Dolto

Vous désirez ?

Nietzsche au XIXe siècle expliquait que penser c’est dire non. Savoir dire non à notre société ? savoir dire non à nos enfants lorsqu’ils veulent tout et n’importe quoi ?  Tout ce que vous allez lire est une préparation pour Noël 2020.

Noël c’est terminé. Malgré les grèves, les blocages et les embouteillages, chacun a pu offrir ses cadeaux le 24 ou 25 décembre à ses proches. A nouveau Noël fut un moment de grande consommation, un moment où l’on gave nos enfants de cadeaux au-delà même de leur demande. Pourquoi faut-il ainsi nourrir leur affect à coup de jouets et autres objets dont parfois ils oublient l’existence très vite, les stockant au fond des placards, jouets qui seront parfois oubliés pendant des années, avant d’échouer sur une bâche humide, un dimanche matin froid, à l’occasion d’un vide-grenier, avec la sempiternelle phrase : « Ils sont trop gâtés ! Trop de jouets ! » Mais qui les a achetés ces jouets ? Pas les mômes mais leurs parents. D’où vient cette névrose propre à notre société de surconsommation qui, paradoxalement s’interroge sans cesse sur son rapport à la croissance, les déchets et le gâchis, mais ne réussit pas à réguler sa relation aux cadeaux compulsifs. Certes c’est un peu plus complexe que cela : donner n’est pas simplement un acte gratuit qui cherche à faire plaisir, c’est l’affirmation d’une relation sociale qui obéit à des codes sociaux non écrits mais contraignants : on ne donne pas à n’importe qui, n’importe quand. Donner, c’est créer et entretenir un lien avec la personne. Donner à ses enfants, c’est exister socialement dans sa relation aux autres. Ces analyses ont souvent été étudiées par les sociologues et pourraient faire l’objet d’une chronique à part entière, notamment avec l’Essai sur le don de Marcel Mauss ; mais ce n’est pas là-dessus que je voulais me concentrer. Je voulais parler du rapport que l’enfant a avec le désir lui-même. Et je vais le faire avec Françoise Dolto.

Françoise Dolto était une pédiatre et psychanalyste française née en 1908 et décédée en 1988. Elle est connue pour son travail de reconnaissance des enfants en tant que personne à part entière. Mais très vite son travail fut mal interprété : on lui attribua la thèse de la complaisance à l’égard des désirs des enfants. Ils auraient tous les droits aurait prétendu Françoise Dolto, ce qui est littéralement faux. Elle voulait juste préciser deux points : on ne peut pas et on ne doit pas mentir aux enfants car c’est une trahison traumatisante, d’autant plus que les enfants ont l’intuition suffisamment développée pour sentir le mensonge. Et d’autre part tout est parole : il faut parler aux enfants comme à des adultes. Ils peuvent comprendre. Nous allons le montrer en reprenant les propos de la célèbre psychanalyste sur le désir de cadeau de l’enfant, propos rassemblés par une revue, L’Ecole des parents en avril 1985.

« En éducation nous devrions veiller à satisfaire de notre mieux les besoins de l’enfant, mais à ne satisfaire qu’un minimum de leurs désirs. […] En lui accordant immédiatement ce qu’il réclame, c’est comme si nous lui disions : Satisfais-toi, par toi tout seul, tout de suite. Et tais-toi, n’en parlons plus ». Ce que propose Dolto dans cette courte citation est révolutionnaire à double titre et presque scandaleux dans une société qui a fait de l’enfant un roi et le cœur de nos fantasmes de consommation : d’une part il faut distinguer le besoin du désir. Le besoin est le comblement d’un manque lié aux fonctions du corps (respiration, nutrition, etc…). Les besoins sont répétitifs et mortifères, c’est-à-dire qu’ils amènent à la mort progressive du désir, car ce dernier doit être créatif, doit être une projection vers le nouveau. Un désir ne meurt pas avec sa satisfaction ; même, et c’est encore plus paradoxal, il peut se nourrir de l’insatisfaction et de la frustration. Combler trop rapidement et de manière systématique les désirs de l’enfant, c’est le condamner à rechercher à nouveau dans de nouveaux désirs ce qu’il recherche en réalité, c’est-à-dire parler de ses désirs. Transformer son désir en besoin, simple répétition d’une satisfaction, c’est donc pour Dolto le début de malentendus sur l’éducation.

Nous pouvons prendre un exemple concret : chers parents, si vous voulez combler votre enfant, Françoise Dolto va pouvoir vous donner un mode d’emploi qui n’est pas moralisateur, mais si simple dans son application, si décalé par rapport à notre société moderne, que cela va vous faire comprendre le sens de l’intempestivité de cette chronique : « Laissons l’enfant parler de ses désirs, justifions-les, même si nous les nions au nom de la réalité. » Le pire ennemi de l’enfant, ce n’est pas la frustration, mais le silence : ne donnez pas de bonbon pour qu’il ait la bouche pleine. Encore moins de chewing-gum. Encore moins une tablette ou un smartphone. L’enfant a besoin de parler de ce qu’il désire. Avec le smartphone, les parents sont sans doute tranquilles, mais l’enfant tue sa curiosité. Son désir est nié. Certes ce désir pouvait être le bonbon ou le smartphone. Et les parents ont beau jeu de lui céder. D’ailleurs ils seraient angoissés à l’idée de ne pas lui céder, tant la société culpabilise les parents qui ne voudraient pas immédiatement satisfaire leur rejeton. Françoise Dolto s’oppose à cette vision : « l’enfant n’a pas besoin de bonbons. Il en demande un pour qu’on s’occupe de lui, qu’on lui parle. Si on lui dit : comment serait ce bonbon ? Rouge ? on se met à parler du goût du bonbon rouge, du goût du bonbon vert ; on dessinera même un bonbon, et l’enfant aura complètement oublié qu’il voulait en manger un. Mais quelle bonne conversation autour des bonbons ! »

