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Légende : La masque de Malavieille

Il y a très longtemps, à l’âge héroïque, existait un donjon d’une hauteur exceptionnelle et d’une noirceur satanique. Du sommet de cette tour peureuse, gouttaient des larmes de sang. Rouge foncé, elles s’écrasaient dans les douves qu’elles abreuvaient. Aucun seigneur dépouillé, aucun orphelin, aucune servante violentée n’a jamais pu franchir cet étang écarlate pour se venger. Ainsi protégé par le sang même de ses victimes, le noir châtelain, Audiard de Mala Vetula, jouissait, tous les jours, des cris, des pleurs ou encore des hurlements des voyageurs, qui un jour s’étaient égarés sur ces pauvres terres vermeilles. Depuis bien longtemps, l’esprit de ce sombre seigneur vivait dans le même monde sulfureux qu’Asmodée, des succubes et des incubes, des Titans et des Furies, et sous la garde de Cerbère et de Belzébuth. Pauvre parmi les pauvres, Audiard de Mala Vetula n’avait pas toujours été un suppôt de Satanas. Longtemps auparavant, son père était un seigneur plutôt généreux avec ses serfs, mais un jour, le malheur s’était abattu sur la contrée. Une masque folle furieuse venait de découvrir notre petite vallée, certes pauvre, mais paisible pour la vie. Et, je ne sais pourquoi, il paraît qu’elle était persuadée que les habitants de Mérifons avaient enlevé et assassiné son enfant. Voulant le venger, elle jeta un sortilège diabolique sur leur progéniture. Soudain, les enfants se mirent à périr par dizaines et les parents apeurés firent appel au seigneur de Malavieille. Ne sachant que faire, le père d’Audiard n’arriva pas à empêcher que les pitchous ne trépassent. Puis, un matin, ce fut au tour d’Audiard, son unique fils, d’être attaqué par ce mal, mal qui se mit à le ronger de l’intérieur. Toutes les nuits, le pauvret bramait et boulégait dans son petit lit. Parfois même, en larmes ou rouge comme du sang de bœufs, il s’escanait avant de recracher tout son maigre repas.
Effondrée, sa nourrice le prenait parfois dans ses bras et là, telle une arapède, il s’accrochait à son cou. Cela dura plusieurs mois, puis un soir, les cris de l’enfant ne parvinrent plus aux oreilles de son père. Heureux, il s’approcha alors de la couche d’Audiard. Il paraît que s’il avait vu les supplices des enfers, cela n’aurait pas été pire. Son fils, âgé d’à peine trois ans, était en train de dévorer sa nourrice. Démembrée et les yeux sortis des orbites, elle était à peine reconnaissable. Son cœur, sorti de son corps, battait encore, et de sa gorge béante des bulles rougies grossissaient à chacune de ses respirations. Devant l’atrocité du geste, le père tenta de tuer le petit Audiard. Mais cette chose était son fils et il ne put lui ôter la vie.
– A moi ! Que quelqu’un vienne à ma rescousse, hurla-t-il alors. Ah vous voilà, sergent ! N’ayez pas peur, avancez ! Je vous ordonne de vous débarrasser de cette chose ignoble, exigea le seigneur de Malavieille en montrant du doigt son rejeton.
Le sergent s’exécuta et, armé d’une grande tenaille, s’empara du petit Audiard. Il descendit jusqu’aux écuries, enfourcha le premier cheval venu et s’éloigna en direction des crevasses faites dans la ruffe. Il ne revint jamais et ce fut seulement deux jours après qu’une tête casquée fut retrouvée dans le lit de la rivière. Il paraît qu’elle ressemblait étrangement au sergent, à ce que l’on pouvait encore en voir.
Pendant de nombreuses années, il ne fut plus jamais question du jeune maître Audiard et un jour, le vieux seigneur passa de vie à trépas. Peu de temps après, un beau matin, un jeune cavalier, tout pimpant, se présenta à la grande porte de la forteresse.
– Ouvrez-moi, je suis votre jeune maître, Audiard. N’ayez crainte, un vieux mage de mes relations a chassé la bête qui vivait en moi.
Pour le plus grand malheur des habitants, le jeune garde le croit et ouvre la porte. A peine est-il dans la basse-cour du château qu’il se transforme en un animal des temps anciens, connue par les savants sous le nom de Coquecigrue. Soudain, le ciel se mascare et un craquettement assourdissant résonne dans toute la vallée. Commence alors un horrible massacre. Silencieuse et rapide comme le vent, la coquecigrue pourchasse sans merci les soldats et leur arrache les yeux de ses puissants ergots. Une fois aveuglés, elle les transperce de part en part de son long bec. Immobiles, mais souvent encore vivants, elle les dédaigne et les laisse gisants dans un coin. Durant toute la nuit, des hurlements de terreur et des gémissements s’échappent de la forteresse tandis que ses murailles se couvrent d’un liquide pégueux à l’odeur âcre. Au petit matin, des lambeaux de la bannière sanguinolente flottent au sommet du donjon.
