Le Monde existe-t-il réellement ?

Septembre est souvent le symbole du retour vers la dure réalité, après des vacances qui nous ont permis de nous échapper. Quel rude coup au moral ! Mais si cette réalité n’existait pas ? Est-ce que cette surprenante – et pourtant très sérieuse – proposition philosophique ne nous permettrait pas d’aborder cette rentrée sous un angle plus doux ?

Ah ! Le bonheur de septembre ! Fini le farniente, le hamac et le petit rosé. A la place, liste des fournitures scolaires, inscriptions administratives kafkaïennes, impôts récurrents et leurs augmentations, courses pour choisir les activités sportives – est-ce que tout cela est bien réel ? N’est-ce pas qu’un mauvais rêve (reliquat d’Inception) ou une manipulation produite par un metteur en scène de Reality-show télévisuel, faisant de vous la victime de ses caprices et des excès du public (tel le personnage de Truman Show) voulant vous voir suer face aux choix cornéliens qu’impose le mois de septembre ? Toutes ces agitations sont si absurdes qu’elles semblent irréelles, sorties tout droit d’un cauchemar. N’avez-vous jamais eu ce doute ? Ne vous êtes-vous jamais demandé si le monde dans lequel nous vivons existe vraiment ? Après tout quel est le sens de tout cela ? Ne peut-on pas supposer que c’est si absurde que cela est peut-être que le fruit d’un délire de notre esprit ? Nous voilà au cœur de ce qu’on appelle en philosophie La Métaphysique, c’est-à-dire tout ce qui se rattache à la question du sens de l’existence et de l’Être. La métaphysique se ramène à deux questions : « Pourquoi y a-t-il un monde plutôt que rien ? » et « Pourquoi y a-t-il ce monde plutôt que rien ? ». En effet, pourquoi un monde où les ennuis s’accumulent sans arrêt ? Pourquoi ne vivons-nous pas plutôt dans un monde calme où le bonheur serait la règle et où l’épanouissement personnel en serait le réel moteur ? Au 18e siècle un philosophe évêque irlandais nommé Berkeley (1685 – 1753) proposa une réponse radicale à cette angoisse : ce monde tel qu’il nous apparaît n’existe pas. Du moins pas en dehors de notre esprit ; il n’est que ce qu’on perçoit et disparaît lorsque aucune intelligence ne le saisit. Il n’y a donc rien de matériel dans le réel. Tout est immatériel. Rien n’existe car le monde n’est que dans mon esprit.
Vous trouvez ça bizarre ? C’est signe de bonne santé car effectivement vouloir démontrer que quelque chose n’existe pas est à la fois absurde et très difficile. Absurde car force est de constater que le monde est bel et bien réel. Il suffit d’un test tout simple (ne pas payer mes impôts, insulter le gendarme qui contrôle les papiers de mon véhicule) pour immédiatement percevoir l’impact du monde sur moi… C’est aussi d’un point de vue de la technique rhétorique assez difficile, car si réellement le monde n’existait pas, nous ne pourrions rien en dire ; le fait de poser ne serait-ce que l’hypothèse, cela démontre que le monde existe réellement. CQFD. Pour autant, amusons-nous et suivons les hypothèses de Berkeley. Sa thèse est simple : le monde n’existe que dans les esprits. Il n’est produit que par mon esprit – et celui des autres. Dès que personne ne perçoit plus quelque chose ou quelqu’un – par exemple François Bayrou – cet être disparaît. « Être, c’est être perçu » annonce le philosophe irlandais ! Premier argument de Berkeley : le monde existe-t-il hors de votre esprit ? Non. Je prends un simple exemple pour vous faire comprendre ce que j’avance : le magazine C le Mag que vous avez devant vous, vous savez qu’il existe par quel intermédiaire ? Celui de vos sens – vous le voyez et vous le touchez. Mais que provoquent ces sensations ? Une image dans votre cerveau. Votre connaissance du livre est-elle autre chose que cette image ? Non. Ce qui veut dire que vous ne pouvez pas sortir de votre esprit et que votre seule relation au monde ce sont les images que vous avez en tête. Qu’est-ce qui vous assure que cela correspond à quelque chose de réel et de définitif ? Est-ce que ce magazine continue d’exister une fois que vous ne le touchez plus et que vous ne le voyez plus ? Certes le bon sens vous dit oui. Mais ce bon sens n’est-il rien d’autre qu’une habitude et une forme de paresse philosophique, car lorsqu’on y prête attention, on s’aperçoit que le monde réel n’a pas besoin d’exister pour que je puisse le penser. En effet les idées peuvent naître toutes seules, sans avoir besoin du secours du moindre stimulus réel : ce que nous croyons exister n’est peut-être que le fruit de notre imagination. Certes il serait formidable de croire que nous imaginons tous, en même temps, le même monde. Ceux qui défendent l’idée d’un monde réel trouvent là leur principal axe d’attaque. C’est vrai que pour tous, la rentrée de septembre est le signal de la fin des vacances… quoique. Ce point est justement contestable, car chacun a sa propre perception de ce monde, vivant des réalités différentes. Le relativisme nous oblige à admettre que chacun peut avoir une interprétation totalement différente de ce dernier mois de l’été. Qui a raison ? Personne. Car septembre n’existe pas ailleurs que dans notre esprit.
