sous l’empire d’une inhibition qui lui interdisait de jamais demander de telles tendresses à des lèvres de femmes.5

Le vautour lui-même, obsession de son enfance, se trouve représenté dans le tableau, peut-être symboliquement comme l’oiseau qui va emporter l’enfant loin de sa mère : Pourquoi un vautour ? Freud donne deux explications : la première est érotique, car la queue – coda en italien – est le symbole du sexe masculin et évoque la tétée. Mais le psychanalyste propose également une autre explication : le vautour est un animal présent dans la mythologie égyptienne et est lié à la figure de la mère, notamment avec la déesse Mout. L’idée est que Léonard a pu être influencé inconsciemment par cette représentation de la mère, et se soit pensé comme un enfant-vautour, c’est-à-dire un enfant naturel emporté loin de sa mère. Freud joue sans cesse dans son interprétation entre deux niveaux : d’une part l’explicite – ce qu’on voit – et d’autre part le sens caché, celui qui s’offre à l’interprétation et donc qui donne du sens. Et ce qui fait de Léonard un génie, c’est la richesse de ce sens.

5) Conclusion

Cette chronique est philosophique dans le sens où elle est aporétique : elle ne répond pas à la question que j’ai posée, à savoir qu’est-ce que le génie ? Elle se contente de donner trois interprétations parmi d’autres. Nos trois philosophes nous offrent trois pistes de réflexion pour appréhender ces difficultés. Charge à nous d’y puiser nos propres réflexions. Après tout, la philosophie, n’est-ce pas pratiquer la maïeutique, l’art d’accoucher la vérité dans la bouche de ceux qui écoutent, de ceux qui lisent ? Peut-être est-ce un peu présomptueux…

Par Christophe Gallique

La vie aux frousses

Avril 2020 une étude de l’université de Harvard préconise des mesures de distanciation sociale jusqu’en … 2022 : ne plus se toucher, ne plus se serrer les mains, garder une distance entre un et quatre mètres. Une véritable révolution qui risque de devenir une routine déroutante ! Cela sur fond d’angoisse d’un virus, un ennemi invisible qui se joue de l’extrême sophistication de nos sociétés. Quelle est la nature de cette angoisse ? Une angoisse se distingue de la peur dans le sens où elle n’a pas besoin d’un objet précis pour se nourrir. Elle peut se diffuser sans réel motif, nous empêchant de respirer. Cette angoisse fondamentale, celle de mourir. Mourir trop tôt, trop bêtement, de manière injuste ; ce coronavirus laisse se diffuser cette angoisse : à la fois peu de chance d’en mourir et en même temps trop de risques pour le négliger. L’angoisse de la mort nous structure dans nos comportements.

Cela me fait immédiatement penser à un roman d’anticipation américain, Face aux feux du soleil d’Isaac Asimov qui met en scène une planète où plus aucun être humain n’est en contact. Les seuls contacts se passent via des hologrammes, c’est-à-dire des visio-consultations comme il commence à se développer avec nos médecins. Lorsqu’un policier, Elijah Baley aidé par son « ami » robot R. Daneel Olivaw, doit aller enquêter sur cette planète appelée Solaria, les robots lui construisent une maison qu’ils détruiront après son départ. Pas de contamination. Plus de relations humaines charnelles, sauf de manière contrôlée pour la reproduction. Plus d’enfants qui jouent ensemble. Plus de confinement avec ces enfants qui sont élevés dans des fermes d’élevage. Conséquences : chacun vit avec ses propres robots. Il n’y a plus de maladie. Plus de meurtre. Pas de police. Une liberté au cœur d’un isolement rigoureux. Pas de violence car les robots ne peuvent pas justement faire du mal aux êtres humains. Plus de pudeur non plus, car en présence uniquement virtuelle, le regard de l’autre est devenu moins pesant. A l’inverse sur Terre, les habitants vivent reclus sous de grands dômes avec une lumière artificielle, dans une promiscuité et un rationnement perpétuel, traumatisés et allergiques à tout rapport avec la nature (les microbes, les bactéries, les virus?).

Ce monde lointain, dans tous les sens du terme, est-il une projection pertinente pour réfléchir au monde qui nous attend ? La présence des robots et des intelligences artificielles qui nous permettent de nous éloigner des autres tout en étant toujours joignables, cette peur de tout ce qui est naturel, cet isolement de plus en plus prégnant ? Est-ce que nous ne retrouvons pas là en germe ce que notre époque nous propose ? A la fois l’angoisse d’être contaminé et l’indifférence dans la mort en série dans les eaux de la Méditerranée. En 1927, Martin Heidegger, philosophe allemand majeur du siècle dernier, faisait dans Être et Temps une analyse du sens de l’existence à partir de la question du souci de la mort. Il a cherché à comprendre cette relation que nous avons avec la mort non comme événement mais comme phénomène.  

La question que pose cet événement majeur qu’est la pandémie, le confinement et l’arrêt des économies par des États entiers est difficile à cerner. Un événement est juste la rencontre de plusieurs suites causales indépendantes et ce qui le caractérise c’est son caractère indépendant. Le penser et lui donner du sens relève souvent d’une gageure car non seulement son surgissement est imprévisible mais ses conséquences le sont tout autant. Nous pouvons lire dans les journaux des éditoriaux de tous poils expliquant – en fonction de leurs idéologies – que cette pandémie est le signe de la fin du capitalisme néolibéral, la preuve d’une urgence climatique, la nécessité de la fermeture des frontières à tout étranger, etc. Mais tout compte fait personne ne peut le dire. Il faudra du temps et de l’humilité pour réfléchir aux tenants et aboutissants de l’événement Covid-19. C’est la raison pour laquelle je propose plutôt de penser le phénomène « pandémie ». Un phénomène n’est pas un événement. Il est plus profond, plus prégnant, plus long dans le temps et toute une école de philosophie au vingtième siècle s’est fait la spécialité de son étude, la phénoménologie. Cette société mondiale qui accepte dans son immense majorité de se confiner pour éviter d’être infectée par le coronavirus nous offre à voir un phénomène hors norme. De quoi ce phénomène est-il le nom ?

Martin Heidegger, dans Être et Temps, chap. II, § 7 donne une explication très claire de ce que cela peut être : le phénomène est ce qui se montre, ce qui se manifeste. Il est aussi ce qui est amené à la lumière, à la transparence, à la clarté. Le phénomène est ce qui se-montrant-de-soi-même. Mais le phénomène c’est ce qui a l’air de, le « semblable, le semblant. Ce qui en a l’air mais qui en réalité n’est pas ce pour quoi il se donne. Et ces deux significations nous permettent de construire une réflexion : « Ce n’est donc que dans la mesure où une chose quelconque prétend, selon son sens, se montrer, c’est-à-dire être phénomène, qu’elle peut se montrer comme quelque chose qu’elle n’est pas, qu’elle peut « avoir seulement l’air de… ». Le phénomène peut aussi être un ap-paraître, c’est-à-dire un symptôme d’une maladie plus profonde, cachée, qui elle n’apparaît pas, est invisible mais active, souterraine, qui « s’annonce à travers quelque chose qui se montre ». En d’autres mots, le phénomène est souvent annonciateur d’autres événements qui sont plus profonds.