Quelques mois après, l’escorte de Matfred de Cabrières se rend dans l’arrière-pays et, pour aller plus vite emprunte la route de Dio, qui passe juste en dessous de la forteresse maudite. Le seigneur de Cabrières, en tête, porte fièrement son épervier. A ses côtés, un écuyer porte haut la bannière de son seigneur. Légèrement en arrière, son fils, Bernard Pannaboves, sourit à quelques donzelles, assises sur le bord du chemin. Excité par le voyage, le beau-frère de Matfred, Pierre Déodat de Nébian, caracole en arrière-garde sur un cheval rubican. Incontinent, la longue colonne passe sous l’imprenable tour de Mourèze. Le chemin carrossable permet au chariot à quatre roues, qui transporte la spirituelle Goila, dame de Cabrières, d’aller à bonne allure.
– Regarde Nébian, il ne quitte jamais les abords du char et quiconque s’en approche se voit dévisagé de fond en comble ! Déjà je n’aimais pas son air avant, mais maintenant qu’il a perdu la moitié du visage dans une escarmouche, il me fait encore plus froid dans le dos, se plaint un des hommes de l’escorte à son camarade de voyage.
— Cela ne m’étonne pas. Souviens-toi ! Tu ferais confiance à homme qui, avant de plonger son abbé dans un chaudron plein de soupe bouillante, l’aurait éventré de la pomme d’Adam aux testicules ? Comment faire confiance à un homme qui gâche ainsi la nourriture ! répond, un sourire en coin, son compagnon.
Régulièrement, le convoi s’arrête. Les animaux et les hommes mettent à profit ces moments pour se reposer, se désaltérer ou encore grignoter quelques victuailles. Parfois, Goila fatiguée d’être ballottée, monte sa haquenée. Gaiement, elle chevauche en tête, sa chevelure châtain au vent. Auprès de Matfred, elle trouve mille sujets d’émerveillement ou d’étonnement. Toute la journée, un voile grenat de poussière s’élève au-dessus de la colonne de cavaliers. Après le hameau de Salasc, un brusque éboulis immobilise le convoi juste à l’aplomb de Malavieille, forteresse dont la sinistre réputation s’est déjà répandue dans tout le pays. A cet instant, un craquettement aigu enveloppe toute la vallée. Au bout de quelques instants, la poussière rougeâtre retombée et le bruit estompé, les cavaliers se ressaisissent et se rendent maître des animaux apeurés.
– Eh bien, quel rambal ! Nébian, vois si, dans cette cabane, il ne se trouverait pas quelques chevriers pour nous aider, ordonne Marfred le visage fermé et d’un ton irrité par ce contretemps.
– La Lieude est vide d’hommes ou encore de femelles. A croire qu’ils ont fui à notre approche car la fumée monte encore des écuelles remplies d’un maigre bouillon ! hurle le chevalier de Nébian, une tranche de pain dans une main et une cuisse de poulet dans la bouche. A ce moment, Bernard Pannaboves chuchote à son père que le lieu n’est pas des plus sûrs.
– Père, ne nous attardons pas dans ces parages. Une légende raconte qu’un animal des temps anciens a survécu dans les crevasses de cette vallée. Cet animal fantastique, mélange de coq, de cigogne et de grue, se nomme coquecigrue.
L’air à moitié craintif de ce guerrier si ardent d’ordinaire surprend Matfred et de peur que ce soit communicatif, il l’interpelle d’un ton vigoureux. Ce qui a pour effet de rassurer tout le monde.
– Pécaïré, mon fils ! Ces contes mensongers sont pour les enfants ! Sottise que tout ceci ; baliverne de vieilles femmes qui veulent briller lors des longues veillées hiémales.
Sans faire plus de cas de cette mise en garde, Matfred ordonne, d’une voix éclatante, à tous de démonter et de se mettre à l’ouvrage.
– Après avoir failli être escagassés par ces énormes rochers, et maintenant sous la menace de cet oiseau de Satanas et de cette citadelle peureuse, nous voici obligés de dégager la route nous-mêmes ! Paoubre Nébian, tu auras tout enduré ! marmonne le chevalier en descendant de cheval.
