Semmelweis, le héros qui sauvera l’humanité 155 ans après sa mort.

En cette première moitié de 2020, l’Europe et une large partie du monde connaissent une situation absolument unique dans toute son histoire, des pays entiers, dont la France, confinent leur population afin de limiter la propagation du coronavirus mortel. Mais la pandémie du Covid-19 qui se répand partout dans le monde depuis la fin décembre 2019 a aussi des conséquences imprévisibles. Par exemple les français redécouvrent les vertus du lavage des mains pour se prémunir des maladies. Enseignant dans l’éducation nationale, je reçois même de la part de mon administration des messages dont certains, avec le recul et peut-être après une évolution définitive (on l’espère !) des mœurs françaises, apparaîtront ubuesques : « Concernant la vie dans l’établissement et face à cette épidémie, nous apportons une vigilance toute particulière […]. Le savon, qui a pu parfois faire défaut dans l’établissement, est régulièrement approvisionné et nous invitons les élèves à en faire bon usage. » Effectivement les toilettes des établissements scolaires sont connues pour leur état d’hygiène lamentable, non pas dû à un manque de travail des équipes qui les entretiennent (elles devraient être décorées pour leur courage), mais par le mépris de la part des usagers pour toute règle élémentaire de respect. C’est un peu une part de notre génie national…

Mais cette histoire de savon est également pour moi une madeleine de Proust, elle me rappelle le cours d’épistémologie (c’est-à-dire philosophie de la connaissance) en licence de M. Balan, consacré à un ouvrage incontournable, Eléments d’épistémologie de Carl Hempel. Ce philosophe germano-américain mort en 1997 y développe toute une réflexion sur la connaissance scientifique et il inaugure son ouvrage en présentant un cas extraordinaire de découverte en médecine, l’utilisant pour montrer la valeur de la démarche expérimentale. Ce cas était celui de Ignace Semmelweis, gynécologue-obstétricien qui, entre 1844 et 1848 dut faire face à une épidémique de fièvre mortelle à l’hôpital de Vienne. Les faits étaient terrifiants et mystérieux : deux services à la maternité se trouvaient côte à côte et, alors que dans l’un plus de 10 % des femmes mouraient de fièvre après l’accouchement, elles étaient moins de 1 % dans l’autre couloir. Personne ne pouvait expliquer ni cette maladie ni cette différence de propagation ! De nombreuses explications, certaines farfelues, d’autres superstitieuses circulaient néanmoins, comme par exemple l’idée que des forces telluriques avaient une influence souterraine, ou bien que le prêtre qui officiait auprès des mortes entrainait une angoisse létale qui se propageait sous forme de fièvre, etc. Comme à chaque fois lors d’épidémies incontrôlables, les esprits cèdent à la superstition et trouvent refuge dans des explications saugrenues. Certains parlaient de changements atmosphériques ou n’hésitaient pas à se référer à leurs croyances, voire à un jugement divin pour expliquer cette mortalité sélective.

Les autorités de l’hôpital étaient plus rationnelles et proposèrent d’isoler les patientes (l’histoire se répète, n’est-il pas ?). Notamment ils interdirent aux étudiants en médecine de les examiner car ils pensaient que ces derniers provoquaient des blessures du fait de leur inexpérience. Mais rien n’y fit, le nombre de mortes ne diminuait pas. Ils décidèrent alors d’améliorer l’hygiène en réduisant la promiscuité. Echec, d’autant plus que les femmes elles-mêmes préféraient s’entasser dans le second service, quitte à être deux par lit, car elles savaient qu’elles risquaient moins que dans le couloir de la mort… Et Semmelweis pendant quatre ans ne comprit pas ce qui arrivait. Il appliquait pourtant la vérification expérimentale à chaque fois qu’une hypothèse se présentait à lui. Mais rien ! Pas le moindre progrès. Jusqu’au jour où il eut une idée.

Là, je vous conseille de vous asseoir, car la suite va vous estomaquer : un des collègues chirurgiens de Semmelweis se blessa avec un scalpel au cours d’une opération. Il mourut rapidement, atteint des mêmes symptômes que les malheureuses mamans. Ce fut un choc pour Semmelweis, qui fit (enfin !) un lien entre les leçons de dissection et la maladie : les médecins et étudiants passaient de l’étude des cadavres à l’examen gynécologique sans se laver les mains ! Ils gardaient même une odeur cadavérique caractéristique au bout des doigts. Mais personne n’avait pensé, à une époque où on ne connaissait pas les microbes et encore moins la désinfection, que cela pouvait être mortel pour les femmes dont on examinait certaines muqueuses. « Etonnant, non ? » ; ainsi que le disait Pierre Desproges à la fin de La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède. Semmelweis, contre la résistance de tous, imposa le lavage de mains dans une solution de chlorure de chaux, et immédiatement la mortalité des femmes accouchées chuta spectaculairement. C’est le début à l’hôpital de l’asepsie, c’est-à-dire le respect des mesures d’hygiène pour soigner. Et il a fallu quatre ans, quatre ans de recherches pour une civilisation qui se considérait supérieure et dont les ancêtres, lors des croisades, méprisaient ces Arabes d’Alep qui avaient inventé le savon. Pourquoi tant de temps nécessaire ?