En l’occurrence, Heidegger va expliquer que derrière cela il y la question du sens de l’être qui se pose, question qui prend son sens. Selon lui l’homme est un Dasein (en allemand, être-là) c’est-à-dire un être qui est jeté dans l’existence sans le vouloir et dont cette existence prend du sens par rapport à la mort. La mort est la fin d’une existence dans les deux sens du terme, celui d’une finalité et celui d’une fin. Mais bien entendu, nous ne pouvons vivre avec notre propre mort comme seul horizon. Ne serait-ce que parce que nous vivons avec les autres. Du coup on oublie qu’ « on » meurt. Des inconnus « meurent » chaque jour et à chaque heure. « La mort » se rencontre comme un événement bien connu qui se produit dans le monde. […] Le « on meurt » répand l’opinion que la mort frappe, si l’on peut dire, le on. L’explication publique du Dasein dit : « on meurt » parce que tout un chacun et nous-on peut s’en convaincre : ce n’est chaque fois justement pas moi ; car ce on n’est personne. […] le on donne le droit de se dissimuler l’être vers la mort en ce qu’il a de plus propre ; et il augmente la tentation de se dissimuler. […]. Ce que dénonce Heidegger c’est donc un effet du langage qui n’est pas simplement un effet rhétorique : c’est une manière de percevoir la réalité. L’angoisse de la mort n’a rien à voir pour Heidegger avec la peur de décéder. Nous savons que la mort sera là un jour, mais le plus souvent nous le faisons sur le mode du bavardage, c’est-à-dire un discours superficiel. Car si, pour paraphraser une formule très célèbre de Heidegger, dès la naissance nous sommes assez vieux pour mourir, la mort est la négation de ce que nous sommes : nous voudrions être éternels et voilà que nous allons disparaître. La mort c’est la possibilité de sa propre impossibilité. 

Les proches font justement encore souvent croire au « mourant qu’il va échapper à la mort et retrouver sans tarder la tranquille quotidienneté de son monde en préoccupation. » Ces quelques lignes extraites d’Etre et Temps, paragraphe 51 soulignent ce qui est la démarche de tout individu : tâcher d’oublier la mort. Heidegger y voit là le sens même de l’existence de l’être – ce qu’en philosophie est appelé l’ontologie : l’existential, c’est-à-dire le fait qu’un être est ce qu’il vit. Ce sont des termes complexes pour un des livres les plus difficiles de l’histoire de la philosophie. Néanmoins si le Dasein trouve le sens de son existence dans la réalité qui lui fait face, il faut donc considérer que la réalité à laquelle nous faisons face est le symptôme de ce que nous sommes réellement. Je m’explique : Heidegger fut un philosophe qui publia son ouvrage entre les deux guerres mondiales qui représentèrent quelques-uns des plus grands massacres d’un siècle qui se révéla être le plus sanguinaire de toute l’histoire de l’humanité. Lui-même, sans y participer, apporta sa caution au parti nazi qui organisa un génocide industriel, refusant l’humanité à des millions d’innocents. L’époque de Heidegger traitait la mort « en masse », sans pitié et jamais le philosophe allemand, qui fit de la mort l’un des éléments structurants de la condition humaine, ne dit quelque chose de réellement clair sur le nazisme jusqu’à sa mort en 1976. Pourtant, sauf à se contredire, il ne pouvait admettre les génocides perpétrés par les nazis comme un « simple détail de la Seconde Guerre mondiale ». Pas un homme très recommandable !

Aujourd’hui le rapport à la mort s’est complexifié : il y a à la fois les centaines de milliers de morts touchés par les famines, les guerres et les migrations dont nous entendons parler sans réellement prendre conscience de la mesure du drame. Et il y les milliers de morts du Covid-19 qui nous touchent et nous terrifient car nous pouvons être touchés comme ça, à l’aveugle. Il suffit d’un virus, élément naturel s’il en est, pour nous rendre malade et peut-être nous tuer. Et toute la planète, que ce soient les riches ou les pauvres, peut être touchée. Du coup le monde s’arrête, s’immobilise et attend en se protégeant. Ce qui fait que la société décrite par Asimov – une humanité vivant sous un dôme pour être protégée par la nature et des Spaciens vivant sur une planète où ils ne se touchent pas, ne se rencontrent pas de peur d’être infectés – représente peut-être le mieux l’avenir de l’humanité. Nous sommes des êtres-jetés-là dans le monde et nous allons chercher à fuir la réalité qui nous caractérise le plus, la mort.

La conclusion de cette chronique n’est pas pompeusement pessimiste en proclamant une nécessaire déchéance de l’humanité. Mais même si Etre et Temps reste un livre majeur dans la compréhension du sens de l’être, il y a deux remarques qui peuvent être faites.

Tout d’abord la littérature peut aider à lire de la philosophie : Sartre fut un dramaturge tout autant qu’un penseur et dans son théâtre se trouve expliqué tout ce qui est dans le difficile Etre et Néant. Mais plus encore, la littérature d’anticipation permet de réfléchir sur le sens de la société sans qu’il y ait la sécheresse du concept pur tel qu’on le trouve dans la spéculation philosophique. Donc lire de la science-fiction reste une voie à privilégier.
Le second point est que cette question de la mort est tout compte fait une réflexion sur la vie, sur la manière dont nous passons nos existences. L’oubli ou l’angoisse de cette ultime étape reste donc non pas un point morbide, mais une réflexion sur la vie. Et au final tous les philosophes, à commencer par Socrate qui prétendait que la philosophie, c’était apprendre à mourir, se nourrissent de ce paradoxe : penser à la mort, c’est commencer à bien vivre !

Par Christophe Gallique

Semmelweis, le héros qui sauvera l’humanité 155 ans après sa mort.