Les soldats, les sergents et même les chevaliers mettent toute leur énergie à déblayer le passage de la terre mêlée aux rochers couleur de sang qui l’obstruent. Après deux heures de travail, la caravane peut enfin repartir. Tandis que Bernard esquisse un sourire de satisfaction, une bande invisible jusqu’à présent surgit de nulle part. En tête se trouve une bannière de feu sur laquelle se déploie une coquecigrue écarlate. Instantanément, les chevaliers de l’escorte saisissent la poignée de leur épée. Un simple coup d’œil suffit à Matfred pour estimer sa force de résistance ; seule une poignée de cavaliers est en état de se battre. Une voix métallique claque aux oreilles des hommes de Cabrières comme une bouffe.
– Qui remue les pierres est en danger de s’écraser les doigts ! Toute résistance est inutile ! Sur un simple geste de la main, mes archers décocheront leurs flèches et je peux vous parier que dame Goila n’y résistera pas ! Vous êtes sur mes terres, moi Audiard de Mala Vetula, seigneur et maître de cette vallée cramoisie. Rendez-vous, payez votre dû et vous aurez la vie sauve. Sinon…
Sans que quiconque le lui ait demandé, Nébian se détache du groupe et interpelle Audiard avec arrogance. A la seule inflexion de sa voix, le chevalier de Cabrières hoche la tête en signe de consternation.
- ôte-toi de notre passage ! Aurais-tu perdu la tête pour oser rançonner des chevaliers marchant à l’ombre des armes de l’antique lignage de Cabrières ! Débarrasse la voie avec tes loqueteux !
La réponse ne se fait pas attendre. Le porte-bannière du maître de Cabrières s’abat sur le sol, tel un chêne, sans retenue. Une pointe de flèche ensanglantée sort de la nuque après avoir fait éclater la pomme d’Adam.
– Es-tu satisfait de ma réponse jeune seigneur prétentieux ? La prochaine sera pour toi ! J’ai dévoré mes propres parents et mis à mort toute une garnison pour mon seul plaisir, alors crois-tu un seul instant que j’hésiterai à te fendre le crâne en deux ?
— Quand le chien qui dort est réveillé, s’il mord, il n’a pas tort. Mèfi, Audiard semble bien décidé à en découdre. En outre, avec le chariot et dame Goila qui l’occupe, la fuite n’est pas envisageable. Payons l’odieuse rançon et partons de ce lieu qui pourrait bien se transformer en tombeau, susurre Bernard à son père. Puis il ajoute encore plus bas : Ce cabot-ci ne perd rien pour recevoir sa correction. Il y aura d’autres journées pour tirer vengeance de l’affront !
La rançon versée, la caravane reprend le chemin et tandis qu’elle passe le col et s’apprête à basculer vers le château de Dio, un craquettement monte rapidement du fond de la vallée et sanglace, sans exception, tous les guerriers. Soudain, deux chevaux placés en arrière-garde s’effondrent avec leur cavalier. Deux énormes pieux ont cloué les hommes aux chevaux. Aussi rapide qu’un éclair, la bête satanique voltige au-dessus de l’escorte et attaque sans prévenir, d’abord les plus faibles puis les guerriers expérimentés. Un, deux, trois, six puis dix hommes s’affalent sans même avoir eu le temps de rendre un seul coup. Très rapidement, autour du chariot de dame Goila, ne survit que sa proche famille. Matfred de Cabrières, dans un réflexe de conservation, fouette l’attelage qui part au galop. Bernard et le chevalier de Nébian suivent tant bien que mal.
- Il faut à tout prix passer le col ! Au-delà, nous serons en sécurité ! Elle ne peut pas sortir des limites de son fief ! hurle Matfred.
Cabrières ne s’est pas trompé. Une fois sous la protection des seigneurs de Dio, la Coquecigrue retourna dans sa sombre forteresse, en emportant trois cavaliers agonisants.
Il paraît que cette bête des âges obscurs n’a jamais été tuée et qu’elle a disparu simplement un jour de ses terres crevassées, faute d’âme pour se nourrir. Après un siècle de solitude, la forteresse fut réinvestie par un seigneur qui en fit une place importante. Avec le temps, la route qui passe juste en dessous perdit de son importance et les seigneurs de Malavieille se retirèrent de cette vallée pour vivre dans leur palais urbain. La pluie, le terral et le marin, les ardents rayons du soleil et les habitants de Brénas firent le reste… Les ruines que nous pouvons admirer aujourd’hui reflètent cette histoire. Et c’est pour cette simple raison qu’un jour j’irai, avec mon fils, au pied d’un pic dominant la petite route qui relie le magnifique château de Dio et mon pays, le Cabriérès. Au sommet de cette colline, les ruines d’une impressionnante citadelle s’élancent encore en signe de défi. Au pied, il existe des traces d’animaux disparus depuis des milliers d’années. Enfin, des animaux, c’est ce que l’on dit aux estrangiers pour ne pas leur faire peur…

