“Mais ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal tout comme du bien” Sophocle, Antigone.
Dans cette chronique il n’est nullement question de discuter de la réalité du réchauffement climatique. Ce n’est pas mon rôle car je ne suis pas un scientifique et je laisse aux experts la capacité à calculer l’ampleur du changement climatique et même de déterminer la part de responsabilité de l’activité humaine. S’il s’agit de faits, je ne peux qu’acquiescer et réfléchir aux solutions proposées pour sortir de l’impasse dans laquelle l’humanité s’est mise et s’enfonce avec parfois allégresse. Certes, lorsque je regarde sur mon petit écran les JO à Pékin pendant que la préparation de la Coupe du Monde du football dans des stades climatisés continue et que les sportifs se font les champions de l’éthique écologique tout en faisant le tour du monde en classe affaire, je reste circonspect devant la capacité à oublier nos priorités.
Ironie et contradiction dans le comportement des humains qui se vautrent dans des divertissements de masse organisés par le pouvoir de l’argent ? L’ironie est facile. Mais si elle n’est pas constructive pour obliger à s’interroger, elle ne sert à rien. Socrate était le spécialiste de cette ironie propédeutique (qui permet d’expliquer) et fertile qui feignait l’ignorance et qui permettait aux esprits d’accoucher de la vérité. Mais un autre philosophe grec, Théophraste demandait à distinguer ironie et raillerie : cette dernière consiste juste à se moquer en se sentant supérieur. Pour réfléchir à la question de notre relation ambiguë, voire contradictoire avec l’avenir du climat et notre place sur terre, il ne faut être ni naïf ni railleur. J’aimerais prendre cela sous un autre angle : le discours que l’on tient aux masses face à une prédiction majeure (la vie en 2100 ne ressemblera plus à ce que nous connaissons actuellement) a une tonalité religieuse. Analysons.
Tout d’abord le discours écologique alarmiste part d’un événement originaire qui a fondé le début d’une époque et de notre décadence. C’est l’équivalent du péché originel. Tout comme Adam et Eve furent chassés du Jardin d’Éden pour avoir mangé la pomme de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, nous paierons pour ce que les générations précédentes ont choisi de faire ; tout comme, selon Rousseau, l’origine des inégalités sociales qui se trouve dans l’invention de la propriété privée, lorsque personne n’arrêta le premier individu qui planta un piquet et dit “ce champ est à moi”1 ; l’origine de la catastrophe climatique qu’on nous annonce trouve sa source dans la volonté qu’a eu l’humanité de produire à l’aide d’énergies polluantes il y a 150 ans. En utilisant le charbon pour l’industrie, nous aurions commencé à creuser notre tombe en accélérant sans cesse nos capacités de production. Je sais que certains diront que ce mal a pour fondement le capitalisme et la recherche insatiable du profit, ce qui est en partie vrai. Mais c’est bien vite oublier que l’URSS et ses plans quinquennaux furent à l’origine de beaucoup de catastrophes naturelles (en vrac Tchernobyl en avril 1986, l’assèchement de la mer d’Aral, et autres industries lourdes…). Le péché d’orgueil et la chute qui va s’en suivre nous marquent de génération en génération et nous rappellent le destin de l’humanité décrit dès la Genèse.
Il y a un deuxième point qui a des relents religieux : l’annonce de l’Apocalypse. Le discours eschatologique est assez proche de celui de Jean, dans le dernier livre de la Bible : ce sera un passage entre deux mondes, avec peut-être l’annonce d’un sauveur. Ce qui est frappant avec l’apocalypse, c’est qu’il n’y a rien à faire. Il faut attendre et plus rien ne pourra changer le destin. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur la capacité paralysante d’un tel discours.
Le troisième point est l’immense charge mentale qui pèse sur les épaules du pauvre pécheur. D’ailleurs, plus il est pauvre et plus il devra faire des efforts. Sur les réseaux sociaux nous voyons les frasques de cet homme si riche qu’il a les moyens de financer le démontage d’un pont dans le port de Rotterdam pour laisser passer son yacht ou bien faire un peu de tourisme dans l’espace. Nous voyons à l’inverse, nous habitants de pays riche, d’un mauvais œil l’empreinte carbone de la consommation chinoise, car si les citoyens chinois vivaient comme nous – en ont-ils le droit ? – l’énergie disponible sur notre planète ne serait pas suffisante. Pour être des citoyens dignes d’être sauvés, nous devons fermer notre lumière et trier nos déchets, mais nous sommes exonérés de mauvaise conscience lorsque que nous envoyons dans des pays pauvres nos déchets pourrir dans des décharges en plein air. Qu’ils se débrouillent ! Ils doivent porter le poids de nos fautes dans leurs existences misérables. Il s’agit d’une vraie culpabilité, doublée d’une forme de dédoublement : à la fois nous adorons le confort de notre vie et nous détestons la société de consommation qu’elle implique. Quel est le lien avec le célèbre patron de la multinationale américaine ? Ce n’est rien d’autre que notre miroir déformant : nous y voyons nos propres excès concentrés en un seul individu.