Evidemment un enfant ne demandera pas qu’un bonbon. On pourra opposer à cette forme d’utopie le fait que les enfants d’aujourd’hui ne sont plus ceux que connaissait Françoise Dolto jusque dans les années 80. Quarante ans sont passés et aujourd’hui les enfants sont des tyrans qui exigent qu’on satisfasse le moindre de leur caprice. Peut-être. Mais peut-être pas… Vous pouvez faire l’expérience suivante : devant une vitrine de magasin de jouets, arrêtez-vous avec votre enfant. Mieux : rentrez et demandez-lui ce qu’il aimerait avoir. Prenez votre temps. Visitez chaque rayon et si votre progéniture flashe pour un camion ou un magnifique drone, arrêtez-vous et demandez-lui de développer : pourquoi ce drone ? Que peut-il faire ? Cela fait longtemps que tu en rêves ? Que ferais-tu avec ? Où irais-tu pour le faire voler ? Quand ? Beaucoup de parents n’osent pas faire cela, car ils ne veulent pas que leur enfant soit tenté. Alors que « c’est cela vivre, mettre des mots sur ce qui nous tente » précise Françoise Dolto. Le drone est cher ? Ne l’achetez pas. Dites à votre enfant que vous n’avez pas assez d’argent. Il sera frustré. Peut-être se mettra-t-il en colère… mais cela ne durera pas longtemps, car vous lui aurez offert ce qu’il recherchait réellement : communier avec son père ou sa mère dans le désir du jouet désiré. Il n’aura pas vu ce désir satisfait, mais ce n’est pas grave. Il n’a pas besoin de ce drone. Ce dont il a besoin, c’est de se projeter dans son désir, et l’attente n’entrave en rien l’espoir : regardez avec lui le calendrier : Noël, son anniversaire, ou une autre occasion… Du coup son drone ou son camion, il va pleinement le désirer. Je me moque ? non. Je peux même en faire la démonstration : quel est le moment le plus intense pour les enfants à l’approche de Noël ? Lorsque les catalogues de jouets arrivent dans les boîtes-à-lettres, les enfants ont un plaisir infini à les lire et les relire, faire des listes, découper les images et les classer. Il y a ensuite les cadeaux sous le sapin, emballés et l’attente du matin où on déballe ces cadeaux. Puis c’est la chute, provoquée par la satisfaction… Tout compte fait nos placards sont remplis de jouets presque neufs dont les enfants se sont lassés si vite. Peut-être ne faudrait-il pas qu’ils les désirent alors ? Erreur !

« Beaucoup de parents dévalorisent les désirs de leurs enfants alors qu’il faut toujours les justifier : ce n’est pas possible à réaliser, mais tu as tout à fait raison de le désirer. De même plus profondément les enfants ont des désirs contradictoires, ambivalents. Tu veux et tu ne veux pas en même temps. Tu es comme deux, un qui veut, un qui ne veut pas. Les adultes aussi sont ainsi. Et l’enfant comprendra très bien qu’il est justifié d’avoir un désir contradictoire. » 

Dolto a eu la réputation de faire la promotion de la démagogie et de la théorie de l’enfant-roi. Mais c’est tout le contraire : elle n’a jamais cherché à dire qu’il fallait laisser tout faire aux enfants. Ce qu’elle voulait, c’est qu’on écoute les enfants, qu’on les considère comme de vraies personnes. Et cela  passe par la négation de leurs désirs. De la satisfaction aveugle des désirs, comme si c’était un besoin, oui. L’enfant ne doit pas être le réceptacle de nos angoisses de parents : le gaver de cadeaux comme des oies pour croire et lui prouver qu’on l’aime. Les parents ont le droit d’avoir des désirs et eux aussi ils doivent les exprimer. Cela vaudra toujours mieux que d’acheter tous ces jouets. Mais ils ont aussi des devoirs. Leur devoir est de permettre à leurs enfants de s’épanouir. Pour cela ils doivent comprendre un élément issu de la théorie psychanalytique : nous sommes contradictoires car nous sommes aux prises avec des pulsions contradictoires : « pulsions de mort, mort du sujet désirant grâce auxquelles pourtant nous vivons sans nous en douter, en particulier dans le sommeil profond où nous réparons les fatigues du désir. Et de l’autre côté, nous vivons des pulsions de vie qui nous poussent à la découverte du nouveau pour notre désir, du pas encore connu, pour combler ce sentiment d’un manque à être, à avoir, à connaître qui nous tient tous. Le besoin est répétition, le désir est recherche de nouveauté. » Voilà la dimension intempestive de cette chronique : le désir doit être cultivé mais pas toujours satisfait.

Mais tout cela est-il de la philosophie ? Ou juste de la psychologie ? Une vue sur l’éducation ? Sur la consommation ? Réponse : la philosophie est la capacité à mettre le doigt sur un problème, à l’isoler au milieu des faits et à l’expliquer. Ici le problème est celui de notre rapport au désir. Nos enfants sont sans le vouloir le cœur d’un combat : les gâter nous permet d’exister socialement, aux yeux de notre famille, de nos voisins… Françoise Dolto a réussi à rendre plus claires les raisons pour lesquelles il faut combattre un tel usage du désir. Certes peu de personnes l’écouteront réellement. Mais c’est cela également la philosophie : dire ce que les autres ne veulent pas entendre.

Par Christophe Gallique