Par Philippe Huppé

La légende de Deotaria de Cabrières

Habitant du petit pays du Cabriérès écoute bien la légende qui va suivre. Depuis des siècles, elle se transmet secrètement dans quelques familles qui en détiennent les arcanes. Arrivé au terme de sa vie, le dernier détenteur de la légende de Deotaria de Cabrières m’a demandé de la révéler sans pour autant livrer les clefs de l’énigme. Seuls les meilleurs décrypteront la légende et deviendront ainsi les nouveaux porteurs de la tradition.
Après la chute de l’empire romain, quelques Gallo-Romains ont survécu et se sont alliés aux Wisigoths. De cette alliance est né un rêve fou : créer un royaume romano-wisigoth, héritier des anciennes traditions et de la civilisation impériale. Ainsi, le royaume de Toulouse, puis de Tolède prennent forme et sous l’égide de leurs rois, oints du Seigneur, se développe une culture raffinée.
Sur les rives de la Méditerranée, la Septimanie prend corps, et de Perpignan à Nîmes, les comtes et viguiers font régner l’ordre et propagent leur foi en l’arianisme. En face d’eux, de l’autre côté du Larzac, les Francs attendent leur heure pour fondre sur ce royaume prospère. Plusieurs fois, aidés par quelques rebelles catholiques, ils dévalent du Causse, sous prétexte de sauver leurs coreligionnaires des affreux ariens. Ils assiègent, pillent puis repartent chargés d’un immense butin.

Un jour, en l’an de grâce 533, un stratège austrasien, particulièrement intelligent, parvient à percer les défenses wisigothes ; il se nomme Théodebert, fils de Thierri, roi franc de Metz, et petit-fils de Clovis. Traversant les montagnes protectrices, il débouche non loin de l’ancien Joncels, dévale sur le village de Lunas et atteint la forteresse de Dio, verrou infranchissable des défenses wisigothes. Sur son piton, il domine le passage qui ouvre sur les plaines de Septimanie. Le franchir reviendrait à livrer le pays à l’envahisseur. C’est pourquoi les combattants francs, mais aussi les Wisigoths alliés aux Gallo-Romains, savent que la lutte sera sans merci. Au bout de deux jours, l’extraordinaire armée franque parvient à briser les chaînes de la porte massive qui s’abat lourdement sur le sol. A ce moment, Théodebert donne le signal de la curée. Ses guerriers s’élancent et fauchent tout et tous sur leur passage. Il leur suffit de quelques heures pour ne laisser derrière eux que mort et souffrance.