En cette première moitié de 2020, l’Europe et une large partie du monde connaissent une situation absolument unique dans toute son histoire, des pays entiers, dont la France, confinent leur population afin de limiter la propagation du coronavirus mortel. Mais la pandémie du Covid-19 qui se répand partout dans le monde depuis la fin décembre 2019 a aussi des conséquences imprévisibles. Par exemple les français redécouvrent les vertus du lavage des mains pour se prémunir des maladies. Enseignant dans l’éducation nationale, je reçois même de la part de mon administration des messages dont certains, avec le recul et peut-être après une évolution définitive (on l’espère !) des mœurs françaises, apparaîtront ubuesques : « Concernant la vie dans l’établissement et face à cette épidémie, nous apportons une vigilance toute particulière […]. Le savon, qui a pu parfois faire défaut dans l’établissement, est régulièrement approvisionné et nous invitons les élèves à en faire bon usage. » Effectivement les toilettes des établissements scolaires sont connues pour leur état d’hygiène lamentable, non pas dû à un manque de travail des équipes qui les entretiennent (elles devraient être décorées pour leur courage), mais par le mépris de la part des usagers pour toute règle élémentaire de respect. C’est un peu une part de notre génie national…

Mais cette histoire de savon est également pour moi une madeleine de Proust, elle me rappelle le cours d’épistémologie (c’est-à-dire philosophie de la connaissance) en licence de M. Balan, consacré à un ouvrage incontournable, Eléments d’épistémologie de Carl Hempel. Ce philosophe germano-américain mort en 1997 y développe toute une réflexion sur la connaissance scientifique et il inaugure son ouvrage en présentant un cas extraordinaire de découverte en médecine, l’utilisant pour montrer la valeur de la démarche expérimentale. Ce cas était celui de Ignace Semmelweis, gynécologue-obstétricien qui, entre 1844 et 1848 dut faire face à une épidémique de fièvre mortelle à l’hôpital de Vienne. Les faits étaient terrifiants et mystérieux : deux services à la maternité se trouvaient côte à côte et, alors que dans l’un plus de 10 % des femmes mouraient de fièvre après l’accouchement, elles étaient moins de 1 % dans l’autre couloir. Personne ne pouvait expliquer ni cette maladie ni cette différence de propagation ! De nombreuses explications, certaines farfelues, d’autres superstitieuses circulaient néanmoins, comme par exemple l’idée que des forces telluriques avaient une influence souterraine, ou bien que le prêtre qui officiait auprès des mortes entrainait une angoisse létale qui se propageait sous forme de fièvre, etc. Comme à chaque fois lors d’épidémies incontrôlables, les esprits cèdent à la superstition et trouvent refuge dans des explications saugrenues. Certains parlaient de changements atmosphériques ou n’hésitaient pas à se référer à leurs croyances, voire à un jugement divin pour expliquer cette mortalité sélective.

Les autorités de l’hôpital étaient plus rationnelles et proposèrent d’isoler les patientes (l’histoire se répète, n’est-il pas ?). Notamment ils interdirent aux étudiants en médecine de les examiner car ils pensaient que ces derniers provoquaient des blessures du fait de leur inexpérience. Mais rien n’y fit, le nombre de mortes ne diminuait pas. Ils décidèrent alors d’améliorer l’hygiène en réduisant la promiscuité. Echec, d’autant plus que les femmes elles-mêmes préféraient s’entasser dans le second service, quitte à être deux par lit, car elles savaient qu’elles risquaient moins que dans le couloir de la mort… Et Semmelweis pendant quatre ans ne comprit pas ce qui arrivait. Il appliquait pourtant la vérification expérimentale à chaque fois qu’une hypothèse se présentait à lui. Mais rien ! Pas le moindre progrès. Jusqu’au jour où il eut une idée.

Là, je vous conseille de vous asseoir, car la suite va vous estomaquer : un des collègues chirurgiens de Semmelweis se blessa avec un scalpel au cours d’une opération. Il mourut rapidement, atteint des mêmes symptômes que les malheureuses mamans. Ce fut un choc pour Semmelweis, qui fit (enfin !) un lien entre les leçons de dissection et la maladie : les médecins et étudiants passaient de l’étude des cadavres à l’examen gynécologique sans se laver les mains ! Ils gardaient même une odeur cadavérique caractéristique au bout des doigts. Mais personne n’avait pensé, à une époque où on ne connaissait pas les microbes et encore moins la désinfection, que cela pouvait être mortel pour les femmes dont on examinait certaines muqueuses. « Etonnant, non ? » ; ainsi que le disait Pierre Desproges à la fin de La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède. Semmelweis, contre la résistance de tous, imposa le lavage de mains dans une solution de chlorure de chaux, et immédiatement la mortalité des femmes accouchées chuta spectaculairement. C’est le début à l’hôpital de l’asepsie, c’est-à-dire le respect des mesures d’hygiène pour soigner. Et il a fallu quatre ans, quatre ans de recherches pour une civilisation qui se considérait supérieure et dont les ancêtres, lors des croisades, méprisaient ces Arabes d’Alep qui avaient inventé le savon. Pourquoi tant de temps nécessaire ?

La réponse tient en un mot : l’idée. La découverte scientifique ne peut pas se passer de cette singularité de l’esprit humain qui consiste à faire un lien entre deux réalités là où personne auparavant n’avait compris quoi que ce soit. Semmelweis avait passé des heures en salle de dissection en compagnie de ses collègues sans se récurer les ongles en sortant et il n’eut l’idée que lorsqu’il fut choqué par la mort de son collègue. Logique de classe ? peut-être. Nous pourrions en effet considérer que le choc affectif que le gynécologue ressentit lors de la mort de son collègue l’a poussé à des réflexions qu’il n’avait pas eu auparavant, notamment lorsqu’il était témoin de la mort de simples femmes issues du peuple. Cette dimension subjective et partiale n’est pas à exclure. Après tout nul n’est capable d’expliquer comment est provoquée cette étincelle dans l’esprit, étincelle géniale qui accouche d’une idée fertile. Carl Hempel va utiliser cet exemple pour expliquer l’importance de l’observation, de l’expérimentation comme test d’hypothèses et de l’abnégation des scientifiques qui cherchent parfois dans la mauvaise direction, puis soudain, sont sur la bonne voie. Il décrit dans son ouvrage tous les mécanismes en œuvre et les préjugés avec lesquels le chercheur doit penser, qui, parfois l’aident et parfois le handicapent. Le chercheur est comme un aveugle qui tâche de s’orienter dans une pièce pour trouver la porte de sortie. Ainsi, précise Hempel, Semmelweis fut persuadé de l’action bénéfique du chlorure de chaux pour désinfecter les mains et les nettoyer de tout agent infectieux. Tous les tests qu’il réalisa lui permirent d’aller dans ce sens, mais sans avoir l’explication chimique (que la science fournira bien plus tard). Imaginez un seul instant que le taux de mortalité n’ait pas baissé malgré l’utilisation de la solution désinfectante… quelle conclusion en aurait tiré le gynécologue ? Peut-être que le lavage de mains était inutile, superflu ! Et l’hygiène nécessaire aurait été mise de côté dans la pratique médicale. Alors que l’explication de l’échec aurait pu être l’impuissance de la solution de chlorure à tuer ce genre de bactérie. Voyez-vous où je veux en venir ? Ce qui nous parait évident après coup (il faut toujours se laver les mains pour détruire les micro-organismes qui sont néfastes) ne l’était pas pour ceux qui ont découvert cette loi scientifique. Eux ont dû tâtonner, tester, imaginer, élaborer des hypothèses, retester et ensuite théoriser les résultats de ces nombreux tests pour enfin délivrer une loi complète sur les éléments infectieux. Mais le chemin est long, tortueux avant d’arriver à la simplicité d’une évidence.

