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Témoignages des Moulinages

Et si, le temps d’une lecture, vous remontiez à l’époque où Lodève était encore un des fleurons de l’industrie textile ? Le voyage en vaut la peine. Venez avec moi, nous avons rendez-vous au bord de la Lergue, là où deux bâtiments se font face, encore reliés par une passerelle témoignant de leur passé commun. Oui c’est sur la route qui longe la rivière après le cimetière, sur le site des Moulinages. Vous ne pouvez pas vous tromper. Sur une des façades, l’inscription 1641 à 1941 rappelle que trois siècles durant, une partie de l’histoire textile et industrielle de la région s’est écrite ici, derrière ces façades aujourd’hui éteintes. 

Ils sont une trentaine à être venus au rendez-vous, comme vous. Eux sont émus, le temps les a courbés, parfois ils clopinent. Les femmes ont les joues poudrées. Un regard noisette pétille sur une silhouette allumette. Elle avoue 84 ans. Elle s’excuse. Elle ne se situe plus très bien dans le temps. Ici, ailleurs, elle a toujours travaillé dans le textile, elle et son mari, l’homme aux cheveux blancs avec une queue de cheval, qu’elle désigne du doigt :

– Il faudrait voir avec lui pour les dates. 

Comme la femme brindille, ses compagnons de visite ont fait partie de l’histoire du site. Un temps. Ils n’ont pas oublié.  

T’étais pas assise dans l’atelier à gauche en rentrant ?    

– Si

– Alors c’est bien ça, on y était en même temps ! 

Regard étonné puis réplique :

– Mais tu ressemblais pas à ça… 

Écoutez-les parler, leurs voix résonnent étrangement dans ces lieux où ils ont parfois passé 30, 40 ans de leur vie. Ouvriers, ouvrières ou fils ou petits-fils de, contremaîtres, patrons, ils ont été invités à un jeu de mémoire et une visite privée de cette friche qu’ils ont connue à l’état d’usine. Pas n’importe quelle usine : leur usine à une époque qui était aussi la leur, celle du plein emploi pour les uns “tu débauchais à midi d’un poste, ettu rembauchais ailleurs à 14 h”, celle de l’enfance volée pour d’autres.  

“- J’ai commencé ici à 15 ans. 

– Ma grand-mère à 12 ans et demi. 

– Et moi bien plus tôt, dans les jupes de ma mère. A l’époque, les ouvrières plaçaient leurs bébés dans de grandes poches cousues sur leurs jupes pour pouvoir les allaiter pendant qu’elles travaillaient…”.

Sorties des jupes des femmes, combien de générations de paysans, vignerons se sont succédées ici à la fabrication des uniformes de l’armée, des bas, puis des célèbres collants Dim ? En 1978, la marque implante sur le site du Bouldou son usine la plus performante d’Europe, un modèle, une fierté, capable de produire 1,2 millions de collants par semaine. 

Eux, là, debout devant la porte, s’en souviennent encore. Ils décrivent des ateliers où la température grimpe à plus de 40 degrés, d’autres plus tempérés mais baignés dans une humidité propice à la production de fil “ils cassaient dans une atmosphère trop sèche”. Les machines sont hautes comme les arbres qui bordent encore la friche, des équipes se relaient en 5/8. Un monde bruyant, cadencé, celui d’une industrie à son apogée, qui dépense des millions pour l’acquisition des machines les plus performantes de leur génération. Michel Verdol, un petit monsieur souriant, alors patron de l’usine Dim, sillonnera le monde pour acheter des matières premières ou les précieuses machines si convoitées. Dans les années 90, il revient du Japon avec dans ses valises “des Japonais”. Ils séjourneront là pendant deux mois pour y installer une nouvelle machine. “Ils ne devaient pas dépasser un certain périmètre pour éviter l’espionnage industriel. Mais lorsqu’ils sont repartis, nous avons trouvé les boîtes de pellicule dans tous les coins de l’usine”. 

Cette histoire et beaucoup d’autres ont été collectées, puis retravaillées avec la complicité d’une équipe de chercheurs, experts, étudiants, guides conférencières, nouveaux occupants. Ensemble, il veulent écrire la suite de l’histoire, la faire voyager sous la forme d’une exposition. Morceaux d’histoire ouvrière et textile. Le site, racheté en 2018 par Marc Padilla, PDG d’Ecolodève, se reconstruit un avenir avec son passé. 

Aujourd’hui est un grand jour : Anastasia inaugure la visite guidée du site, qu’elle a mis deux mois à mettre au point, devant ce public si particulier d’anciens ouvrier(e)s et de nouveaux venus, heureux d’entendre pour la première fois s’exprimer par sa voix, cette grande bâtisse, restée muette trop longtemps, à laquelle ils sont venus redonner vie. Autour de la citronnade de bienvenue, prise à la buvette aménagée pour la circonstance, un petit groupe commente des photos de machines à tisser, d’ateliers, en noir et blanc, datant du début du siècle dernier. 