Tandis que les envahisseurs passent le col, Théodebert oblige le chef de la garnison, devenu esclave, à se retourner.
— Regarde pour la dernière fois ta fière citadelle. Admire les flammes qui lèchent ses murailles. Vois dans la fumée blafarde, tes anciens compagnons, à moitié vivants et pendus par les pieds, que les rafales de vent balancent tandis que les corbeaux s’apprêtent à faire bombance. Puis lui enserrant la tête de ses deux énormes mains, il dirige son regard vers la porte principale.
— Ce ne sont pas tes lieutenants et tes enfants qui poussent des gémissements consternants du haut de leurs pieux ?
Les larmes coulent sur le visage du fier Wisigoth sans que la moindre plainte sorte de sa bouche.
Le spectacle fini, Théodebert éperonne sa monture et rejoint, au petit trot, son armée, chargée d’un lourd butin. Derrière, son esclave court les mains attachées à une corde qui lui cisaille les poignets.
— Enfin, voici la fière et imprenable forteresse de Cabrières. Comme Dio, elle tombera et son commandant s’agenouillera devant moi ! hurle d’un ton satisfait Théodebert. Puis s’adressant à un de ses fidèles qui fait partie de ses terribles antrustions, hommes de sa garde personnelle :
— Va voir Ferréol, le maître de ce château, et dis-lui que le fils du grand roi Thierri attend sa soumission. S’il ouvre les portes et me livre sans combat sa forteresse, il aura la vie sauve, lui et les siens.  Sans cela, qu’il n’espère rien de moi car il n’aura rien, si ce n’est la souffrance de mille morts ! Va et transmets-lui fidèlement mes propos. Attends ! Prends avec toi le chef de la garnison de Dio et donne-le leur en cadeau. D’un mouvement brusque, il assène un coup de pied dans le dos de son esclave, qui chute devant les antérieurs de son cheval. Arrivé devant la porte du château, fermée à double tour, il lève la tête et voit une bannière flotter mollement. La main sur la hampe, une dame à la chevelure soyeuse attend silencieusement la délivrance du message.
— Femme, va dire à Ferréol, ton maître et seigneur, qu’un fidèle antrustion du roi Théodebert exige de lui parler.
— Noble messager, apprends que mon mari, le courageux Ferréol, s’est retiré dans la cité de Béziers où les Wisigoths rassemblent une armée pour passer à la contre-offensive. Ma fille, la belle Olivia, et moi, dame Deotaria, de noble lignée gallo-romaine, demandons à ton maître un peu de temps pour réfléchir.
A ce moment, l’antrustion se met à rire et d’un coup violent donné sur la corde qu’il tient dans la main projette son prisonnier devant lui.
— Tiens, cette loque humaine pourra peut-être t’aider dans tes réflexions !
Deotaria baisse alors le regard et reconnaît après quelques efforts ce qui reste du dédaigneux châtelain de Dio. A genoux, l’homme tâtonne dans la poussière. Une profonde brûlure barre son visage au niveau de ses yeux. Apparemment, un fer rouge l’a aveuglé. De sa bouche et de ses oreilles coule un filet de sang à moitié coagulé. Désormais, sourd, muet et aveugle, ce fier Wisigoth n’a plus rien à attendre de la vie. Se tournant vers l’un des lieutenants de son père, Olivia supplie d’une voix compatissante : — Dis à ton archer d’abréger les souffrances de ce malheureux. Un trait suffit pour que l’estropié cesse de tâtonner.
— Va dire au roi Théodebert qu’il pourra me rencontrer entre ces deux collines, près de la rivière de la Boyne. Et tout en désignant de la main le lieu de la rencontre, Deotaria ajoute d’une voix altière : — Je l’y attendrai en fin de journée et lui donnerai ma réponse. Sur ces mots, la belle Deotaria quitte les remparts et le messager rejoint son roi. Seules restent, dans un sinistre face à face, Olivia la Septimanienne et la dépouille du guerrier de Dio. Triste présage pour cette terre méridionale.
Tandis que le soleil débute sa descente, Deotaria sort discrètement d’une trouée située dans un pan de la colline qui débouche sur la Boyne. A peine apparaît-elle à la sortie du souterrain, qu’une voix tonitruante l’interpelle. — J’ai le plaisir de voir de mes propres yeux que mon antrustion ne m’a pas menti au sujet de ton exceptionnelle beauté. Alors fière Gallo-Romaine, quelle est ta décision ? As-tu choisi la vie ou bien préfères-tu finir tes jours dans d’horribles souffrances ?
— Le château de Cabrières pourrait te résister durant bien des journées sans que tu puisses l’inquiéter un seul instant… Mais, il est aussi vrai que nous sommes en été et que le soleil peut se montrer le plus efficace de tes alliés. Si j’écoute ma fille, la souveraine Olivia, je devrais te résister et attendre l’armée de secours commandée par son père. Selon elle, ma résistance permettra à la Septimanie de rester libre. Faisant une pause dans sa pensée, Deotaria fait mine de se rapprocher du roi et ajoute d’une voix langoureuse. – Si je m’écoute, je te livre la forteresse car le vaillant Ferréol, mon si cher mari, ne lèvera pas le moindre petit doigt pour moi. Les bras d’une belle Wisigothe le retiennent dans la cité de Béziers. Mais si je faisais ceci, j’ai peur des représailles possibles après ton départ…
— Belle et intelligente Deotaria, n’aie crainte pour ta vie, où que j’aille, tu seras à mes côtés et jamais personne ne lèvera la main sur toi, de mon vivant. En attendant la mort de Wisigarde, ma femme, et Dieu sait que la Faucheuse n’épargne personne, tu seras ma concubine officielle ! Livre-moi Cabrières afin que cette forteresse ne nous sépare plus !

