L’actuelle région Occitanie, pourtant vaste, est aux territoires de langues occitanes et apparentées (qui vont de Valence en Espagne à Turin en Italie, et montent jusqu’à Clermont-Ferrand), ce que la région espagnole d’Andalousie est aujourd’hui à l’immense territoire que fut « al-Andalus », entre 711 et 1492.
719 : une poignée de cavaliers abreuve ses montures dans les eaux claires de l’Hérault. Leurs tenues sont sensiblement différentes des livrées wisigothiques des troupes du seigneur local. C’est bien normal… ces terres viennent de tomber sous domination musulmane. Elles sont gouvernées désormais par Al-Samh ibn Malik al-Khawlani, représentant des Omeyyades de Damas de la péninsule Ibérique.
A Narbonne, capitale de ce territoire, la nouvelle culture d’al-Andalus s’installe. Évidemment le temps est à la prise en charge des richesses et aux exigences parfois brutales des nouveaux régents – tous les temps de conquêtes, quels que soient les envahisseurs, sont des périodes d’asservissement où le sang coule. Cependant, bien vite, le calme revient.
Les Narbonnais se soumettent car certains aspects de leur “esclavage” ne semblent pas tellement plus durs que lors de leurs conditions d’existence précédentes. Selon les méthodes de domination des émissaires du calife, on peut même continuer à pratiquer sa religion… dès lors que l’on paie ses impôts. Les populations connaissent des pillages, mais il en existait avant. Il s’agissait donc à ce moment sans doute, d’être enrôlé de force d’un côté ou de l’autre des belligérants… ou de ne pas tomber sur un maître d’esclaves trop cruel. On connaît des documents d’époque qui racontent des échanges entre marchands chrétiens, juifs et musulmans, des mariages entre familles de confessions différentes… à Nîmes, notamment.
Certains textes que je n’ai pas encore eus en mains (heureusement, d’ailleurs, car je ne suis pas vraiment capable de déchiffrer la langue d’un Franc du VIIIe siècle !), semblent dire que Pépin le Bref, libérant Narbonne en 759, se plaignit d’avoir dû lutter contre une cité totalement “arabisée” dans ses usages quotidiens (vêtements, alimentation, etc.).
De son côté, le géographe arabe Zuhrî, décrit Narbonne au XIIe siècle en ces termes : « Sur la côte, à l’est de Barshalûna (Barcelone), il y a la ville d’Arbûna (Narbonne). C’est le point extrême conquis par les Musulmans sur le pays des Francs. Cette ville est traversée en son milieu par un grand fleuve, c’est le plus grand fleuve du pays des Francs ; un grand pont l’enjambe. Sur le dos de l’arche, il y a des marchés et des maisons. Les gens l’utilisent pour aller d’une partie de la ville à l’autre. Entre la ville et la mer, la distance est de deux parasanges [environ 10 km]. Les navires venant de la mer remontent le fleuve jusqu’en aval de ce pont. Au centre de la ville, il y a des quais et des moulins construits par les anciens, personne ne pourrait plus en bâtir de semblables. »
Une drôle d’ « H »istoire …
“L’incursion” sarrasine sur notre sol dura quand même pendant une cinquantaine d’années. Et cinquante ans, ce n’est pas une “paille”, croyez-en l’expertise de votre narrateur… Il est curieux, d’ailleurs, de remarquer qu’on parle parfois de “l’épisode arabe” en Espagne, qui est étymologiquement censé être un événement secondaire. Jugez plutôt : cet “événement secondaire” a duré 781 ans ! Pour prendre un exemple, le droit de vote aux femmes en France a été accordé en avril 1944. Il est aujourd’hui bien installé, je crois… Je suppose que la population française estimera ce droit traditionnel, si on le remettait en cause 781 ans après, c’est-à-dire en 2725 ! Joli “épisode”, non ?
Parfois des petits mots changent considérablement le sens de l’Histoire avec un grand “H”. On les trouve pourtant dans la bouche de certains historiens, surtout lorsque leur environnement culturel et politique semble expliquer leurs choix lexicaux. Il faut aussi penser que nous travaillons avec des récits d’époques anciennes, qui proviennent de sources parfois opposées, par exemple des commentaires issus des lettrés des trois religions qui s’opposaient le plus souvent. Nous nous appuyons même parfois sur des textes ultérieurs, qui citent des événements et des détails dont on peut douter de la véracité dès lors qu’on a du mal à en trouver la source.
De la même façon, l’histoire des prédécesseurs des Sarrasins, les Wisigoths, n’a jamais beaucoup été abordée dans les programmes scolaires français non plus. L’histoire se réécrit progressivement. D’une part, parce que c’est une discipline scientifique qui nécessite de la rigueur et qui oblige constamment à intégrer des corrections au fur et à mesure des nouvelles découvertes. D’autre part, parce que certains la considèrent comme un outil politique perdant nettement en objectivité.
En 732, Abd el-Rahman est le nouveau gouverneur d’Espagne. Il envahit le pays basque et fait une incursion jusqu’en Aquitaine, qui se solde par un repli au final – une certaine bataille aurait été décisive à Poitiers, fait bien connue des écoliers français de ma génération par contre… mais qui est relativisé par la plupart des historiens aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, à partir de 734, c’est Yusuf al Fihrî, qui dirige Narbonne et étend son pouvoir jusqu’à Arles. Mais entre 752 et 759, des conflits entre Francs, Sarrasins et Wisigoths se durcissent. En parallèle, les Omeyyades ont des soucis sur la péninsule ibérique, et Pépin le Bref finit par s’emparer de Narbonne en 759, obligeant les musulmans de Narbonne à se replier en Espagne et au Portugal.
Tout ceci est très intéressant me direz-vous, mais quel rapport avec la passion que je nourris pour l’histoire des sciences ? Eh bien, des juifs arabophones originaires d’Andalousie, chassés au XIIe siècle par la dynastie almohade, transmettent les savoirs du monde musulman vers l’Occitanie puis l’Europe. Aussi au XIIe siècle dans les Pyrénées, des moines chrétiens copiaient à l’instar des traducteurs juifs de Lunel, les commentaires d’Aristote, Avicenne et Averroès.
Les savoirs grecs avaient été revisités par des générations de sommités scientifiques musulmanes, épanouies en al-Andalus, qui en gardaient les principes leur paraissant utilisables mais n’hésitaient pas à revoir ceux qui leur semblaient inadaptés. Astronomie, mathématiques, botanique, médecine, agronomie… tout est passé en revue. Pendant certaines périodes d’al-Andalus, des savants musulmans, chrétiens et juifs ont réussi à travailler fréquemment de concert.
L’université de Montpellier, née en 1289, se fait l’écho tout particulièrement de ces formidables échanges de connaissances et participe ainsi à l’essor scientifique européen, puis mondial.
Capitale, comme information, non ? Pour en savoir plus, le Centre de l’Imaginaire Scientifique et Technique entame la diffusion d’une série d’animations-expositions sur ce sujet dans plusieurs villes d’Occitanie à partir de décembre 2018, pour les scolaires et le grand public. Nous avons remarqué que les principaux sujets scientifiques traités pendant la période d’al-Andalus rejoignent ceux qui constituent les principales préoccupations de notre région d’aujourd’hui et de demain : étonnant, non ?
Par Frédéric Feu