Nous allons aller plus loin dans cette analyse philosophique, et reprendre ce que Kant, dans sa célèbre Critique de la Raison Pure (1781), disait de la démarche scientifique. Le titre de cet ouvrage prend d’ailleurs tout son sens, il s’agit de comprendre comment et pourquoi notre raison a cette capacité à produire des connaissances pures, indépendantes parfois de notre expérience. Dans sa préface il écrit : « Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, […] ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans […]. Il faut donc que la raison se présente à la nature […] non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître (c’est-à-dire la nature) mais, au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. » Cette longue citation, étudiée par tous les élèves de terminale, est fondatrice de toute démarche scientifique : l’expérimentation n’est pas la simple observation. Se promener et observer la nature ne suffit pas. Il faut encore avoir des questions à lui poser. Et là, tout comme le juge va orienter son interrogatoire en fonction des hypothèses qu’il a échafaudé pour expliquer le meurtre, le scientifique va tâcher de mettre en œuvre les idées qui ont surgi dans son esprit. S’il y a du génie, de l’illumination en science, c’est bien à ce moment-là. Il a fallu la singularité de Semmelweis pour comprendre l’importance du lavage des mains, bravant l’arrogance et la suffisance de ses collègues tout autant que l’ignorance et la résistance des habitudes. Aujourd’hui cela nous paraît si évident. Quoique…

Je me souviens de batailles lors d’assemblées de parents d’élèves pour demander du savon et du papier toilette dans les toilettes des élèves. On faisait face au mur de l’administration qui considérait que c’était de l’argent mis en l’air : les collégiens s’en servaient pour faire des batailles d’eau avec boulettes. Donc il fallait l’interdire. Et l’idée de faire un travail éducatif autour de l’hygiène paraissait être un débat inutile, une bataille d’un Don Quichotte face à des moulins à vent, c’est-à-dire des ennemis imaginaires. Pour preuve ce fait : la commission hygiène et santé du conseil d’administration était boudée par la plupart de ses membres qui décidaient de la réunir à peine une fois par année scolaire… pour ne rien décider. Donc je remercie ce coronavirus d’avoir provoqué un sursaut au milieu de la panique et je souhaite qu’on se souvienne des travaux de ce Semmelweis pour garder de l’humilité face aux recherches scientifiques : non il n’est pas si simple de trouver des solutions aux problèmes qui surgissent. Et non le rythme des nouvelles médiatiques ne correspond pas à l’émergence des idées qui viennent débloquer des impasses et abandonner des pistes parfois suivies pour rien.

Par Christophe Gallique

Femmes, je vous aime…

Le 8 mars est la journée Internationale des femmes qui a un sens ambigu : pourquoi une seule journée ? Pourquoi une journée au même titre que tous les autres combats ? Est-ce que être femme est si spécial ? N’est-ce pas là une autre manière d’indiquer le pouvoir des hommes sur les femmes ? Simone de Beauvoir dès 1949 réfléchissait sur cet état de fait.

En cette fin 2019 une polémique d’un autre âge a fleuri sur les réseaux sociaux à propos d’une publicité qui pourtant fait référence à un souci banal chez les femmes : une publicité pour les protections féminines1. Des commentaires incroyables de violence ont été écrits. Je ne peux pas tous les reproduire, mais je vais juste vous proposer l’extrait de celui d’un homme légèrement… comment dire ? misogyne ? : « c’est pas le corps d’une femme,… c’est nous obliger de voir des grosses qui portent des culottes et des serviettes remplies. Les règles, l’urine, le sperme, les excréments tout ça c’est naturel. Mais je ne veux pas le voir sur mon écran quand je rentre du boulot. En plus c’est à moi de parler de ça à mes enfants, pas à la télé. » Pourquoi une telle agressivité ? Pourquoi un tel rejet alors qu’il y a des chances (ou des risques…) que cette personne laisse ses enfants regarder des programmes télévisés où la violence physique règne dans une hémoglobine écœurante sans s’inquiéter pour l’hyper sensibilité de sa progéniture. Pourquoi ne veut-il pas qu’ils voient ce qui est « naturel » ? Est-ce que cette polémique est la suite d’un des problèmes les plus épineux qui peut se transformer en crise pour notre société française en pleine mutation : le respect des droits de la femme en passant par la reconnaissance des difficultés et de la violence auxquelles elles font face ? Car nous assistons à un double mouvement : à la fois le mouvement #MeToo et la lutte contre le féminicide qui connaissent un succès sans précédent ; mais il y a aussi le déclenchement de forces inverses : des hommes qui se sentant agressés préfèrent attaquer en revendiquant ce qui serait leur identité de mâle hétérosexuel.

Est-ce que c’est récent ? Non. Tout le XXe siècle a connu ce mouvement incessant. Et la première philosophe qui a écrit sur ce sujet l’a fait tout de suite après la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de Simone de Beauvoir, avec le Deuxième sexe. Ce livre a valu à la compagne de Jean-Paul Sartre (d’ailleurs souvent ramenée à ce simple statut de « compagne d’un homme célèbre ») d’être victime d’attaques odieuses sur sa personnalité, agressée jusque dans la rue par des passants ; le Saint Siège a même mis ce livre à l’Index – fait rare au XXe siècle ! Comme un retour de l’Inquisition ! Ce qui a peut-être paru aux yeux de la philosophe comme une forme d’honneur. Aujourd’hui encore c’est dans le monde un des livres de philosophie le plus lu et le plus commenté (et bizarrement la France fait exception à cela. Nul n’est prophète en son pays !). Quel est le contenu de ce chef-d’œuvre ? Il s’agit d’un tour d’horizon des agressions faites contre les femmes à travers les âges. Mais il faut le mettre en écho avec un autre texte, dont le titre est à la fois éclairant et énigmatique : On ne naît pas soumise, on le devient de Manon Garcia (Ed. Climats/Flammarion, 2018). Ces deux textes qui se répondent vont nous donner des éléments de réflexion sur la définition même du féminisme.

