fiction

La guerre de Troie aura bien lieu

Tous les plus grands auteurs de “récits d’aventure” des siècles passés souffrent ces dernières années. 

Certes, leurs héros les plus célèbres ont trouvé de nouvelles vies à travers des reprises en films, dessins animés, bandes dessinées, jeux vidéos… mais la lecture des œuvres originales fondatrices prend souvent une belle claque face à la flemme de découvrir et de s’adapter aux styles particuliers, tous différents, de chacun de ces écrivains de génie. Pire encore, il faut lutter contre des mots de plus en plus oubliés, le manque de connaissance d’usages sociaux surannés… Bref, tout ceci ne ressemble pas beaucoup à la culture pré-mâchée et élaguée de notre ère de la communication et du numérique et comment imaginer que certains poèmes antiques puissent être lus autrement que par des pilleurs d’idées et accumulés pour leurs couvertures décoratives (dernier crime auquel je cède volontiers !) ?

Pourtant quel plaisir de relire un Stevenson, un Dumas, un Mark Twain, de s’immerger dans les tortures morales d’un Shakespeare, d’un Racine, d’un Molière (que, oui, je considère comme des aventures… sacrilèges !) ; de se prendre en pleine poire les satires et utopies d’un Swift, d’un Cyrano et autre Restif de La Bretonne…

Alors : go ! J’attaque dans ce C le Mag post-confinement et neo-nouveau monde un ensemble de dépoussiérages, que d’ailleurs quelques bons éditeurs mettent aussi en route.

Un morceau de choix pour commencer, peut-être le récit que les “gens du livre” considèrent le plus souvent comme le texte fondateur de la littérature européenne : L’Iliade.

Son nom est pour beaucoup aussi obscur que le descriptif le plus courant qui l’accompagne est trompeur. Il attire l’attention sur “Ilion” autre nom grec peu utilisé aujourd’hui de la ville de Troie (Troja), également appelée “Ilios”. Trois noms pour une seule ville, ça commence bien !

Le récit est réputé décrire la guerre de Troie… Baaaaah… non ! Ou en tout cas de manière très courte et incomplète. Moins de cinquante journées sont décrites alors qu’elle est sensée avoir duré plus de 10 ans. Néanmoins, en quelques quinze mille six cent quatre vingt treize vers, on a de quoi vivre quelques émotions !

En fait, nous en apprenons beaucoup plus sur cette guerre à travers les descriptions, les inventions, les divagations… d’autres auteurs plus ou moins importants qui ont suivi durant l’Antiquité puis le Moyen Âge. Un “préquel”, comme on dit maintenant pour les séries, pourrait déjà être ce que les historiens appellent souvent la première guerre de Troie, c’est-à-dire des événements impliquant Héraclès et les Argonautes dans un combat contre la même cité antérieur à celui qui oppose Agammenon de Mycènes et Priam de Troie. Puis, que dire des retours des héros qui font suite à L’Iliade ? Certains y ont laissé leur peau mais plusieurs grands rois et guerriers rentrent dans leurs cités. Ils ne font pas non plus partie de l’Iliade.

Le plus célèbre est bien sûr Ulysse et son “Odyssée” qui nous conte d’ailleurs le stratagème inventé par le roi d’Ithaque, qui a permis d’emporter la guerre. Non, le cheval de Troie n’est même pas cité dans L’Iliade !

C’est aussi le poème L’Énéide de Virgile, qui raconte la fuite du héros troyen Énée, fils d’un mortel et de la déesse Aphrodite, dont les descendants seront des fondateurs mythiques de Rome. 

Il semblerait que L’Iliade et L’Odyssée aient fait partie dans l’Antiquité d’un ensemble plus vaste, le cycle troyen dont des récits furent perdus. De même, au Moyen Âge, les deux textes que nous connaissons aujourd’hui étaient en grande partie dispersés et l’histoire de Troie a gardé une grande importance à travers de complètes réécritures par des auteurs qui en ont fait, comme de l’histoire d’Alexandre, une substance légendaire que l’on appelle aujourd’hui “la matière de Rome”.

Pourquoi relire L’Iliade quand tant de créateurs actuels nous simplifient la vie  en la citant ici et là ? Peut-être déjà pour découvrir par exemple une histoire d’amour rarement racontée puisqu’il s’agit surtout en fait de la passion d’Achille pour sa captive Briseis et de sa rage quand elle lui fut enlevée.

En juillet-août 2021, la librairie Un point un trait m’a demandé d’organiser une exposition et des conférences sur ce thème. Il est vrai que profiter un peu de la période estivale pour aborder une thématique qui prête à la rêverie et au voyage n’est pas pour me déplaire. Surtout qu’il y a peu de textes qui autorisent autant à des clins d’œil “touristiques”. 

