imagination

Le jour et la nuit

Où l’on peut voir qu’il est possible de s’intéresser aux équations de la mécanique quantique et à la poésie de Lautréamont sans se contredire.
« Les poètes doivent être la grande étude du philosophe qui veut connaître l’homme » (Joubert, Pensées)

Lodève est une ville qui ne peut pas être totalement indifférente à la poésie ; elle a accueilli pendant des années le festival Les Voix de la Méditerranée qui s’y consacrait en grande partie. Oh ! Certes, comme toute manifestation d’art il y aura des ronchons qui diront que cela ne sert à rien, que la poésie est une occupation de grand-mère. Ce serait si facile de les contredire : la poésie a accompagné l’humanité depuis les origines, sans doute avant même l’invention de l’écriture ; elle peut donc prendre de haut ses détracteurs. Homère fut le premier qui nous laissa une œuvre complète magistrale, mais nous nous doutons qu’il n’était que l’héritier d’une plus longue tradition orale. Mépriser la poésie, c’est mépriser une forme d’expression de l’intelligence et la sensibilité humaine.

Mais que fait la philosophie de la poésie ? Tout compte fait, pas grand-chose. Née d’un tumulte entre le muthos (c’est-à-dire les récits mythiques de l’antiquité) et le logos (le discours rationnel qui fonda la science), la philosophie se préoccupait surtout dans ses premières années de la lutte contre la doxa, mot grec qui désigne l’opinion et les préjugés. Pour cela elle s’arma de rhétorique et de logique, et en oublia la musicalité de la parole. Le reproche principal fait à la poésie ? Elle n’est pas porteuse de vérité. Bien au contraire, aidée par le charme de sonorités, par la séduction du rythme de ses vers, elle nous entraine vers l’illusion. Platon fut le premier à condamner l’art poétique dans ses dialogues et presque tous les philosophes lui emboitèrent le pas en refusant de considérer la poésie autrement que comme un moyen d’illustrer sa doctrine à travers des métaphores. Il a fallu attendre le XXe siècle et deux philosophes majeurs, Martin Heidegger (1889-1976) et Gaston Bachelard (1884-1962) pour prendre au sérieux la poésie. Alors que Heidegger (sans doute le philosophe allemand le plus important de son époque) ne cherchait qu’à interpréter parfois un seul mot dans un poème de Hölderlin (poète du XVIIIe siècle), pour développer une longue digression métaphysique, Bachelard fut plutôt un grand et patient lecteur de poèmes. Ce qui est surprenant lorsqu’on lit le reste de sa philosophie, il était d’abord un spécialiste de la science physique, plus particulièrement de la mécanique quantique et ses redoutables équations !

Gaston Bachelard est un intellectuel hors norme. Né en Champagne, fils de cafetier illettré, étudiant télégraphiste, employé à la gare de l’Est, 4 ans au front pendant la Grande Guerre, puis professeur de mathématiques au collège avant de finir professeur de philosophie à la Sorbonne ! Il passa l’agrégation tout en habitant à Bar sur Aube, petite ville où il n’y avait même pas de bibliothèque ! Loin du sérail parisien, cet esprit libre était avant tout connu comme philosophe des sciences : dès 1934 il expliqua l’évolution des grandes conceptions de la nature (mais aussi les obstacles, les préjugés qui empêchent parfois le progrès) dans un livre qui marqua son époque, La Formation de l’esprit scientifique. Mais la rigueur et l’austérité, nécessaires pour parler équations et théories de la physique, ne l’empêchaient pas d’être aussi un grand rêveur et amateur de poésie, celle-ci occupant une très grande place dans ses lectures quotidiennes. De son propre aveu, son œuvre philosophique a ce double aspect : Le jour qu’est la rationalité et la nuit qu’est la rêverie poétique.

Prenons un exemple : son livre intitulé L’Air et les Songes, essai sur l’imagination du mouvement (1943), entièrement consacré à la poésie du mouvant, dont la thèse va être que pour comprendre certaines réalités, il faut sortir du discours immobile de l’équation mathématique et s’ouvrir à la sensibilité d’une musicalité d’un mouvement trop subtil pour être décelé autrement : « Il est des poètes silencieux, silenciaires, des poètes qui font taire d’abord un univers trop bruyant et tous les fracas de la tonitruance. […] Par la lenteur de la poésie écrite, les verbes retrouvent le détail de leur mouvement originel. »1 Bachelard va nous proposer dans ce livre un parcours dont la subjectivité est assumée, pour montrer que l’exaltation de l’imagination nous ouvre des portes sublimes : penser les images employées pour elles-mêmes, voir la force développer l’imaginaire, saisir le voyage qu’il nous propose et voyager avec le poète ; voilà l’invitation suggérée.  Ainsi en 1943 il écrivit L’Air et les Songes ouvrage sur l’air et l’imagination « Imaginer c’est s’absenter, c’est s’élancer vers une vie nouvelle » explique Bachelard. Grâce à l’imagination poétique, notre pensée peut s’introduire là où la raison rationalisante est impuissante.

