Dossier : Les inégalités sont-elles justes ?

Les écoles primaires de Lodève ont entamé ce mois de février un mouvement de résistance pour garder leurs moyens spécifiques. Dans cet article nous allons voir pourquoi c’est justifié.

John Rawls, né en 1921 et mort en 2002, est sans aucun doute le philosophe américain dont l’œuvre fut la plus discutée au cours du XXe siècle : en effet en 1971 il publia Theory of Justice (il a fallu attendre 1987 pour que ce soit traduit en français !) où il abordait une question fondamentale, qu’est-ce que la justice et est-ce qu’une société qui a pour idéal la justice peut supporter les inégalités entre des citoyens ayant les mêmes droits ?
La question est vieille de plusieurs siècles, plus précisément depuis 1755 lorsque Jean-Jacques Rousseau publia son célèbre Discours sur l’origine et les fondements des inégalités entre les hommes. Il y expliquait qu’il y avait deux types d’inégalités : les inégalités naturelles (l’un est né fort, l’autre chétif, etc.) et les inégalités sociales (l’une est riche, l’autre pauvre). La question de savoir comment apparurent ces inégalités est une question presque insoluble ; il faudrait pour cela remonter aux premiers temps de l’humanité. Rousseau développe toute la première partie de son discours pour comprendre comment cela fut possible, introduisant par là même la notion d’histoire dans la philosophie, mais ce ne sont que des spéculations. Mais plus intéressante est de se demander pourquoi ces inégalités sont acceptées par tous, qu’est-ce qui a pu transformer ce qui est illégitime en droit acceptable ? Rousseau vivait à une époque (celle de la Monarchie Absolue française) où les privilèges étaient inscrits dans la loi. La Révolution Française et l’abolition desdits privilèges en août 1789 sont passés par là. La France depuis lors a l’idéal de l’égalité des citoyens – au moins en droit. Et cet idéal est mis à mal par la réalité de plus en plus flagrante des inégalités sociales qui ont cours en France. Par exemple tous les rapports sur l’Education Nationale montrent que le parcours des élèves et leur niveau scolaire dépendent de plus en plus de leurs origines sociales. Ainsi le classement PISA en 2016 montra non seulement que la France avait un niveau médiocre parmi les pays de l’OCDE (26e position) mais que de plus l’écart entre nos meilleurs élèves (qui fréquentent les lycées bourgeois de centre-ville) et les moins bons ressemblait de plus en plus à un gouffre.
Est-ce que cela est juste ? Bien-sûr que non. La question n’est que rhétorique. Personne ne peut soutenir que les inégalités sociales sont justes. Et pourtant c’est la tendance naturelle de toute société, les inégalités se creusent et nous sommes révoltés par ces injustices essentiellement si nous en sommes victimes. Pas si nous en profitons. Bien pire, si la réduction des inégalités passe par une forme de sacrifice de notre confort de vie, à la question “est-ce juste ?” il n’est pas certain que tout le monde soit cette fois en accord. Il suffit d’aborder la question de l’impôt pour très vite s’apercevoir que tout citoyen rationnel fait tout pour ne pas en payer, tout en appréciant les retombées de la redistribution étatique.
John Rawls, dans son livre en 1971, est parti de ce paradoxe. Et il y apporta une solution très intéressante. Mais avant de l’examiner il faut se souvenir qu’à cette époque les USA représentaient un modèle de société en opposition à l’URSS, l’un prônait la liberté individuelle et l’autre l’égalité des citoyens. Cette ligne de partage structurait les débats autour de la question de la justice : est-ce à l’individu de défendre ses droits ou est-ce à l’Etat de le faire ? Faut-il laisser ainsi les citoyens libres de s’enrichir ou fallait-il réguler les inégalités ? John Rawls était parfaitement conscient que cette question ne pouvait pas être examinée en toute neutralité ; l’impartialité est impossible, que vous soyez favorisés par le système des inégalités ou non. Il proposa donc une expérience de pensée, le voile d’ignorance : si une personne pouvait oublier l’espace de quelques minutes ses origines sociales afin que « personne ne connaisse sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social, pas plus [qu’il ne connaisse] le sort qu’il lui est réservé dans la répartition des capacités et des dons naturels, par exemple, l’intelligence, la force, etc. », si à cette personne on demandait “qu’est-ce qu’une société juste ?”, selon Rawls elle répondrait en deux temps : « Premier principe : chaque personne doit avoir un droit égal aux […] libertés de base […]. Second principe : les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient (a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés et (b) attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances. » Autrement dit, les inégalités sociales et économiques sont justes si elles profitent au plus grand nombre. Comment est-ce possible ? Il faut suivre à la lettre les trois propositions de John Rawls et en garder la logique chronologique : il y a tout d’abord la liberté. Seule une société où les individus sont libres de choisir leur destin est une société juste. Ensuite il y a la reconnaissance d’un fait où les inégalités existent. Mais – et c’est