Il y a très longtemps, à l’âge héroïque, existait un donjon d’une hauteur exceptionnelle et d’une noirceur satanique. Du sommet de cette tour peureuse, gouttaient des larmes de sang. Rouge foncé, elles s’écrasaient dans les douves qu’elles abreuvaient. Aucun seigneur dépouillé, aucun orphelin, aucune servante violentée n’a jamais pu franchir cet étang écarlate pour se venger. Ainsi protégé par le sang même de ses victimes, le noir châtelain, Audiard de Mala Vetula, jouissait, tous les jours, des cris, des pleurs ou encore des hurlements des voyageurs, qui un jour s’étaient égarés sur ces pauvres terres vermeilles. Depuis bien longtemps, l’esprit de ce sombre seigneur vivait dans le même monde sulfureux qu’Asmodée, des succubes et des incubes, des Titans et des Furies, et sous la garde de Cerbère et de Belzébuth. Pauvre parmi les pauvres, Audiard de Mala Vetula n’avait pas toujours été un suppôt de Satanas. Longtemps auparavant, son père était un seigneur plutôt généreux avec ses serfs, mais un jour, le malheur s’était abattu sur la contrée. Une masque folle furieuse venait de découvrir notre petite vallée, certes pauvre, mais paisible pour la vie. Et, je ne sais pourquoi, il paraît qu’elle était persuadée que les habitants de Mérifons avaient enlevé et assassiné son enfant. Voulant le venger, elle jeta un sortilège diabolique sur leur progéniture. Soudain, les enfants se mirent à périr par dizaines et les parents apeurés firent appel au seigneur de Malavieille. Ne sachant que faire, le père d’Audiard n’arriva pas à empêcher que les pitchous ne trépassent. Puis, un matin, ce fut au tour d’Audiard, son unique fils, d’être attaqué par ce mal, mal qui se mit à le ronger de l’intérieur. Toutes les nuits, le pauvret bramait et boulégait dans son petit lit. Parfois même, en larmes ou rouge comme du sang de bœufs, il s’escanait avant de recracher tout son maigre repas.
Effondrée, sa nourrice le prenait parfois dans ses bras et là, telle une arapède, il s’accrochait à son cou. Cela dura plusieurs mois, puis un soir, les cris de l’enfant ne parvinrent plus aux oreilles de son père. Heureux, il s’approcha alors de la couche d’Audiard. Il paraît que s’il avait vu les supplices des enfers, cela n’aurait pas été pire. Son fils, âgé d’à peine trois ans, était en train de dévorer sa nourrice. Démembrée et les yeux sortis des orbites, elle était à peine reconnaissable. Son cœur, sorti de son corps, battait encore, et de sa gorge béante des bulles rougies grossissaient à chacune de ses respirations. Devant l’atrocité du geste, le père tenta de tuer le petit Audiard. Mais cette chose était son fils et il ne put lui ôter la vie.
– A moi ! Que quelqu’un vienne à ma rescousse, hurla-t-il alors. Ah vous voilà, sergent ! N’ayez pas peur, avancez ! Je vous ordonne de vous débarrasser de cette chose ignoble, exigea le seigneur de Malavieille en montrant du doigt son rejeton.
Le sergent s’exécuta et, armé d’une grande tenaille, s’empara du petit Audiard. Il descendit jusqu’aux écuries, enfourcha le premier cheval venu et s’éloigna en direction des crevasses faites dans la ruffe. Il ne revint jamais et ce fut seulement deux jours après qu’une tête casquée fut retrouvée dans le lit de la rivière. Il paraît qu’elle ressemblait étrangement au sergent, à ce que l’on pouvait encore en voir.
Pendant de nombreuses années, il ne fut plus jamais question du jeune maître Audiard et un jour, le vieux seigneur passa de vie à trépas. Peu de temps après, un beau matin, un jeune cavalier, tout pimpant, se présenta à la grande porte de la forteresse.
– Ouvrez-moi, je suis votre jeune maître, Audiard. N’ayez crainte, un vieux mage de mes relations a chassé la bête qui vivait en moi.
Pour le plus grand malheur des habitants, le jeune garde le croit et ouvre la porte. A peine est-il dans la basse-cour du château qu’il se transforme en un animal des temps anciens, connue par les savants sous le nom de Coquecigrue. Soudain, le ciel se mascare et un craquettement assourdissant résonne dans toute la vallée. Commence alors un horrible massacre. Silencieuse et rapide comme le vent, la coquecigrue pourchasse sans merci les soldats et leur arrache les yeux de ses puissants ergots. Une fois aveuglés, elle les transperce de part en part de son long bec. Immobiles, mais souvent encore vivants, elle les dédaigne et les laisse gisants dans un coin. Durant toute la nuit, des hurlements de terreur et des gémissements s’échappent de la forteresse tandis que ses murailles se couvrent d’un liquide pégueux à l’odeur âcre. Au petit matin, des lambeaux de la bannière sanguinolente flottent au sommet du donjon.