En effet, que l’on voyage à peu près n’importe où en Méditerranée, du Portugal à la Turquie, il n’est quasiment aucune contrée qui ne soit concernée par cette épopée. De Lisbonne, dont le nom même signifie “port où aborda Ulysse”, aux vestiges d’Hisarlik, en passant par l’Italie, la Grèce et ses îles, la Tunisie, voire quelques ports français… la trace des récits homériques est omniprésente. Et pour la valoriser, aucune science n’est plus adaptée que l’archéologie. 

Comment alors ne pas évoquer le personnage hallucinant qu’est Heinrich Schliemann ? Pionnier de l’archéologie moderne et dont les méthodes et les dérapages le classent pourtant sans problème au milieu des excentricités d’un Phineas Taylor Barnum, le fameux directeur de cirque, et d’un Thomas Edison, sulfureux entrepreneur et inventeur.

Schliemann, après s’être enrichi en montant des comptoirs sur les sites de la ruée vers l’or américaine, qui firent tomber dans ses poches bien plus de richesses qu’il n’y eut de pépites dans celles des prospecteurs, décida de consacrer sa vie à retrouver les lieux cités dans L’Iliade et L’Odyssée dont il était certain de l’existence. On lui doit sans conteste la découverte de quelques uns des plus beaux sites de la Grèce mycénienne qui ont permis de révéler cette époque méconnue et d’attirer à elle l’attention du public du dernier tiers du XIXe siècle : Mycènes et sa célèbre porte des Lions fut identifiée comme le port d’où partit Agamemnon ; Hisarlik, une simple colline de Turquie fut creusée jusqu’à mettre à jour une grande cité, qui figure aujourd’hui une Troie tout à fait crédible… beaucoup de choses à raconter, donc. Ce qui nécessite pour l’exposition de faire autant appel à une iconographie des périodes concernées qu’à des amis artistes ayant représenté pour nous dieux, héros, armes, navires et contrées car, il faut bien le dire, déplacer des pièces authentiques nécessiterait des moyens homériques, cyclopéens, titanesques… enfin, bref, tout le lexique des superlatifs directement liés à la Grèce antique !

Par Frédéric Feu

Et si…

Le 15 février 1933, l’anarchiste Giuseppe Zangara qui avait assassiné le maire de Chicago en 1929 tenta de mettre fin aux jours de Franklin Roosevelt à coups de Smith & Wesson calibre .32… Cinq balles qui vont toucher cinq personnes mais pas le 32e président des États-Unis.

Et si… S’il avait fait mouche… Un événement majeur en entraînant d’autres, cela aurait coupé l’herbe sous le pied de Philip K. Dick qui n’aurait pas pu écrire l’un de ses principaux romans “Le Maître du Haut Château” (1962). Cela aurait donc également empêché la plateforme de films et séries en ligne Amazon Prime de proposer la série assez réussie en quatre saisons qui s’en inspire.

Cette histoire, imaginant que l’attentat de 1933 ait réussi, montre un devenir différent, “alternatif” à l’Histoire réelle : Hitler remporte la guerre contre les Alliés, son partenaire le Japon s’en trouve également renforcé et ces deux puissances de l’Axe se partagent les États-Unis. Puis le récit passionnant part dans une mise en abîme “d’Histoires parallèles”… “Don’t spoil”, Fred, “don’t spoil”! 

Ce genre littéraire riche qui touche désormais la BD (série “Le jour J”…), le cinéma, les jeux vidéos… s’appuie donc sur un schéma simple mais aux possibilités inépuisables : voir les conséquences d’un événement de l’Histoire qui n’aurait pas eu lieu ou se serait déroulée autrement. Côté fiction cela porte un nom né en Occitanie: l’uchronie.

Il est un homme, philosophe visionnaire, de Prades dans les Pyrénées Orientales qui intervient tous les jeudis à la télévision à 18 h… Oups, je me trompe, là c’est notre premier ministre, maire de ladite ville et l’avenir nous dira si ses options étaient les bonnes ! Patience… 

Non, l’autre personnalité pradéenne est plus ancienne : Charles Renouvier (1815-1903 né à Montpellier et décédé à Prades). Aux côtés de Jules Ferry, Jean Macé et Émile Littré, il a fait partie de la “Ligue de l’Enseignement” – groupe qui tente de préparer et imposer un projet d’école laïque – et il a fondé une école importante de la philosophie, le néo-criticisme. En 1876, il publie son roman philosophique “L’uchronie”… qu’il définit comme étant “une utopie dans l’Histoire”. 

Victime d’une insolation lors d’une promenade en garrigue ? Ou éclairé par une lumière divine (pardon, une lumière anticléricale et maçonnique dans son cas) ? Il imagine assez rationnellement qu’après Marc Aurèle des décisions aient permis aux Romains de résister aux barbares et que le christianisme ne se soit pas développé en Occident mais se soit épanoui en Orient. Son Europe devient rapidement pacifique et les voix de la Renaissance se déclarent beaucoup plus tôt que dans l’Histoire réelle. Renouvier, s’il précise les contours de cette technique, ne fait que valider un procédé existant depuis au moins l’Antiquité gréco-romaine. Tite-Live, par exemple, s’en sert déjà plusieurs fois.