Beaucoup se souviennent encore de la famille Teisserenc-Visseq, propriétaire des lieux près d’un siècle durant, dont l’épopée industrielle s’achèvera en 1960. L’usine pantoufle au propre comme au figuré (elle fabrique des tissus pour pantoufles) et ferme par manque d’investisseurs. A sa fermeture elle laisse 400 ouvriers sur le carreau. 

“Ma grand-mère a embauché chez Teisserenc à 12 ans.” Elle a dit qu’elle en avait 14, à l’époque on ne vous demandait pas vos papiers. Elle travaillait sur les métiers à tisser, et rentrait couverte du bleu indigo qu’elle manipulait sur les machines à tisser. Après le boulot, elle remontait aux Plans, à pied, pour garder les vaches. Ils avaient une vie simple, l’usine, les champs, des bêtes, poules, lapins, et les repas de famille. Ils s’en accommodaient. 

Pieux et paysans, les ouvriers n’ont pas la fibre vindicative, et le système paternaliste joue son rôle de grand frère, service médical, pension. L’unique conflit social dont on se souvienne remonte aux années 20. Il dure un mois et demi. Les grévistes obtiennent huit heures de temps de travail journalier au lieu de neuf. 

Désormais les métiers à tisser tournent en 3/8, 2/8 pour les femmes, interdites de nuit. Souvent les deux époux travaillent à l’usine. Un grillage sépare les hommes des femmes. Elles sont moitié moins payées et gagnent “1 franc de l’heure”, se souvient l’une d’elles. Un petit pain coûte 20 centimes. Si le travail des enfants est interdit fin 19e, ils sont encore nombreux à aider leurs parents, en se cachant pendant les contrôles, dans les balles de laine. 

Je me levais à 4 heures du matin pour embaucher à 5. On venait à pied. On travaillait de 5 heures à 13 heures. Il faisait une chaleur infernale, pas de clim comme maintenant, fallait être jeune ! J’étais l’ainée d’une famille de 5, on était payés à la production, je marquais tout, j’ai tout gardé ! Une fois par mois, je sortais mon bulletin et j’exigeais d’être payée au centime près. J’étais connue pour ça, mais fallait bien que mes petits frères aient à bouffer.” 

Dans les années 60, la laine est remplacée par le synthétique et le bas couture par le collant, que Dim est un des premiers à commercialiser en France. L’entreprise s’installe sur le site dans les années 70. Un couple de vosgiens, devenus lodévois, débarque pour former les équipes. Lui a formé des dizaines de gars à faire tourner des machines, puis les réparer, puis les contrôler. Il finira directeur technique. Elle restera surjetteuse jusqu’à ce qu’une  machine inventée par Dim se charge d’automatiser le montage des jambes de collants. L’ère des bas Dimanche, devenus Dim peut commencer. A son apogée, en 1985-86, deux jeunes femmes devenues plus âgées, se souviennent de leurs premières impressions.

“- Quand j’ai fait ma première visite à l’embauche, je ne sais plus combien de nénettes il y avait là-dedans. C’était impressionnant.

– Moi j’ai travaillé 15 mois au visitage.On contrôlait la qualité des collants. On les enfilait sur des jambes noires, plates, qui tournaient sur elles-mêmes. On était debout devant une grande plaque, mécanique, et on les triait, là les premières classes, là les déchets. Les sacs volaient de partout, ça faisait une chorégraphie, on n’avait pas le temps de s’arrêter. 

– Tu te souviens de la contremaître ? Je ne me rappelle plus son nom. Elle prenait un sac au hasard, et si elle trouvait un défaut, elle le vidait et on devait tout refaire. J’en aurais pleuré. Il fallait accélérer pour pouvoir tenir le quota de la journée. 

– Oui, on s’est faite des trapèzes là-bas, on avait des dos d’homme. On bossait de 7 h du matin à 17 h, avec une pause de 1 h 30 le midi.

– Je me rappelle c’était en sous-sol ; on ne savait jamais quel temps il faisait. On sortait et on disait : tiens, il a plu ou il fait nuit. 

– Le seul avantage, c’était le magasin d’usine ouvert une fois dans la semaine. On y achetait de jolies culottes, des chaussettes, pour pas cher, 3 francs à l’époque.

Sur la table où sont entreposés des souvenirs de l’époque, pas de paires de jambes exposées. 

Ça manque”, disent les femmes 

– Où est ce qu’on pourrait trouver ça à Lodève ? 

– Dans les merceries, il y en avait !

– Qu’est ce qui reste comme mercerie ?

– une seule

– Si j’y vais je lui demanderai…”

Du bouldou aux moulinages (repère chronologique)

  • XVIe-XVIIe : Lodève, à la confluence de deux rivières et au pied du Larzac moutonneux, devient une ville textile. Sur le site du Bouldou (“Bouldou” désigne l’eau tombant à gros bouillons) un moulin à foulon est construit, destiné à feutrer les draps de laine. 
  • XVIIIe : Le textile lodévois, en plein essor, se spécialise dans la fabrication de draps pour l’armée. Le Cardinal Fleury, enfant du pays et premier ministre de Louis XV, obtient le monopole de la fabrication des draps de troupe jusqu’en 1860. 
  • XIXe : la Révolution industrielle conduit à la mécanisation des ateliers. On passe de 121 fabriques à 6 à la fin du siècle. Le site est racheté en 1883 par l’entreprise Teisserenc-Visseq, à l’époque l’un des employeurs les plus importants de la ville avec environ 400 ouvriers.
  • XXe : Dans les années 70-80, Dim y implante son usine la plus performante d’Europe. Elle tourne avec 200 ouvriers, 24h sur 24, 7 jours sur 7 et produit 1,2 millions de collants par semaine. L’histoire industrielle du site prend fin au début des années 2000. 