Nietzsche (1844-1900), le philosophe-poète est l’exemple que prend de manière privilégiée Bachelard : en tant que philosophe il réfléchit sur les fondements de la morale ; plus précisément il chercha à sortir l’humanité de la culpabilité qui caractérise les morales basées sur l’Ancien Testament et le concept de péché originel. Ce travail philosophique veut nous initier à une morale en mouvement, appelé l’Eternel Retour (sous la forme : « Agis toujours de telle sorte que tu puisses vouloir que tes actions se renouvellent »). Mais pouvait-il expliquer cette morale en mouvement grâce à de longs traités abstraits ? Non. Il doit se faire poète et écrire : (Nietzsche, Poésies, paragraphe 67) :

« Jette dans l’abîme ce que tu as de plus lourd !
Homme oublie ! Homme oublie !
Divin est l’art d’oublier !
Si tu veux t’élever,
Si tu veux être chez toi dans les hauteurs
Jette à la mer ce que tu as de plus lourd !
Voici la mer, jette-toi à la mer,
Divin est l’art d’oublier. »

Ainsi pour être léger et refonder la morale il faut s’élever. Pour s’élever il faut jeter à la mer toutes ses anciennes valeurs morales. Jeter le « toi » qu’avait forgé notre éducation morale rigide. Cela permettra ensuite de s’élever vers une nouvelle morale créatrice qui ne sera plus basée sur le ressentiment, la honte de soi, en un mot la culpabilité. Bachelard revient sur la nature d’une telle démonstration philosophique : « de toutes les métaphores, les métaphores de la hauteur, de l’élévation, de la profondeur, de l’abaissement, de la chute sont par excellence des métaphores axiomatiques (c’est-à-dire qui ne nécessitent aucune démonstration).  Rien ne les explique et elles expliquent tout. ». Donc pas besoin de démonstration rhétorique. Seule la poésie peut provoquer un tel voyage de l’esprit.
Mais la poésie, est-ce de la philosophie ?  La réponse de Bachelard : oui. Car elle stimule notre raison au travers de notre imaginaire. Or l’imagination littéraire, tout comme l’imagination parlée, peuvent être pensées comme des formes de spiritualité en constituant une mobilité des images. Les images fixes ne vont pas intéresser Bachelard. Toute la poésie ne va pas l’intéresser. Les images décrivant des fleurs par exemple, si nombreuses dans la poésie, ne provoquent pas un voyage au travers de l’imaginaire ; les expériences littéraires de la mobilité, au contraire, peuvent permettre de redonner à chaque chose « son mouvement propre ». « Un beau poème [doit être] un opium ou un alcool ». L’imaginaire est bien entendu pluriel, car chaque poète va inventer son propre voyage. Ce qui va nous faire comprendre que la richesse des interprétations possibles d’un objet et/ou d’une image n’est ni un handicap ni une panacée. Bachelard recherche dans le poème une forme de spiritualité qui procède par « réalités d’atmosphère », un « être entier » que le poète va offrir à l’imagination de son lecteur. Il s’agit même d’un « schème de la mobilité », une représentation mentale qui sert d’intermédiaire entre les phénomènes perçus par nos cinq sens et les catégories construites par notre entendement. Par exemple « La vue suit trop gratuitement le mouvement pour nous apprendre à le vivre intégralement, intérieurement ». La rêverie au contraire va saisir le dynamisme du changement en nous faisant participer à la substance du mouvement. C’est la thèse de Bachelard : « L’imagination serait alors un domaine d’élection pour la méditation de la vie ». Les métaphores de la hauteur et de la pesanteur de Nietzsche seront dès lors des vecteurs pour saisir la dialectique de l’enthousiasme et l’angoisse.