Ces dernières années, les historiens Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou ont coécrit et publié une étude fouillée sur l’intérêt d’utiliser les hypothèses d’Histoire contrefactuelle en sciences humaines et sciences sociales, et d’ailleurs dans beaucoup d’autres sciences dont la physique (« Pour une histoire des possibles »). Ils citent nombre d’exemples et de références parmi lesquels ceux de Fernand Braudel (1902-1985), célèbre historien qui, dans l’un de ses ouvrages majeurs « La Méditerranée », utilise au moins dix fois des histoires contrefactuelles. Il montre ainsi ce qu’aurait impliqué le fait que l’Empire français se soit appuyé sur ses relations avec Florence en Italie, de manière aussi significative que l’Espagne s’est appuyée sur Gênes. Si vous n’avez jamais lu ce livre, c’est l’une des innombrables raisons de le faire. 

Deluermoz et Singaravélou évoquent également la Révolution française, fait historique mais qui est en soi ressenti comme une bifurcation de l’Histoire tellement il modifie brutalement des notions de progrès et de démocratie qui vont influencer l’ensemble du monde. Comme s’il y avait une rupture phénoménale qui avait changé le cours des choses. Du coup, imaginer que cette révolution n’ait pas existé permet d’imaginer aisément un tout autre futur.

Pour ma part, j’ai abordé à de nombreuses reprises des futurs alternatifs : 

– d’une part, dans le cadre de mes loisirs, comme la plupart d’entre vous, j’ai revu plusieurs fois la saga « Retour vers le futur » et relu d’innombrables récits de science-fiction qu’on relie souvent au thème du voyage dans le temps et qui montrent, de bévues en paradoxes, comment on peut changer le devenir de sa famille ou celui du monde simplement en écrasant ou non un papillon quelque part un jour dans la préhistoire (!). Fan de Comics,« Days of Future Past » film de la saga « X-Men », qui a pour sujet une histoire alternative de la gestion de la crise des missiles de Cuba, était assez jouissif. Lorsque le récit est traité avec l’existence de mondes parallèles je pense aussi à l’excellente série « Counterpart » de 2017, qui mélange allègrement uchronie et dystopie autour du super acteur J. K. Simmons.

Au cours de mes conférences, généralement sur l’histoire des sciences et des techniques, j’ai souvent recours à des histoires contrefactuelles. 

Imaginez que les Grecs aient pensé à associer leur moteur à air, l’éolipyle, à leur maîtrise des engrenages et des roues : on aurait eu la voiture 300 ans avant Jésus-Christ ! Qu’est-ce que ça aurait changé ? Imaginez qu’Ada Lovelace et Charles Babbage aient eu les moyens financiers de terminer leur premier-méga ordinateur en 1835, sachant que leur prototype pouvait réaliser 377 opérations en une minute… Que pensez-vous que les dirigeants de cette époque auraient fait d’une telle invention, qu’il s’agisse des grands industriels, du roi d’Angleterre, de Napoléon III ou du tsar de Russie ? Notez que, malgré le retard d’un siècle que nous avons pris à cause de ce manque de liquidités des deux inventeurs, nous en sommes tout de même aujourd’hui à plus d’un milliard de milliards d’opérations en une seconde avec le plus gros ordinateur du monde !

A ce propos, Quentin Deluermoz m’a fait découvrir dans son livre qu’il existe à Harvard une équipe scientifique qui travaille avec des méga-ordinateurs sur le projet « What if » … des calculs de probabilités en particulier dans l’évolution économique et politique. Ils ont développé ces dernières décennies des logiciels qui, en rentrant des quantités de paramètres, ont sorti des résultats parfois surprenants.  Par exemple, savez-vous qu’on a pu calculer qu’un régime démocratique a beaucoup plus de “chance” de devenir un régime autoritaire que l’inverse ? C’est non seulement un constat sur des résultats chiffrés et l’analyse d’une tendance, mais encore la perception que l’on peut avoir de contraintes que l’on reçoit d’un gouvernement, justifiées ou non. Ça ne vous fait pas un peu “flipper” en cette période d’élections ??? 

Comment les scientifiques font-ils d’ailleurs pour distinguer d’un côté une démocratie qui établit des contraintes pour préserver sa population et de l’autre d’un régime autoritaire, qui établit des contraintes pour imposer une doctrine, en général au bénéfice de certains… Je creuserai la question à une prochaine occasion .

Une chose est sûre, ce n’est pas parce que l’Histoire à venir serait rendue prévisible par les mathématiciens que l’humain me semble avoir les qualités nécessaires pour en éviter toutes les catastrophes.

Et s’il n’y avait pas eu le COVID-19, aurais-je parlé de tout cela ? Allez savoir !

Par Frédéric Feu