Êtes-vous convaincu ? Je ne le crois pas, à deviner les yeux plissés et le visage sceptique, la manière dont vous vous grattez l’oreille et le bâillement que vous peinez à retenir. Je crois que l’affaire est close : pour vous ces philosophes écrivent vraiment n’importe quoi ! Et je dois vous avouer que vous n’êtes pas le premier : de nombreux penseurs jetèrent les livres de Berkeley aux orties, argumentant que si on supposait que le monde n’existe que dans les esprits, il serait alors très difficile d’expliquer d’une part l’étrange harmonie entre tous les esprits et d’autre part pourquoi ce monde conçu n’obéit pas à nos caprices. Ce mois de septembre serait bien plus doux s’il était le fruit de notre imagination. Hélas, ce n’est pas parce que je rêve de partir dans des îles paradisiaques que cela se réalise….
Je me range derrière ces contre-arguments mais je ne veux pas abandonner pour autant tout de suite l’immatérialisme de Berkeley. Je ne serai pas seul, dans cette joute philosophique désespérée : un jeune philosophe allemand (né en 1980) dénommé Markus Gabriel a publié en 2013 un livre dont le titre reprend cette question : Pourquoi le monde n’existe pas. (Editions JC Lattès). Il y explique que ce qu’on appelle le monde se rapporte à tout ce qui nous arrive, mais que c’est une catégorie de pensée plus encombrante que véritablement nécessaire. On peut très bien supposer que le monde n’existe pas et c’est même plutôt réconfortant. Argument : depuis longtemps (depuis Saint Thomas d’Aquin exactement) la philosophie nous a convaincu qu’il y avait deux dimensions dans la réalité : le monde extérieur qui n’est ni vrai ni faux et notre représentation de ce monde, qui serait, elle, vraie ou fausse. Cela nous a poussé à trouver le sens de notre propre existence dans le monde par rapport à ce monde et parfois croire que notre place dans ce monde est peut-être absurde. Par exemple contempler l’infini sidéral et en déduire la fragilité de notre terre peut nous donner des bouffées d’angoisse. Markus Gabriel défend dans son livre l’idée que seules nos représentations du monde existent. Le monde extérieur n’existe pas. Pour démontrer cela il avance deux distinctions qui lui semblent fondamentales : tout d’abord le monde est constitué non pas uniquement de choses mais aussi de faits. Tous les faits n’ont pas la même valeur, notamment pour nous et c’est la raison pour laquelle – c’est son deuxième argument – il faut distinguer des domaines d’objets qui nous touchent plus ou moins. Pour expliquer cela il prend dans son livre toute une série d’exemples : il y a des faits réels mais qui ne nous touchent pas directement. Par exemple les variations de gravité entre les planètes dans l’univers sont réelles mais ne nous touchent pas. Nous n’en parlons même pas entre nous. Et pourtant cela existe. A côté de cela il y a des réalités qui ne sont pas matérielles : la démocratie et l’état d’urgence sont des structures politiques qui sont réelles sans être matérielles : je ne peux pas les toucher, à peine les voir. Il y a aussi mes idées, même les plus folles, qui existent, mais pas dans le monde, juste dans mon esprit : rester en vacances perpétuellement est une idée qui a une réalité dans mon esprit, nulle part ailleurs. L’erreur la plus fondamentale que nous faisons donc lorsque nous sommes face au mois de septembre est de tout regrouper autour du concept totalisant le monde. Si vous ne faites pas cela, vous vous apercevrez que non, le monde n’est pas absurde. Car le monde n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des faits, des idées, des univers qui connaissent leur propre logique de développement, indépendants les uns des autres. Faire un lien entre tout cela est ce qui est absurde. Dire que le monde n’existe pas veut en réalité souligner que tout n’est pas lié. Ce qui permet de comprendre à la fois qu’une réalité n’est jamais simple, avec un sens unilatéral – car chacun pense cette réalité sous des angles différents ; mais aussi que tout n’est pas uniquement affaire d’interprétation subjective. Septembre est une réalité riche et objective, remplie de faits contraignants et/ou encourageants. Ce n’est pas uniquement une question de point de vue. C’est une question de classement en domaines de faits. Soutenir que le monde n’existe pas entraîne l’idée qu’il n’y a pas un seul monde auquel il faudrait – désespérément – donner du sens ; mais une multitude de domaines qui parfois interagissent entre eux et parfois pas.
Résumons : en cette rentrée 2017 chacun navigue avec ses souvenirs de vacances, ses soucis de rentrée et ses perspectives. La réalité nous fait face et nous ne pouvons pas toujours la contrôler, la faire disparaître. Nous devons nous y faire. Mais deux philosophes, Berkeley et Gabriel, nous permettent de ne pas oublier deux points fondamentaux : le monde est avant tout dans notre esprit et nos idées n’ont pas besoin de stimulations extérieures pour se nourrir (ce qui voudrait dire que l’hypothèse que nous vivons dans l’illusion n’est pas totalement à exclure) ; puis d’autre part le monde n’est pas une catégorie qui englobe tout ce qui existe, loin de là. Tout existe – des idées, des guerres, des choix politiques, des objets, des enchaînements de faits, absolument tout ! sauf le monde qui est une réalité fantôme. Reste à savoir si en être conscient peut vous permettre de mieux supporter ce maudit réveil qui sonnera de manière obstinée demain matin…
Par Christophe Gallique

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