Nous allons prendre un autre exemple. Dans son roman Les Proscrits (1831) Balzac utilise la métaphore du vol pour décrire ce qu’est la foi chez Dante, une Bible à la main : « Cette tension pénible par laquelle nous projetons nos forces lorsque nous voulons prendre notre élan, comme des oiseaux prêts à s’envoler » Nous pouvons, explique Bachelard, juste lire cette métaphore comme une volonté d’un élan spirituel, un simple parallèle entre le corps et l’esprit ou au contraire s’ouvrir à notre imagination et suivre Balzac dans son rêve de vol. La lecture s’en trouve alors dynamisée et enrichie par des sensations des ailes intérieures si différentes des ailes extérieures et mécaniques imaginée par Léonard de Vinci. Rêvez donc en lisant ! « Ah ? répondrait le triste sire ; est-il légitime pour un philosophe de laisser divaguer son esprit en prenant au sérieux les interprétations libres de poèmes et en accordant une si grande place à la rêverie ? » Critique facile et qui se croit fondée d’autant plus que ce que nous propose Bachelard est le chemin d’une lecture personnelle, et par définition intime, de la poésie et du roman. Que peut apporter la poésie à la philosophie ? Pourquoi s’enrichir de telles lectures ? Réponse : Si nous nous en tenons à la définition que Gilles Deleuze (philosophe français mort en 1996) donnait de la philosophie, l’art de construire des concepts, alors Bachelard est un philosophe car il donne un nouveau concept, l’imaginaire, comme art de déformer les images pour vivre un mouvement cinématique et dynamique. Le cinéma moderne, d’ailleurs, lui donne mille fois raison : une scène de film convoque notre imagination pour lui ouvrir des portes et inviter à un voyage détaché du corps, lourdement calé dans le fauteuil ; le mouvement des images est ascendant, descendant, brutal ou doux, presque vivant et envoie notre esprit dans une forme de tourbillon. Nietzsche, à travers sa poésie-philosophie ne fait pas autre chose, l’invitation à une vie aérienne est là pour nous sortir de nos vieux dogmes, de nos certitudes poussiéreuses entretenues par de longs raisonnements abstraits. A ceux qui réfutent ce pouvoir de la poésie sur l’étonnement philosophique, Bachelard transmet l’onus probandi : qu’ils démontrent qu’une lecture abstraite, rationnelle et froide, apporte plus de richesse que celle de l’imaginaire poétique. Lorsqu’en ce mois de juillet à l’occasion du festival Résurgence2, quelques poètes se promènent encore dans les rues de Lodève, gardez en tête l’admiration que tout philosophe doit avoir pour la poésie. En quelques vers on touche les cœurs.
Par Christophe Gallique

1 Conclusion, p322 de l’édition de poche.
2 http://www.festival-resurgence.fr/index.php?id=2462

Extraterrestres d’ici et d’ailleurs – Première partie

Notre ami l’écologue et photographe Philippe Martin basé en cœur d’Hérault, qui publie une fois de plus l’un de ses “recueils d’images” fascinants, nous donne à voir cette fois-ci des créatures des océans telles que nous avons peu de chance de les rencontrer un jour. Non seulement nous plongeons rarement comme lui dans certaines contrées lointaines mais, dans tous les cas, son invention – le procédé “Hyperfocus” – permet de produire des compositions photographiques d’une netteté surréaliste, que renforce encore sa captation de la simple lumière naturelle sans aucun artifice dans des quantités telles que notre œil n’est pas capable normalement de la percevoir.
On assiste ainsi à un cortège de monstres et merveilles, du corail à l’étoile de mer et tant d’autres espèces évoluant dans des environnements qui se révèlent être plus saisissants que n’importe laquelle des surfaces de planètes les plus délirantes imaginées par les meilleurs auteurs de SF !

Même s’il montre une réalité du vivant, l’imagerie de Philippe interroge nos rêves d’autres ailleurs à travers les récits fantastiques que l’homme produit sans interruption depuis l’aube des temps.
Bien que nous disposions de nombreux matériels pour explorer les océans : scaphandres, bathysphères, bathyscaphes, certains types de sous-marins (la plupart des sous-marins faisant partie de l’arsenal militaire, leurs équipements n’étaient pas spécialement prévus pour l’observation naturaliste)… nous avons aujourd’hui également un vaste choix de drones et robots qui peuvent, avec moins de risques, multiplier les terrains d’exploration.