Rassurée par les propos de Théodebert, Deotaria retourne dans son château et dès son arrivée exige que les lourdes barres qui ferment les portes soient retirées. L’ordre à peine donné, elle ordonne à deux de ses partisans de prendre Olivia de gré ou de force et tous les quatre s’enferment dans la pièce la plus haute du donjon. En bas, les guerriers francs envahissent le château, sabrant tout sur leur passage. Désarmés, les soldats de la garnison qui survivent à la tuerie sont traînés jusqu’aux pieds de Théodebert qui regarde avec délectation ces hommes se faire décapiter les uns après les autres.
Le massacre terminé, il envoie un de ses antrustions auprès de Deotaria pour lui signifier la fin du carnage et la prier de bien vouloir rejoindre le roi.
— Enfin vous voilà, ma magnifique Romaine ! Comme je vous l’avais promis, vous et votre fille avez la vie sauve. Cabrières est à moi et personne ne livrera notre petit secret. Ah, j’allais oublier ! Un de mes hommes a trouvé ce jeune damoiseau qui se cachait dans les cuisines. J’ai pensé qu’il vous serait agréable que je vous l’offre ?
— Merci mon roi pour cette attention ! Et tout en s’avançant vers le damoiseau apeuré, elle sort une dague et l’égorge en dévisageant le roi, un sourire aux lèvres. — N’est-ce pas ce que vous attendiez de moi ? Cet avorton n’était rien en considération de notre prochaine alliance. Vous le Franc et moi la Gallo-Romaine, imaginez les grandes choses que nous pourrons faire ! Entre nos mains, nous réunirons le royaume franc et la Septimanie et rien ne pourra plus nous résister, lance Deotaria d’une voix éclatante.
Après une nuit entière de festin dans les salles du château de Cabrières, l’armée franque lève le camp et une longue file de guerriers s’éloigne à pied de la forteresse, y laissant une garnison aguerrie. En fin de colonne, un chariot tiré par des bœufs, transporte le trésor du roi, Deotaria et Olivia.
Devant les murailles d’Arles, un messager prévient Théodebert que son père, Thierri, se meurt en Auvergne.
— Levez le camp ! Nous partons rejoindre mon père ! Notre roi est gravement malade, mon père se meurt !

A marche forcée, l’armée rebrousse chemin tout en prenant le temps de piller Lodève. Dans l’hiver 534, le fils de Clovis, Thierri, décède et laisse la couronne à son propre fils Théodebert. La même année, Wisigarde, expire dans d’atroces souffrances. Certains nobles de la cour de Verdun soupçonnent la concubine du roi d’avoir abrégé la vie de leur reine et complotent contre celle-là. Aveuglé par l’amour, Théodebert refuse de les écouter et au cours d’une fastueuse cérémonie épouse Deotaria. Quelques mois passent et la nouvelle reine tombe enceinte. Le grand jour arrive et le roi présente fièrement son fils à sa cour, située dans son palais de Verdun. — Regardez fiers Sicambres, voici l’héritier que vous attendiez tous ! Voici mon fils Théodebald ! En lui coule le sang pur des Francs et celui des anciens Romains. Il sera l’unificateur et le bâtisseur d’empire !