Pourquoi peut-on utiliser ainsi un vocabulaire religieux pour une affaire qui n’en est pas une ? Cette question a été remarquée dès le début de la philosophie écologique il y a quarante ans, notamment avec un allemand Hans Jonas, qui écrivit Le Principe responsabilité en 1979. Son sous-titre, “Une éthique pour la civilisation technologique”, précise l’intérêt du livre : il faudra modifier nos normes et nos comportements du fait de la puissance évolutive de nos technologies.
Dès le premier chapitre, le philosophe constate qu’un certain nombre d’éléments dans la vie de l’homme ont fondamentalement évolué : avant le XXème siècle la technique n’était pas assez puissante pour modifier le cours naturel de l’environnement, mais désormais elle rend la nature vulnérable. La cité humaine qui, auparavant, était en-dehors de la nature, comme une enclave qui protégeait l’homme des agressions de l’extérieur, se répand désormais sur quasiment toute la surface terrestre et remplace la nature. Dernier élément, l’homo-sapiens qui caractérise notre espèce de par son intelligence, est remplacé par un homo-faber, “l’homme qui fabrique” et qui fait que l’intelligence humaine elle-même se trouve profondément modelée par les inventions techniques.
Face à cette triple révolution (car cela change fondamentalement notre rapport à la nature), Hans Jonas précise que logiquement notre éthique doit évoluer. Définition de l’éthique : la morale cherche à normer les actions humaines à travers une vision du Bien, pour permettre à tout un chacun de se rendre digne du bonheur ; l’éthique par rapport à la morale a une spécificité car elle se focalise sur la capacité d’agir des individus dans un domaine où ils ont développé un certain pouvoir d’agir. L’éthique amène à une déontologie et est motivée par une certaine inquiétude : le pouvoir que m’offre les nouvelles inventions m’alertent sur les conséquences de mes actes. Le combattant ou le médecin, le responsable politique ou l’ingénieur doivent avoir une éthique car leurs actions ont des conséquences du fait de leur puissance. Nous avons besoin d’une éthique chaque fois que nous posons la question de la responsabilité de nos actes.
L’éthique écologique, liée à la surpuissance de la technologie moderne, pourrait selon Hans Jonas se présenter sous la forme d’impératifs qui encadreraient nos choix futurs. Il en donne deux formulations : “Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre.” ; “Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre”. Ainsi nous devons changer notre comportement et faire évoluer nos choix pour prendre en compte le futur de notre planète et de nos enfants. Cela fait écho à ce célèbre proverbe qui nous signale que nous ne sommes pas propriétaires mais juste locataires de la Terre, et nous avons le devoir de restituer aux générations à venir la nature qui nous a été confiée. Cependant, il ne faut pas être aveuglés par la grandiloquence de cette formule car elle pose question : qu’est-ce que, d’abord, “une vie humaine authentique” ? est-ce respirer et manger des animaux ? est-ce avec des relations familiales ou est-ce faire la guerre ? est-ce construire des tours ou est-ce vivre nu sur une plage ? impossible de le dire en l’état. Mais ces deux formulations nous expliquent que l’écologie doit être centrée sur l’espèce humaine. Elle fixe comme responsabilité le devoir de laisser à nos enfants, nos petits-enfants une planète où la vie est possible et agréable, voire – donc – authentique.
Mais très vite Hans Jonas pose le paradoxe : il est tout à fait rationnel de refuser cet impératif : “Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur” ou même vouloir sa propre disparition et la disparition de l’humanité sans que ce soit contradictoire. “Sans me contredire moi-même je peux, dans mon cas personnel comme dans celui de l’humanité, préférer un bref feu d’artifice d’extrême accomplissement de soi-même à l’ennui d’une continuation indéfinie dans la médiocrité.”2 Autrement dit, le discours culpabilisant qui me propose de rogner sur mon confort actuel et avoir une vie terne (plus de voyage en avion, plus d’ananas sur ma table, et des voitures dont l’autonomie me limite à visiter mon seul département ?) peut avoir pour effet le refus de telles contraintes. Pourquoi devrais-je me sacrifier pour les autres qui n’existent pas encore. On me dit qu’en 2100 les températures vont augmenter de manière définitive. Donc quoi faire ? Attendre en s’ennuyant ou en s’amusant ?