Commençons par le plus ancien et de loin le plus connu : Le deuxième sexe fut écrit en deux tomes, le premier consacré aux mythes qui ont fondé la domination masculine, la femme y est étudiée grâce à toutes les méthodologies scientifiques à notre disposition, anthropologique, psychologique, littéraire, historique. Et la thèse défendue est que l’oppression subie par les femmes s’explique non sous un seul angle mais sous une multitude. Le premier angle serait les différences biologiques (grossesse, allaitement, menstruation, etc…) qui veulent expliquer certaines situations de dépendance mais qui ne peuvent pas les justifier, cela prend toujours un point de vue partial, celui du mâle dominant. L’histoire est celle de l’homme, pas de la femme. Si nous voulons généraliser ce thème, l’homme s’est toujours réservé l’axe de la transcendance, c’est-à-dire la force qui est « au-dessus» et qui donne du sens ; alors que la femme est liée à l’immanence : toujours présente, elle en devient presque invisible aux yeux des acteurs. D’où cette phrase célèbre, extraite de ce livre révolutionnaire à l’époque : « La femme se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le sujet, il est l’absolu : elle est l’autre. » L’exemple le plus clair est sans doute le mythe de L’Eternel féminin, véritable paradigme dans le sens où il a longtemps structuré les manières de penser, et qui a toujours piégé les femmes vers un idéal par définition inatteignable (nourri par les mythes de la mère aimante, la vierge Marie, la mère patrie, la nature comme puissance féminine), en niant surtout leur propre individualité : les femmes n’ont pas le droit d’être elles-mêmes ; il faut refuser leurs singularités et les difficultés de leurs situations particulières. L’éternel féminin va créer, selon Simone de Beauvoir, une attente qui n’est jamais comblée, une femme ayant une personnalité toujours inachevée. 

Face à ces mythes, dans le volume II de son œuvre, Simone de Beauvoir dénonce l’enfermement que connait – à son époque – la plupart des femmes, de par leur éducation, leurs relations sociales, leurs vies intimes. Ce deuxième volume nait avec la célèbre phrase : « On ne nait pas femme, on le devient ». C’est-à-dire une réflexion sur l’endoctrinement social qui entoure la vie d’une femme qui est obligée au fur et à mesure qu’elle comprend les forces en jeu et mises en place par les hommes, d’abandonner ses rêves et/ou ses revendications. Thèse politique en cette France de 1949 où les femmes venaient certes d’obtenir le droit de vote mais où juridiquement elles étaient encore considérées à vie comme mineures, n’ayant pas le droit de signer un contrat de travail ou d’ouvrir un compte bancaire sans en référer à leur tuteur – père, frère ou mari. La transcendance du chef de famille face à l’immanence de la mère qui doit se charger de toutes les tâches du quotidien, jusqu’à assumer la libido de ce mari qui donne l’identité sociale du foyer grâce à son activité salariée. L’homme tente de faire de la femme un simple objet. Mais deux points viennent tempérer cette noirceur : à la fois la femme existe et c’est son existence qui va définir son existence, mais il arrive régulièrement que les femmes participent à leur domination en épousant des idéaux qui nuisent à sa liberté : par exemple l’amoureuse qui fuit sa liberté pour se soumettre à l’être aimé. Ou bien la mystique qui voue à Dieu un amour absolu qui laisse libre cours à la domination masculine de la société politique – la vraie. Ainsi le Deuxième sexe se termine non pas par une description purement théorique et historicisante de la femme mais par des engagements politiques, notamment en faveur de la maitrise de son corps, de ses désirs, en un mot le droit à l’avortement. Simone de Beauvoir elle-même dans son existence de grande intellectuelle a illustré cette lutte : elle se voulait indépendante tout en assumant son éducation de jeune fille rangée, compagne d’un homme célèbre, mais femme libre qui assumait ses fêlures et ses contradictions. Cette chronique n’est pas le lieu d’une biographie, mais intéressez-vous à cette grande dame, car sa vie tout entière fut un engagement pour sortir la femme des mythes construits par les hommes. 

Ce texte vieux de 70 ans a le mérite donc de poser les jalons de la réflexion. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Au lendemain de l’affaire Weinstein qui, par ondes de choc successives, a libéré la parole de nombreuses femmes, y compris des plus connues qui furent victimes d’agressions sexuelles et de violence, nous assistons néanmoins à un mouvement opposé : Catherine Millet publia il y a 20 ans des chroniques sur sa vie débridée et E. L. James eut un succès retentissant avec 50 nuances de Grey. Les deux romans font l’apologie de la soumission de la femme. Pourquoi en ce début de XXIe siècle de tels phénomènes se produisent ? La femme est-elle définitivement, de par sa nature, vouée à subir la domination masculine ? Est-ce que Simone de Beauvoir s’est trompée ? C’est ce que veut examiner Manon Garcia dans son essai philosophique2. Selon elle la plupart des théories féministes ne pensent pas à la soumission, de peur de donner des arguments à tous les « penseurs » machistes, alors qu’au contraire il faut s’interroger sur cette tendance inscrite chez toutes les femmes, cette tentation de se soumettre. Etienne de La Boétie, au XVIe siècle fut le premier à s’intéresser aux relations de soumission, aux raisons pour lesquelles un peuple peut accepter d’obéir à un souverain, à perdre sa liberté3. Mais il n’y a jamais eu personne pour réfléchir aux relations de soumission entre deux personnes qui, a priori, sont égales en droit. 

Une juriste américaine, Catharine MacKinnon (citée dans l’essai de Manon Garcia) permit de donner la définition juridique du harcèlement sexuel et a longtemps lutté pour l’interdiction de la pornographie et la reconnaissance du viol comme crime de guerre après le conflit bosniaque ; elle s’appuya pour cela sur une thèse que Manon Garcia fait sienne : la différence sexuelle entre l’homme et la femme (actif/passif) est le résultat non d’une différence de nature mais de rapports de force. Mais on ne peut pas comprendre ce rapport de force et sa pérennité si on n’aborde pas la question du regard des femmes sur la soumission. Soumettre est un verbe transitif (soumettre quelqu’un, c’est-à-dire le réduire à l’état d’esclave) mais aussi un verbe pronominal (se soumettre). Il y a donc trois problèmes, que Manon Garcia ne résout d’ailleurs pas – car la philosophie est davantage l’art de soulever les problèmes plutôt que d’apporter une Vérité toute faite : il y a un problème juridique (ce que les femmes ont le droit de revendiquer dans la défense de leur intégrité et leur dignité), le problème moral (faut-il condamner et donc moquer ces femmes qui acceptent ce rôle de femmes soumises) et le problème politique (la politique dans le sens de la recherche de la vie bonne) : est-ce que la société va être capable de muter pour que les femmes soient respectées dans leur volonté d’être libres, de ne plus être soumises à un pouvoir masculin ? Cette polémique autour des serviettes hygiéniques nous oblige à rester prudents : certes tous les jours des scandales éclatent et, pour reprendre une phrase maintes fois entendue, la peur change de camp, les prédateurs sexuels savent qu’ils ne connaîtront plus l’impunité et le silence de la société. Mais pour autant est-ce que la femme sera acceptée dans toutes ses dimensions, sans être réduite à un être qui doit se justifier, se cacher, avoir honte de son corps. Sans doute la vraie mesure ne sera pas les discours politiquement corrects tenus dans les médias, mais dans la mesure des commentaires toujours très violents et spontanés qu’on peut trouver sur les réseaux sociaux.

Par Christophe Gallique

Vous désirez ?