La réponse tient en un mot : l’idée. La découverte scientifique ne peut pas se passer de cette singularité de l’esprit humain qui consiste à faire un lien entre deux réalités là où personne auparavant n’avait compris quoi que ce soit. Semmelweis avait passé des heures en salle de dissection en compagnie de ses collègues sans se récurer les ongles en sortant et il n’eut l’idée que lorsqu’il fut choqué par la mort de son collègue. Logique de classe ? peut-être. Nous pourrions en effet considérer que le choc affectif que le gynécologue ressentit lors de la mort de son collègue l’a poussé à des réflexions qu’il n’avait pas eu auparavant, notamment lorsqu’il était témoin de la mort de simples femmes issues du peuple. Cette dimension subjective et partiale n’est pas à exclure. Après tout nul n’est capable d’expliquer comment est provoquée cette étincelle dans l’esprit, étincelle géniale qui accouche d’une idée fertile. Carl Hempel va utiliser cet exemple pour expliquer l’importance de l’observation, de l’expérimentation comme test d’hypothèses et de l’abnégation des scientifiques qui cherchent parfois dans la mauvaise direction, puis soudain, sont sur la bonne voie. Il décrit dans son ouvrage tous les mécanismes en œuvre et les préjugés avec lesquels le chercheur doit penser, qui, parfois l’aident et parfois le handicapent. Le chercheur est comme un aveugle qui tâche de s’orienter dans une pièce pour trouver la porte de sortie. Ainsi, précise Hempel, Semmelweis fut persuadé de l’action bénéfique du chlorure de chaux pour désinfecter les mains et les nettoyer de tout agent infectieux. Tous les tests qu’il réalisa lui permirent d’aller dans ce sens, mais sans avoir l’explication chimique (que la science fournira bien plus tard). Imaginez un seul instant que le taux de mortalité n’ait pas baissé malgré l’utilisation de la solution désinfectante… quelle conclusion en aurait tiré le gynécologue ? Peut-être que le lavage de mains était inutile, superflu ! Et l’hygiène nécessaire aurait été mise de côté dans la pratique médicale. Alors que l’explication de l’échec aurait pu être l’impuissance de la solution de chlorure à tuer ce genre de bactérie. Voyez-vous où je veux en venir ? Ce qui nous parait évident après coup (il faut toujours se laver les mains pour détruire les micro-organismes qui sont néfastes) ne l’était pas pour ceux qui ont découvert cette loi scientifique. Eux ont dû tâtonner, tester, imaginer, élaborer des hypothèses, retester et ensuite théoriser les résultats de ces nombreux tests pour enfin délivrer une loi complète sur les éléments infectieux. Mais le chemin est long, tortueux avant d’arriver à la simplicité d’une évidence.

Nous allons aller plus loin dans cette analyse philosophique, et reprendre ce que Kant, dans sa célèbre Critique de la Raison Pure (1781), disait de la démarche scientifique. Le titre de cet ouvrage prend d’ailleurs tout son sens, il s’agit de comprendre comment et pourquoi notre raison a cette capacité à produire des connaissances pures, indépendantes parfois de notre expérience. Dans sa préface il écrit : « Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, […] ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans […]. Il faut donc que la raison se présente à la nature […] non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître (c’est-à-dire la nature) mais, au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. » Cette longue citation, étudiée par tous les élèves de terminale, est fondatrice de toute démarche scientifique : l’expérimentation n’est pas la simple observation. Se promener et observer la nature ne suffit pas. Il faut encore avoir des questions à lui poser. Et là, tout comme le juge va orienter son interrogatoire en fonction des hypothèses qu’il a échafaudé pour expliquer le meurtre, le scientifique va tâcher de mettre en œuvre les idées qui ont surgi dans son esprit. S’il y a du génie, de l’illumination en science, c’est bien à ce moment-là. Il a fallu la singularité de Semmelweis pour comprendre l’importance du lavage des mains, bravant l’arrogance et la suffisance de ses collègues tout autant que l’ignorance et la résistance des habitudes. Aujourd’hui cela nous paraît si évident. Quoique…

Je me souviens de batailles lors d’assemblées de parents d’élèves pour demander du savon et du papier toilette dans les toilettes des élèves. On faisait face au mur de l’administration qui considérait que c’était de l’argent mis en l’air : les collégiens s’en servaient pour faire des batailles d’eau avec boulettes. Donc il fallait l’interdire. Et l’idée de faire un travail éducatif autour de l’hygiène paraissait être un débat inutile, une bataille d’un Don Quichotte face à des moulins à vent, c’est-à-dire des ennemis imaginaires. Pour preuve ce fait : la commission hygiène et santé du conseil d’administration était boudée par la plupart de ses membres qui décidaient de la réunir à peine une fois par année scolaire… pour ne rien décider. Donc je remercie ce coronavirus d’avoir provoqué un sursaut au milieu de la panique et je souhaite qu’on se souvienne des travaux de ce Semmelweis pour garder de l’humilité face aux recherches scientifiques : non il n’est pas si simple de trouver des solutions aux problèmes qui surgissent. Et non le rythme des nouvelles médiatiques ne correspond pas à l’émergence des idées qui viennent débloquer des impasses et abandonner des pistes parfois suivies pour rien.

Par Christophe Gallique

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