Quelques mois après, l’escorte de Matfred de Cabrières se rend dans l’arrière-pays et, pour aller plus vite emprunte la route de Dio, qui passe juste en dessous de la forteresse maudite. Le seigneur de Cabrières, en tête, porte fièrement son épervier. A ses côtés, un écuyer porte haut la bannière de son seigneur. Légèrement en arrière, son fils, Bernard Pannaboves, sourit à quelques donzelles, assises sur le bord du chemin. Excité par le voyage, le beau-frère de Matfred, Pierre Déodat de Nébian, caracole en arrière-garde sur un cheval rubican. Incontinent, la longue colonne passe sous l’imprenable tour de Mourèze. Le chemin carrossable permet au chariot à quatre roues, qui transporte la spirituelle Goila, dame de Cabrières, d’aller à bonne allure.
– Regarde Nébian, il ne quitte jamais les abords du char et quiconque s’en approche se voit dévisagé de fond en comble ! Déjà je n’aimais pas son air avant, mais maintenant qu’il a perdu la moitié du visage dans une escarmouche, il me fait encore plus froid dans le dos, se plaint un des hommes de l’escorte à son camarade de voyage.
— Cela ne m’étonne pas. Souviens-toi ! Tu ferais confiance à homme qui, avant de plonger son abbé dans un chaudron plein de soupe bouillante, l’aurait éventré de la pomme d’Adam aux testicules ? Comment faire confiance à un homme qui gâche ainsi la nourriture ! répond, un sourire en coin, son compagnon.
Régulièrement, le convoi s’arrête. Les animaux et les hommes mettent à profit ces moments pour se reposer, se désaltérer ou encore grignoter quelques victuailles. Parfois, Goila fatiguée d’être ballottée, monte sa haquenée. Gaiement, elle chevauche en tête, sa chevelure châtain au vent. Auprès de Matfred, elle trouve mille sujets d’émerveillement ou d’étonnement. Toute la journée, un voile grenat de poussière s’élève au-dessus de la colonne de cavaliers. Après le hameau de Salasc, un brusque éboulis immobilise le convoi juste à l’aplomb de Malavieille, forteresse dont la sinistre réputation s’est déjà répandue dans tout le pays. A cet instant, un craquettement aigu enveloppe toute la vallée. Au bout de quelques instants, la poussière rougeâtre retombée et le bruit estompé, les cavaliers se ressaisissent et se rendent maître des animaux apeurés.
– Eh bien, quel rambal ! Nébian, vois si, dans cette cabane, il ne se trouverait pas quelques chevriers pour nous aider, ordonne Marfred le visage fermé et d’un ton irrité par ce contretemps.
– La Lieude est vide d’hommes ou encore de femelles. A croire qu’ils ont fui à notre approche car la fumée monte encore des écuelles remplies d’un maigre bouillon ! hurle le chevalier de Nébian, une tranche de pain dans une main et une cuisse de poulet dans la bouche. A ce moment, Bernard Pannaboves chuchote à son père que le lieu n’est pas des plus sûrs.
– Père, ne nous attardons pas dans ces parages. Une légende raconte qu’un animal des temps anciens a survécu dans les crevasses de cette vallée. Cet animal fantastique, mélange de coq, de cigogne et de grue, se nomme coquecigrue.
L’air à moitié craintif de ce guerrier si ardent d’ordinaire surprend Matfred et de peur que ce soit communicatif, il l’interpelle d’un ton vigoureux. Ce qui a pour effet de rassurer tout le monde.
– Pécaïré, mon fils ! Ces contes mensongers sont pour les enfants ! Sottise que tout ceci ; baliverne de vieilles femmes qui veulent briller lors des longues veillées hiémales.
Sans faire plus de cas de cette mise en garde, Matfred ordonne, d’une voix éclatante, à tous de démonter et de se mettre à l’ouvrage.
– Après avoir failli être escagassés par ces énormes rochers, et maintenant sous la menace de cet oiseau de Satanas et de cette citadelle peureuse, nous voici obligés de dégager la route nous-mêmes ! Paoubre Nébian, tu auras tout enduré ! marmonne le chevalier en descendant de cheval.