Hans Jonas est parfaitement conscient, donc, que l’éthique de la responsabilité basée sur la seule rationalité est stérile et impuissante; il faut autre chose. Mais quoi ? Nous ne sommes que dans le premier chapitre de l’ouvrage et voilà que le philosophe écrit : “Ce n’est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la religion, de légitimer en théorie pourquoi […] nous avons une obligation à l’égard de ce qui n’existe même pas encore.” Que veut-il dire ? Sinon que seule l’autorité d’une religion qui mettra dans la balance le jugement divin pourrait changer nos comportements face à une catastrophe annoncée ? Pour éviter d’écrire des bêtises, il faut reprendre chacun des termes : tout d’abord l’écologie est une question politique et utopique. Politique dans le sens où c’est la gestion des affaires publiques d’un pays en vue d’une vie bonne. La politique comporte donc toujours, au-delà de la gestion des faits présents, une forme d’utopie : on recherche une vie meilleure. La religion réfléchit sur la dignité de l’existence humaine face au dieu qui, lui seul, prend la décision d’intervenir ou non. L’ici et le maintenant sont alors soumis à la loi divine, et “si quelques uns veulent « hâter la fin » […], veulent provoquer par une ultime secousse de l’action humaine le royaume messianique”, comment la religion peut vraiment être liée à une quelconque utopie ?
Peut-être avons-nous une réponse à travers ce que Hans Jonas appelle “l’heuristique de la peur”, l’heuristique étant une science qui permet la découverte. La peur comme moteur de notre prise de conscience ? N’est-ce pas paradoxal ? Pour expliquer cela, nous pouvons faire le parallèle avec l’épisode du Veau d’or dans l’Ancien Testament : Moïse, parti chercher les Tables de la Loi, retrouve son peuple adorant un veau d’or (symbolisant l’adoration de l’argent). Pris d’une colère extraordinaire le messie brise les tables de la loi et prévient son peuple : ils devront affronter la colère divine s’ils ne lui obéissent pas. La peur comme fondement de l’autorité politique ! “Nous avons besoin de la menace contre l’image de l’homme. […] tant que le péril est inconnu, on ignore ce qui doit être protégé et pourquoi il le doit.” précise Hans Jonas. Bien entendu l’ouvrage philosophique ne se transforme pas en doctrine sectaire où la révélation d’un nouveau messie serait le seul horizon de l’humanité. Mais il indique quelque chose de fondamental, qu’avait déjà remarqué le sociologue Max Weber dans “L’esprit du capitalisme” : la religion offre une structure de l’esprit dont l’influence déborde très largement la religion elle-même. Il en est aussi ainsi de la structure utopique : vouloir forcer les êtres humains à se conformer à des impératifs qui débordent leur bonheur immédiat passe par des discours qui ont des accents religieux. Notamment ceux des religions monothéistes. Car cela permet de contourner le raisonnement égoïste dont l’horizon ne dépasse pas le plaisir immédiat et la jouissance individuelle.
La lecture du livre de Hans Jonas, qui date je le rappelle de 1979 (donc à une époque où une utopie politique – le communisme – s’était transformée en monstre totalitaire avec l’URSS), a du coup une tonalité inquiétante et même troublante : faut-il, pour qu’il y ait une révolution écologique, lui donner une tournure religieuse et instaurer un respect de la nature comme une forme de sacré indépassable ? Devons-nous ne pas appeler à la rationalité de nos contemporains mais à leurs peurs, à leurs culpabilités, à ce que le philosophe Nietzsche appelait la philosophie du ressentiment ? Effectivement Nietzsche, lorsqu’il critiquait la religion judéo-chrétienne, expliquait que cette dernière cultivait chez l’homme la haine de soi, le renoncement à sa force, pour faire des croyants des faibles qui plient sous le poids de la faute originelle. Rien de très réjouissant. La question que pose Hans Jonas est de savoir si la réaction écologique ne doit pas obéir aux mêmes lois. Peut-être faudrait-il construire un discours qui soit conscient de ce risque de porosité avec la culpabilité originaire, et penser les actions en faveur du climat davantage de manière positive. Mais hélas votre humble serviteur n’a pas les clefs pour rédiger un tel programme….
Par Christophe Gallique