Par Nadya Charvet

Femmes, je vous tue moins…

50% de “féminicides” en moins depuis le 1er janvier 2020…

Chut… Silence… ne pas le dire trop fort. Ne pas le dire surtout. L’an dernier, en vous levant le 23 février 2019, vous pouviez constater sur la page Facebook Féminicides par compagnons ou ex que 27 femmes (- 27 -) avaient été tuées depuis le 1er janvier 2019.

Toute une série de collectifs se mobilisaient en annonçant que nous étions passés de 1 femme tous les 3 jours à 1 femme tous les 2 jours, qu’il s’agissait d’une explosion. De nombreux médias enchaînaient en reprenant ces annonces et les autorités se retrouvaient sommées d’agir, de faire quelque chose. Car bien entendu personne ne faisait rien, l’indifférence régnait autour de ces affaires, sauf de la part des gentils collectifs bien entendu qui se battaient contre le silence valant complicité. 

Un simple examen des chiffres sur une période significative (plusieurs années) montrait non seulement que depuis des années, du travail était fait et que l’indifférence supposée était une vision tronquée de la réalité, mais aussi que des pics et des creux statistiques se produisaient et que ce n’est pas à partir de quelques mois que l’on peut tirer des conclusions sur une évolution quelle qu’elle soit. En clair, l’explosion des féminicides annoncée était loin d’être démontrée. Mais peu importe, un mouvement de fond montait, construit sur une énumération des femmes mortes tuées par un homme. Car les femmes tuées par des femmes (3 en 2018 par exemple, 1 début janvier 2020) n’intéressent pas même celles se prétendant #noustoutes (#nouspastoutes serait un nom plus exact).

De fait, fin 2019, la comptabilité militante aboutissait à un total de 149 féminicides sur l’année.

Un chiffre contestable puisque l’Agence France Presse, qui a fait un travail de recensement mais en intégrant une vérification de ce que donne l’enquête, aboutit à l’heure où j’écris cet article à un total de 126 cas confirmés de féminicides avec 10 autres cas en attente d’éléments pour déterminer s’ils relèvent de cette catégorie ou pas.

En clair, là où le décompte militant annonce 149 victimes, le décompte produit par l’investigation des journalistes de l’AFP arrivera au maximum à 136. Et possiblement moins. Une différence d’au moins 13 femmes, présentées comme victimes du patriarcat-machisme et qui ne semblent donc pas l’avoir été. L’explosion n’en était pas une. L’augmentation sur une année est réelle. Mais elle s’inscrit dans des variations que nous avons déjà connues par le passé. Et, surtout, elle ne suffit pas à remettre en cause le constat d’une tendance à la baisse du nombre des homicides conjugaux, dont ceux concernant les femmes tuées par un homme, qui est pourtant mesuré depuis 2006. Une évolution que de trop rares militantes féministes mentionnent.

En me levant ce 23 février 2020, je vais donc voir la page Féminicides par compagnons ou ex. Et je constate que nous sommes, selon leur décompte dont j’ai dit plus haut qu’il fallait le prendre avec précaution, – 13 – femmes sont mortes tuées par leur compagnon ou ex depuis le 1er janvier 2020 :

13… contre 27 l’an dernier. 

1 tous les 4 jours. Mais cela, qui le reprend et qui le dit ? Quels médias titreront sur la “chute” des féminicides comme ils l’ont fait sur l’explosion supposée, à partir de données aussi insignifiantes en 2019 que celles de 2020 ?

Une hypothèse rassurante pour expliquer ce silence serait : ils ont appris que l’on ne peut réagir à partir d’une série de données non-significatives, il faut ne pas se laisser emporter par l’émotion sur des sujets où elle est forcément fortement présente…

Une hypothèse alternative plus probable est hélas d’une autre nature : dire qu’une situation s’améliore ne confirme pas notre façon de voir le monde, notre combat, ce que pense notre lectorat, nos ventes…

Sur ce thème, une bonne part du journalisme est du militantisme. Et les réseaux militants ne donnent pas à voir le réel, mais ce qui confirme l’importance de leurs combats. Les deux peuvent coïncider parfois. Pas toujours.

Mais cette “chute” ponctuelle n’annonce rien de l’année qui vient. Elle pourrait être marquée par une augmentation comme une reprise de la baisse du nombre de victimes de mort violente au sein des couples. Ce sont toujours de trop nombreuses vies de femmes, d’hommes, d’enfants,  gâchées quel que soit la “quantité” affichée ou pas.

Par Laurent Puech