Au fond de la grande salle d’apparat, la belle Olivia, entourée de jeunes guerriers francs, regarde d’un air désabusé et méprisant ce demi-frère et chuchote : — Que ce jour est triste ! Voici l’homme dont le destin est de supprimer les libertés de ma patrie ! Et cet homme est mon demi-frère. Malheur à Olivia d’avoir prononcé ces mots, un Franc qui les a entendus les rapporte immédiatement au roi.

Depuis ce jour, le roi déteste Olivia, la belle Méridionale, mais n’ose s’en prendre à elle, de peur que Deotaria ne le quitte. Mais comme un malheur n’arrive jamais seul, la mère, progressivement, s’est mise à jalouser la beauté de sa fille. Le roi l’apprend. Dès lors, le sort d’Olivia était scellé ; la mort l’avait inscrite sur ses tablettes. Un jour, alors que la cour itinérante s’apprête à rejoindre un domaine pour y passer l’hiver, un proche conseiller du roi vante la souveraine beauté d’Olivia, devant sa mère. Intelligente, Deotaria comprend le danger qu’elle court, tout en se doutant de la ruse du conseiller. Incontinent, elle fait appeler le cocher préposé au chariot de sa fille qui, quelques instants plus tard, ressort de la pièce, un sac d’or dans la main. La mère vient de décider d’en finir avec cette fille décidément si encombrante. Dès l’aube, les cavaliers et les chariots quittent Verdun en direction de la Meuse. A l’arrière de la colonne, Olivia termine sa nuit dans un chariot confortable, tiré par deux superbes taureaux. Au bout d’un certain temps, la cour atteint un premier pont sur la Meuse.

Tous traversent sans encombre sauf le char d’Olivia. Le cocher excite les bêtes avec un bâton au bout effilé. Il frappe et pique de toutes ses forces ; les deux bêtes, affolées, résistent et se débattent devant le pont branlant. Incontrôlables, les taureaux renversent le char par-dessus bord. Un cri de terreur s’en échappe alors et la tête affolée d’Olivia passe les rideaux. Tout est encore possible, mais tandis qu’un jeune guerrier s’élance pour lui porter secours, un énorme tronc percute le chariot.
Disloqué, celui-ci disparaît emporté par le courant des eaux glacées de la Meuse. Le roi Théodebert reprend alors la route sans dire un mot et un sourire sur les lèvres. Soulagée, Deotaria rêve au grand destin de son fils : unir les royaumes barbares dans sa main, pour enfin rétablir l’empire d’Occident.
Une légende, quasiment oubliée de nos jours, rapporte qu’Olivia survécut à cette tentative d’assassinat. Enfin libérée, elle put rejoindre son cher pays natal et reprendre, avec l’aide de son père, Cabrières aux Francs laissés sur place. Il faudra encore attendre deux cents ans pour que le rêve de Deotaria s’accomplisse et que la Septimanie rejoigne l’empire carolingien naissant.

Habitants du Cabriérès, et vous aussi amoureux de ce pays, si vous allez vous promener dans les garrigues odorantes de ces collines, ayez une petite pensée pour la belle Olivia qui incarna en son temps le rêve d’indépendance de la future Occitanie. De sa disparition et de bien d’autres, naîtra un royaume uni, le royaume de France. De nos jours, du château de Cabrières, il ne reste qu’un lieu et quelques amas de pierres. Mais le plus important, c’est que les seigneurs du lieu ont donné à la contrée de belles pages d’histoire et une légende extraordinaire. Armés de la sorte, les enfants de ce pays pourront à l’envie rêver de la belle Olivia, de la démoniaque Deotaria ou encore des guerriers wisigoths avec leurs cottes de mailles et leurs grands boucliers.

Par Philippe Huppé. Illustrations Zab