Mais l’homme a une sacrée manie qui consiste, la plupart du temps, à se moquer et se défier de ceux qui imaginent des choses extravagantes et à considérer tout aussi rapidement comme acquises et normales des découvertes aussi hallucinantes soient-elles… Souvenons-nous que lors de la plongée du Trieste dans la fosse des Mariannes par l’équipe d’Auguste et Jacques Piccard, on découvrit des poissons en pleine forme au plus profond du plus profond de l’océan, alors que l’on supposait toute vie impossible au-delà de la moitié de la distance qui fut finalement franchie.
Et depuis, ne passe plus une année sans que nous découvrions d’autres espèces bioluminescentes, aussi sublimes que cauchemardesques, d’autres formes de vie qu’on ne sait même pas où classer et comment nommer selon les classifications et les taxonomies établies. Et il en reste encore à découvrir… et il en reste encore des difficultés à contourner, pour investiguer ces plus de mille milliards de kilomètres3 d’eau pas encore investigués ! (source “Oceanology ”, mai 2010).
Alors, réfugions-nous dans l’imaginaire…

« Histoire véritable ». Faunes, dryades, centaures, hippomyrmèques, psyllotoxotes…
Non, je n’utilise pas ma rubrique du C le Mag pour vous insulter à pleins poumons, tel notre cher capitaine Haddock. Parti comme vous pour vivre ces mois qui nous rapprochent du 21 juillet 2019 à 3 h 56 20 s, heure française, instant où je l’espère bien nous célébrerons le demi-siècle du réel premier pas de l’Homme sur la Lune, je me replonge savoureusement dans la lecture de “L’histoire véritable” de Lucien de Samosate. Ce rhéteur né en Syrie et mort en Egypte au IIe siècle durant l’empire romain, rédigea en grec un récit fantastique adulé par les historiens de la science-fiction qui le considèrent comme une origine de leur genre.
Lucien fut lui-même un grand voyageur et, d’Asie jusqu’en Espagne, il se heurta dans son périple aux colonnes d’Hercule, frontière de l’océan Atlantique à coup sûr peuplé de monstres. Cela lui donna sans doute l’idée d’imaginer un vaisseau grec arraché de l’océan par une tempête pour être emmené jusque sur la Lune, royaume d’Endymion et de ses armées (le nom de ce Lunien titillera bien sûr les fans des “Cantos d’Hypérion” du célèbre écrivain Dan Simmons).
Et donc, au deuxième siècle après Jésus-Christ, nous voyons des terriens s’associant aux Luniens pour faire la guerre aux armées du Soleil de Phaébus et ses Héliotes (évidemment, les négociations n’avaient pu aboutir car nous savons tous qu’incorruptibles, les Héliotes naissent… Ah ! Ah !).
S’ensuivent des guerres interplanétaires où agissent nombre de créatures étonnantes, telles les Hyppogypes, vautours à trois têtes de la taille d’un hélicoptère de combat, ou des libellules de plusieurs centaines de mètres d’envergure pas du tout amicales.

Pour autant, comme ce sera le cas pendant longtemps, les créatures intelligentes du ciel resteront à l’image des humains, hors quelques exceptions depuis Aristophane et son peuple des oiseaux. Il décrit des animaux déjà connus doués de paroles et vivant avec des règles sociales proches des humains.
Il y a peu de récits interstellaires au Moyen-Age… visiblement, Dieu a le monopole des espaces qui n’étaient pas encore conçus comme étant infinis. Tout se passe dans les sphères célestes qui sont censées maintenir chaque planète sur un support rigide tournant autour de la Terre, centre incontesté. Prophètes et saints ou familles divines ont parfois le privilège d’envols privés. Le XVIIIe siècle nous sortira quelques voyages dans les planètes, mais qui resteront souvent de pâles copies des récits utopistes tels que ceux de Savinien Cyrano de Bergerac dans ses “Voyages aux États et Empires de la Lune et du Soleil” (1657).

Au début du XIXe siècle, le meilleur du voyage spatial est sous la plume des poètes, de Victor Hugo à Edgar Allan Poe… mais il n’y a pas encore de quoi sortir un rayon laser pour “buter” un gros truc visqueux à dix-sept yeux !
Jules Verne, qui nous avait “fourgué” en 1864 des hommes préhistoriques de cinq mètres de haut gardant des mammouths au centre la Terre et autres champignons géants, ne nous fait même pas poser le pied sur la Lune en trois récits spatiaux (bon, certes, voyager sur un astéroïde dans l’un d’eux, c’était pas trop mal !).
Non, pour ce qui est des extraterrestres aux formes et fonctionnements biologiques dignes des créatures marines photographiées par Philippe Martin ou par Laurent Ballesta, autre célébrité héraultaise de l’image naturaliste, il faudra attendre un célèbre auteur anglais… Devinez lequel, en attendant la deuxième partie le mois prochain !
Par Frédéric Feu