Nietzsche au XIXe siècle expliquait que penser c’est dire non. Savoir dire non à notre société ? savoir dire non à nos enfants lorsqu’ils veulent tout et n’importe quoi ?  Tout ce que vous allez lire est une préparation pour Noël 2020.

Noël c’est terminé. Malgré les grèves, les blocages et les embouteillages, chacun a pu offrir ses cadeaux le 24 ou 25 décembre à ses proches. A nouveau Noël fut un moment de grande consommation, un moment où l’on gave nos enfants de cadeaux au-delà même de leur demande. Pourquoi faut-il ainsi nourrir leur affect à coup de jouets et autres objets dont parfois ils oublient l’existence très vite, les stockant au fond des placards, jouets qui seront parfois oubliés pendant des années, avant d’échouer sur une bâche humide, un dimanche matin froid, à l’occasion d’un vide-grenier, avec la sempiternelle phrase : « Ils sont trop gâtés ! Trop de jouets ! » Mais qui les a achetés ces jouets ? Pas les mômes mais leurs parents. D’où vient cette névrose propre à notre société de surconsommation qui, paradoxalement s’interroge sans cesse sur son rapport à la croissance, les déchets et le gâchis, mais ne réussit pas à réguler sa relation aux cadeaux compulsifs. Certes c’est un peu plus complexe que cela : donner n’est pas simplement un acte gratuit qui cherche à faire plaisir, c’est l’affirmation d’une relation sociale qui obéit à des codes sociaux non écrits mais contraignants : on ne donne pas à n’importe qui, n’importe quand. Donner, c’est créer et entretenir un lien avec la personne. Donner à ses enfants, c’est exister socialement dans sa relation aux autres. Ces analyses ont souvent été étudiées par les sociologues et pourraient faire l’objet d’une chronique à part entière, notamment avec l’Essai sur le don de Marcel Mauss ; mais ce n’est pas là-dessus que je voulais me concentrer. Je voulais parler du rapport que l’enfant a avec le désir lui-même. Et je vais le faire avec Françoise Dolto.

Françoise Dolto était une pédiatre et psychanalyste française née en 1908 et décédée en 1988. Elle est connue pour son travail de reconnaissance des enfants en tant que personne à part entière. Mais très vite son travail fut mal interprété : on lui attribua la thèse de la complaisance à l’égard des désirs des enfants. Ils auraient tous les droits aurait prétendu Françoise Dolto, ce qui est littéralement faux. Elle voulait juste préciser deux points : on ne peut pas et on ne doit pas mentir aux enfants car c’est une trahison traumatisante, d’autant plus que les enfants ont l’intuition suffisamment développée pour sentir le mensonge. Et d’autre part tout est parole : il faut parler aux enfants comme à des adultes. Ils peuvent comprendre. Nous allons le montrer en reprenant les propos de la célèbre psychanalyste sur le désir de cadeau de l’enfant, propos rassemblés par une revue, L’Ecole des parents en avril 1985.

« En éducation nous devrions veiller à satisfaire de notre mieux les besoins de l’enfant, mais à ne satisfaire qu’un minimum de leurs désirs. […] En lui accordant immédiatement ce qu’il réclame, c’est comme si nous lui disions : Satisfais-toi, par toi tout seul, tout de suite. Et tais-toi, n’en parlons plus ». Ce que propose Dolto dans cette courte citation est révolutionnaire à double titre et presque scandaleux dans une société qui a fait de l’enfant un roi et le cœur de nos fantasmes de consommation : d’une part il faut distinguer le besoin du désir. Le besoin est le comblement d’un manque lié aux fonctions du corps (respiration, nutrition, etc…). Les besoins sont répétitifs et mortifères, c’est-à-dire qu’ils amènent à la mort progressive du désir, car ce dernier doit être créatif, doit être une projection vers le nouveau. Un désir ne meurt pas avec sa satisfaction ; même, et c’est encore plus paradoxal, il peut se nourrir de l’insatisfaction et de la frustration. Combler trop rapidement et de manière systématique les désirs de l’enfant, c’est le condamner à rechercher à nouveau dans de nouveaux désirs ce qu’il recherche en réalité, c’est-à-dire parler de ses désirs. Transformer son désir en besoin, simple répétition d’une satisfaction, c’est donc pour Dolto le début de malentendus sur l’éducation.

Nous pouvons prendre un exemple concret : chers parents, si vous voulez combler votre enfant, Françoise Dolto va pouvoir vous donner un mode d’emploi qui n’est pas moralisateur, mais si simple dans son application, si décalé par rapport à notre société moderne, que cela va vous faire comprendre le sens de l’intempestivité de cette chronique : « Laissons l’enfant parler de ses désirs, justifions-les, même si nous les nions au nom de la réalité. » Le pire ennemi de l’enfant, ce n’est pas la frustration, mais le silence : ne donnez pas de bonbon pour qu’il ait la bouche pleine. Encore moins de chewing-gum. Encore moins une tablette ou un smartphone. L’enfant a besoin de parler de ce qu’il désire. Avec le smartphone, les parents sont sans doute tranquilles, mais l’enfant tue sa curiosité. Son désir est nié. Certes ce désir pouvait être le bonbon ou le smartphone. Et les parents ont beau jeu de lui céder. D’ailleurs ils seraient angoissés à l’idée de ne pas lui céder, tant la société culpabilise les parents qui ne voudraient pas immédiatement satisfaire leur rejeton. Françoise Dolto s’oppose à cette vision : « l’enfant n’a pas besoin de bonbons. Il en demande un pour qu’on s’occupe de lui, qu’on lui parle. Si on lui dit : comment serait ce bonbon ? Rouge ? on se met à parler du goût du bonbon rouge, du goût du bonbon vert ; on dessinera même un bonbon, et l’enfant aura complètement oublié qu’il voulait en manger un. Mais quelle bonne conversation autour des bonbons ! »