Les soldats, les sergents et même les chevaliers mettent toute leur énergie à déblayer le passage de la terre mêlée aux rochers couleur de sang qui l’obstruent. Après deux heures de travail, la caravane peut enfin repartir. Tandis que Bernard esquisse un sourire de satisfaction, une bande invisible jusqu’à présent surgit de nulle part. En tête se trouve une bannière de feu sur laquelle se déploie une coquecigrue écarlate. Instantanément, les chevaliers de l’escorte saisissent la poignée de leur épée. Un simple coup d’œil suffit à Matfred pour estimer sa force de résistance ; seule une poignée de cavaliers est en état de se battre. Une voix métallique claque aux oreilles des hommes de Cabrières comme une bouffe.
– Qui remue les pierres est en danger de s’écraser les doigts ! Toute résistance est inutile ! Sur un simple geste de la main, mes archers décocheront leurs flèches et je peux vous parier que dame Goila n’y résistera pas ! Vous êtes sur mes terres, moi Audiard de Mala Vetula, seigneur et maître de cette vallée cramoisie. Rendez-vous, payez votre dû et vous aurez la vie sauve. Sinon…
Sans que quiconque le lui ait demandé, Nébian se détache du groupe et interpelle Audiard avec arrogance. A la seule inflexion de sa voix, le chevalier de Cabrières hoche la tête en signe de consternation.
- ôte-toi de notre passage ! Aurais-tu perdu la tête pour oser rançonner des chevaliers marchant à l’ombre des armes de l’antique lignage de Cabrières ! Débarrasse la voie avec tes loqueteux !
La réponse ne se fait pas attendre. Le porte-bannière du maître de Cabrières s’abat sur le sol, tel un chêne, sans retenue. Une pointe de flèche ensanglantée sort de la nuque après avoir fait éclater la pomme d’Adam.
– Es-tu satisfait de ma réponse jeune seigneur prétentieux ? La prochaine sera pour toi ! J’ai dévoré mes propres parents et mis à mort toute une garnison pour mon seul plaisir, alors crois-tu un seul instant que j’hésiterai à te fendre le crâne en deux ?
— Quand le chien qui dort est réveillé, s’il mord, il n’a pas tort. Mèfi, Audiard semble bien décidé à en découdre. En outre, avec le chariot et dame Goila qui l’occupe, la fuite n’est pas envisageable. Payons l’odieuse rançon et partons de ce lieu qui pourrait bien se transformer en tombeau, susurre Bernard à son père. Puis il ajoute encore plus bas : Ce cabot-ci ne perd rien pour recevoir sa correction. Il y aura d’autres journées pour tirer vengeance de l’affront !
La rançon versée, la caravane reprend le chemin et tandis qu’elle passe le col et s’apprête à basculer vers le château de Dio, un craquettement monte rapidement du fond de la vallée et sanglace, sans exception, tous les guerriers. Soudain, deux chevaux placés en arrière-garde s’effondrent avec leur cavalier. Deux énormes pieux ont cloué les hommes aux chevaux. Aussi rapide qu’un éclair, la bête satanique voltige au-dessus de l’escorte et attaque sans prévenir, d’abord les plus faibles puis les guerriers expérimentés. Un, deux, trois, six puis dix hommes s’affalent sans même avoir eu le temps de rendre un seul coup. Très rapidement, autour du chariot de dame Goila, ne survit que sa proche famille. Matfred de Cabrières, dans un réflexe de conservation, fouette l’attelage qui part au galop. Bernard et le chevalier de Nébian suivent tant bien que mal.
- Il faut à tout prix passer le col ! Au-delà, nous serons en sécurité ! Elle ne peut pas sortir des limites de son fief ! hurle Matfred.
Cabrières ne s’est pas trompé. Une fois sous la protection des seigneurs de Dio, la Coquecigrue retourna dans sa sombre forteresse, en emportant trois cavaliers agonisants.
Il paraît que cette bête des âges obscurs n’a jamais été tuée et qu’elle a disparu simplement un jour de ses terres crevassées, faute d’âme pour se nourrir. Après un siècle de solitude, la forteresse fut réinvestie par un seigneur qui en fit une place importante. Avec le temps, la route qui passe juste en dessous perdit de son importance et les seigneurs de Malavieille se retirèrent de cette vallée pour vivre dans leur palais urbain. La pluie, le terral et le marin, les ardents rayons du soleil et les habitants de Brénas firent le reste… Les ruines que nous pouvons admirer aujourd’hui reflètent cette histoire. Et c’est pour cette simple raison qu’un jour j’irai, avec mon fils, au pied d’un pic dominant la petite route qui relie le magnifique château de Dio et mon pays, le Cabriérès. Au sommet de cette colline, les ruines d’une impressionnante citadelle s’élancent encore en signe de défi. Au pied, il existe des traces d’animaux disparus depuis des milliers d’années. Enfin, des animaux, c’est ce que l’on dit aux estrangiers pour ne pas leur faire peur…
Par Philippe Huppé