Evidemment un enfant ne demandera pas qu’un bonbon. On pourra opposer à cette forme d’utopie le fait que les enfants d’aujourd’hui ne sont plus ceux que connaissait Françoise Dolto jusque dans les années 80. Quarante ans sont passés et aujourd’hui les enfants sont des tyrans qui exigent qu’on satisfasse le moindre de leur caprice. Peut-être. Mais peut-être pas… Vous pouvez faire l’expérience suivante : devant une vitrine de magasin de jouets, arrêtez-vous avec votre enfant. Mieux : rentrez et demandez-lui ce qu’il aimerait avoir. Prenez votre temps. Visitez chaque rayon et si votre progéniture flashe pour un camion ou un magnifique drone, arrêtez-vous et demandez-lui de développer : pourquoi ce drone ? Que peut-il faire ? Cela fait longtemps que tu en rêves ? Que ferais-tu avec ? Où irais-tu pour le faire voler ? Quand ? Beaucoup de parents n’osent pas faire cela, car ils ne veulent pas que leur enfant soit tenté. Alors que « c’est cela vivre, mettre des mots sur ce qui nous tente » précise Françoise Dolto. Le drone est cher ? Ne l’achetez pas. Dites à votre enfant que vous n’avez pas assez d’argent. Il sera frustré. Peut-être se mettra-t-il en colère… mais cela ne durera pas longtemps, car vous lui aurez offert ce qu’il recherchait réellement : communier avec son père ou sa mère dans le désir du jouet désiré. Il n’aura pas vu ce désir satisfait, mais ce n’est pas grave. Il n’a pas besoin de ce drone. Ce dont il a besoin, c’est de se projeter dans son désir, et l’attente n’entrave en rien l’espoir : regardez avec lui le calendrier : Noël, son anniversaire, ou une autre occasion… Du coup son drone ou son camion, il va pleinement le désirer. Je me moque ? non. Je peux même en faire la démonstration : quel est le moment le plus intense pour les enfants à l’approche de Noël ? Lorsque les catalogues de jouets arrivent dans les boîtes-à-lettres, les enfants ont un plaisir infini à les lire et les relire, faire des listes, découper les images et les classer. Il y a ensuite les cadeaux sous le sapin, emballés et l’attente du matin où on déballe ces cadeaux. Puis c’est la chute, provoquée par la satisfaction… Tout compte fait nos placards sont remplis de jouets presque neufs dont les enfants se sont lassés si vite. Peut-être ne faudrait-il pas qu’ils les désirent alors ? Erreur !

« Beaucoup de parents dévalorisent les désirs de leurs enfants alors qu’il faut toujours les justifier : ce n’est pas possible à réaliser, mais tu as tout à fait raison de le désirer. De même plus profondément les enfants ont des désirs contradictoires, ambivalents. Tu veux et tu ne veux pas en même temps. Tu es comme deux, un qui veut, un qui ne veut pas. Les adultes aussi sont ainsi. Et l’enfant comprendra très bien qu’il est justifié d’avoir un désir contradictoire. » 

Dolto a eu la réputation de faire la promotion de la démagogie et de la théorie de l’enfant-roi. Mais c’est tout le contraire : elle n’a jamais cherché à dire qu’il fallait laisser tout faire aux enfants. Ce qu’elle voulait, c’est qu’on écoute les enfants, qu’on les considère comme de vraies personnes. Et cela  passe par la négation de leurs désirs. De la satisfaction aveugle des désirs, comme si c’était un besoin, oui. L’enfant ne doit pas être le réceptacle de nos angoisses de parents : le gaver de cadeaux comme des oies pour croire et lui prouver qu’on l’aime. Les parents ont le droit d’avoir des désirs et eux aussi ils doivent les exprimer. Cela vaudra toujours mieux que d’acheter tous ces jouets. Mais ils ont aussi des devoirs. Leur devoir est de permettre à leurs enfants de s’épanouir. Pour cela ils doivent comprendre un élément issu de la théorie psychanalytique : nous sommes contradictoires car nous sommes aux prises avec des pulsions contradictoires : « pulsions de mort, mort du sujet désirant grâce auxquelles pourtant nous vivons sans nous en douter, en particulier dans le sommeil profond où nous réparons les fatigues du désir. Et de l’autre côté, nous vivons des pulsions de vie qui nous poussent à la découverte du nouveau pour notre désir, du pas encore connu, pour combler ce sentiment d’un manque à être, à avoir, à connaître qui nous tient tous. Le besoin est répétition, le désir est recherche de nouveauté. » Voilà la dimension intempestive de cette chronique : le désir doit être cultivé mais pas toujours satisfait.

Mais tout cela est-il de la philosophie ? Ou juste de la psychologie ? Une vue sur l’éducation ? Sur la consommation ? Réponse : la philosophie est la capacité à mettre le doigt sur un problème, à l’isoler au milieu des faits et à l’expliquer. Ici le problème est celui de notre rapport au désir. Nos enfants sont sans le vouloir le cœur d’un combat : les gâter nous permet d’exister socialement, aux yeux de notre famille, de nos voisins… Françoise Dolto a réussi à rendre plus claires les raisons pour lesquelles il faut combattre un tel usage du désir. Certes peu de personnes l’écouteront réellement. Mais c’est cela également la philosophie : dire ce que les autres ne veulent pas entendre.

Par Christophe Gallique

L’air primaire

Le racisme reste une des maladies les plus difficiles à éradiquer. Il y a même des retours en force du virus. Voilà une médecine douce pour le combattre : la lecture d’un grand penseur.

À l’occasion du deuxième débat philo organisé par C le MAG à la librairie un point un trait de Lodève le 7 novembre dernier, une petite polémique intéressante est apparue au détour d’une remarque : nous nous étions lancés dans une discussion sur le Brexit et plus généralement sur l’Europe, l’identité européenne et ce qu’a apporté cette Union tant décriée par les peuples, lorsqu’une personne voulut introduire l’idée que l’ouverture aux autres cultures serait nécessaire pour que l’Europe puisse solidifier ses racines. Elle s’opposait ainsi au repli identitaire auquel on assiste ces dernières années, notamment lorsqu’une autre interlocutrice rappela que dans le projet de Constitution européenne en 2005 le Pape avait souhaité que les racines chrétiennes de l’Union soient évoquées. C’était un échange intense, mais il buta sur une expression utilisée, celle de “Cultures Premières”. Non pas première dans le sens où la chrétienté aurait été la première culture des habitants du Vieux Continent, mais première au sens d’Art Premier, c’est-à-dire l’ensemble des peuples qui – comment dire…- n’auraient pas connu la même évolution accumulative que notre civilisation et dont on garde les manifestations anthropo-ethnico-magico-artistiques dans certains de nos musées – par exemple le Musée du Quai Branly, rebaptisé en 2016 Musée Jacques Chirac.

Vous comprenez toute la difficulté qu’il y a à désigner des cultures comme “premières”. Car la charge péjorative peut être très forte. Premier veut dire “originaire” donc, pourquoi pas, dépassé, archaïque. Archaïque vient du grec archaïos qui veut dire justement premier, ceux qui étaient là avant nous. Cela implique que nous jugeons ces cultures par rapport à notre propre histoire, nous occidentaux. Est-ce que tout cela n’est pas à la fois une forme de racisme déguisé – nous sentant supérieurs à ces cultures premières – et une incompréhension de la richesse et la variété de l’histoire des cultures ? Il n’est pas facile d’y voir clair. Mais il y a un livre qui peut nous y aider, Race et Histoire de Claude Lévi-Strauss.

Lévi-Strauss fut sans doute l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle. Né à Bruxelles en 1908 et mort à Paris en 2009, il passa dans les années 30 l’agrégation de philosophie, puis s’envola au Brésil pour assurer un enseignement d’une science balbutiante, l’ethnologie, ce qui lui permit de découvrir un nouvel univers, celui de tribus isolées en Amazonie. Lévi-Strauss comprit alors tout l’intérêt d’étudier ces hommes, à la fois si différents et si proches de nous. Il retrouva ce que Jean Jacques Rousseau voulait expliquer : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés.» (Essai sur l’origine des langues, chap. VIII). Race et Histoire est un petit essai écrit en 1952 à la demande de l’UNESCO pour réfléchir – et combattre – le racisme. Lévi-Strauss y développe un argumentaire en trois grands axes : la réfutation du raisonnement raciste, une analyse de ce qu’on appelle la barbarie, et pourquoi le progrès de l’humanité n’est pas uniforme mais au contraire si varié qu’aucune hiérarchisation entre les peuples n’est possible.

Commençons par les théories racistes, et notamment celle d’Arthur de Gobineau qui publia en 1855 un Essai sur l’inégalité des races humaines. Ce livre eut un retentissement considérable et influença à la fois la politique colonialiste française mais aussi les intellectuels qui soutinrent les nazis et le régime de Vichy. Le problème est que Gobineau confond la notion de race qui – si elle existe au sein de la réalité humaine, ce qui est déjà assez contestable – a une dimension biologique, avec la diversité des cultures, dont la réalité s’appuie sur l’histoire des peuples. « Si cette originalité existe – et la chose n’est pas douteuse – elle tient à des circonstances géographiques, historiques et sociologiques, non à des aptitudes distinctes liées à la constitution anatomique ou physiologique des noirs, des jaunes ou des blancs » (Race et Histoire, chap. 1). Cela nous amène à un autre point très important : il est impossible d’inventorier la totalité des cultures humaines, tant elles sont nombreuses, mais aussi complexes dans leur réalité. Lévi-Strauss est parfaitement conscient que lorsque nous parlons des cultures humaines, nous le faisons d’un point de vue, le nôtre, celui d’individus occidentaux qui connaissent leur histoire, s’appuient sur des valeurs occidentales, et donc vont juger par rapport à leurs repères culturels.

Nous avons une vision du progrès de l’humanité cumulative, c’est-à-dire nous croyons naturellement que les hommes les plus évolués sont ceux qui collectionnent des connaissances issues de l’histoire. A ce titre, notamment parce que nous avons une vision matérialiste du progrès, des théoriciens racistes ont cru que l’Europe et les hommes blancs étaient supérieurs aux autres peuples, car ils maîtrisaient une supériorité technologique. Nous serions, en quelque sorte, les premiers de cordée de l’histoire de l’humanité et les autres devraient nous en être reconnaissants. Mais cela ne fonctionne pas comme cela. Lévi-Strauss précise : « L’humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise » (chap. 5). C’est bien plus chaotique que cela, il y a eu des accélérations dans l’histoire (par exemple la révolution néolithique) et certains peuples ont parfois pris une avance considérable : les Chinois avaient par exemple inventé la machine à vapeur dès le XIe siècle, soit plus de sept siècles et demi avant la révolution industrielle en Angleterre. D’autres peuples ont exploré d’autres voies : l’Inde, la spiritualité ; l’Orient et l’Extrême-Orient, le corps humain et la médecine ; la Polynésie ou les sociétés primitives australiennes, des organisations sociales plus efficaces. Lévi-Strauss précise alors : « Dans la mesure où elle serait seule, une culture ne pourrait jamais être “supérieure” à une autre ; comme le joueur isolé, elle ne réussirait jamais que des petites séries de quelques éléments. […] Mais aucune culture n’est seule ; elle est toujours donnée en coalition avec d’autres cultures et c’est cela qui lui permet d’édifier des séries cumulatives. » (chap. 9). Une série cumulative est pour l’ethnologue une longue série de progrès, comme le fut l’industrialisation des sociétés occidentales à partir de la fin du XVIIIe siècle. Certes, certains diront que ce n’est pas un vrai progrès ! Néanmoins il y a une « adhésion au genre de vie occidental » mais qui « est loin d’être aussi spontanée que les Occidentaux aimeraient le croire. […] la civilisation occidentale a établi ses soldats, ses comptoirs, ses plantations et ses missionnaires dans le monde entier. […] Elle a bouleversé de fond en comble le mode d’existence traditionnel » des peuples (chap. 7) Dans ces conditions on ne peut pas parler de supériorité de la civilisation occidentale.

Le défaut principal du raciste est donc l’ethnocentrisme, c’est-à-dire la capacité à croire que sa culture est le centre du monde. Ce n’est pas une maladie purement occidentale. Tous les peuples ont considéré qu’ils étaient les plus importants et que les autres étaient les barbares. Or « Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie » (chap. 3). A partir du moment où on fixe des critères pour savoir ce qui est un progrès pour les hommes ou non, à partir du moment où on juge certaines cultures comme n’ayant pas atteint cette limite en “retard” par rapport aux autres, on développe une tendance raciste. Il faut se prémunir de cela en considérant la multiplicité des cultures sous l’angle de la multiplicité de leurs existences, en ce sens où non seulement chaque peuple a connu son propre développement qui n’a pas suivi les révolutions industrielles de l’Europe, mais également dans le sens où lorsqu’un homme veut décrire ces civilisations riches et subtiles, il doit faire attention à ne pas les lire avec une grille de lecture unique, qui serait par exemple celle du progrès matériel. C’est toute la difficulté lorsqu’on parle des “peuples premiers”, des “arts premiers”, car cela suppose qu’ils étaient présents aux origines, avant qu’on ne progresse. C’est réintroduire une limite que ces peuples n’auraient pas franchi ; ou alors c’est cultiver une nostalgie pour un “âge d’or” : ces peuples auraient gardé une authenticité que nous n’aurions plus. Ce qui est sans doute tout aussi faux. Le sens de l’ethnologie est de comprendre deux réalités qui ne sont pas contradictoires : d’abord il n’y a pas de peuples culturellement supérieurs aux autres et en même temps, en réfléchissant sur la diversité des cultures humaines, nous comprenons qu’il existe une réalité humaine, l’homme est un être qui se développe à travers son histoire, sa culture, ses pratiques sociales en prenant des directions si diverses que la notion de culture ou civilisation mondiale n’est qu’un leurre.

Conclusion : la principale difficulté lorsqu’on se lance dans l’étude de la philosophie, c’est sans aucun doute la lecture des grands auteurs ! Absconses, longues et denses, leurs œuvres nécessitent de longues heures de lecture patiente pour essayer de les comprendre. Avec Race et Histoire, vous avez un petit essai (75 pages en édition Folio), clair et pédagogique, qui pourtant donne des explications et des arguments forts contre l’intolérance et le rejet de l’autre. Cela devrait être étudié le plus souvent possible par tous ceux qui se targuent de penser, y compris lorsqu’ils expriment la nostalgie des penseurs racistes. En 75 pages, vous vous trouverez vaccinés contre l’ethnocentrisme et la violence qui va avec.

Par Christophe Gallique