là le nœud le plus difficile à comprendre – elles doivent ne pas être au désavantage des plus défavorisés, c’est-à-dire que ces derniers doivent avoir “choisi” leur position sociale, préférer une forme de qualité de vie plutôt qu’une réussite sociale basée sur l’argent. Il ne faut pas qu’il y ait d’ambiguïté, John Rawls ne veut pas dire que certains aimeraient être pauvres ! Non ! Mais qu’imaginer une société où la course à l’enrichissement financier individuel soit la norme n’est pas l’unique modèle disponible est plutôt réconfortant. On peut désirer avoir une vie juste “heureuse”, sans nécessairement être toujours plus riche. D’où la troisième proposition : il faut que la société prenne des dispositions de façon à être ouverte et non fermée, qu’elle permette à tout un chacun de choisir son destin au cœur de la société et ce malgré nos origines sociales.
Toute société a tendance naturellement à se fermer en favorisant la reproduction sociale, ce qui permet aux riches d’offrir à leurs enfants les meilleures places de la société. Face à cela l’Etat doit prendre des décisions pour rééquilibrer le déficit de chance des plus défavorisés. Défavorisés financièrement ou victimes de discriminations sociales liées à la couleur de leur peau, à leur sexe et/ou à leur religion. John Rawls appela cela Affirmative Actions, qu’en français nous pouvons traduire par discrimination positive. Selon le philosophe américain il ne faut pas hésiter à favoriser certaines parties de la population, soit en instaurant un système de quota, soit en finançant beaucoup plus que pour les autres leur éducation, car ces groupes sociaux partent avec un handicap social plus important. En clair (et en simplifiant !) il faut aider davantage les pauvres que les riches.
Mais cette position pose deux problèmes : d’une part comment identifier ces groupes sociaux et leurs besoins, sans les stigmatiser dans leur “handicaps sociaux” ? D’autre part est-ce que cela ne remet pas en cause le principe d’égalité lui-même et le principe d’égalité devant la loi en particulier ? Pourquoi, au nom de la justice, faudrait-il favoriser certains individus plutôt que d’autres ? Sur quels critères ? Car si on veut sortir de la catégorie très générale de l’opposition “riche/pauvre” on bute très rapidement sur la question des seuils : à partir de quel niveau est-on si pauvre qu’on ne peut pas assurer seul l’éducation et l’avenir de ses enfants ? A contrario, quand sommes-nous assez favorisés pour que nos enfants ne bénéficient pas de ces aides et se voient ainsi défavorisés face à des plus pauvres qu’eux ? (On arrive à des formulations pour le moins paradoxales : un enfant pauvre plus favorisé ? N’est-ce pas absurde d’écrire cela ? N’est-ce pas un sentiment déplacé ? Je vous propose néanmoins de garder la formulation pour respecter la logique démonstrative de John Rawls). La discrimination positive ne cherchant pas à ce que tous soient égaux mais à ce que chacun puisse choisir librement sa place dans la société, la question devient très vite épineuse.
Tout ceci ne reste que théorie et spéculation si nous ne l’appliquons pas au réel. La philosophie ne doit pas être qu’un discours. Il faut qu’elle puisse nous permettre de comprendre notre réalité. Nous voyons ainsi la concrétisation de ce problème directement à Lodève, avec la question des écoles primaires qui ont plus besoin de moyens que d’autres : le 8 février dernier, des parents ont occupé leur école pour réclamer le maintien du dispositif plus de maîtres que d’élèves en CP et CE1, pour cette école classée en quartier prioritaire*. Ils s’estiment dans leur bon droit car ce dispositif permettait à des élèves défavorisés d’acquérir les bases de l’enseignement. Lorsqu’on sait que les deux premières années de primaires sont fondamentales pour l’avenir des enfants, de tels dispositifs semblent fondamentaux pour réduire les inégalités des chances. Ils dénoncent également la gestion purement administrative et financière de ce qui doit être de l’ordre de l’humain. Comment peut-on à la fois entendre les discours du ministre de l’éducation nationale sur l’extrême importance des premières années scolaires pour la formation des élèves et vouloir ainsi “rationaliser” des coûts, comme si les enfants n’étaient que des marchandises dont on traiterait le flux ? Abraham Lincoln écrivait déjà au XIXe siècle : « Si vous trouvez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance ». Cette célèbre citation qu’il est toujours bon de garder en tête montre bien, couplée avec l’analyse de John Rawls, que la question n’est pas l’égalité et le coût des moyens consacrés à une école plutôt qu’une autre, mais les besoins qu’ont des enfants dont l’origine sociale est défavorisée pour choisir leur avenir ; il faut plus de professeurs d’école pour eux car autrement c’est la reproduction sociale qui va se réaliser et qui va rendre encore un peu plus hétérogène notre société qui manque déjà tant de cohésion. L’idéal républicain se joue là. Pas uniquement là. Mais sans aucun doute là.
Par Christophe Gallique

*www.midilibre.fr/2018/02/08/lodeve-des-parents-proteste-contre-la-suppression-d-un-poste-d-enseignant-dans-deux-ecoles,1625669.php).

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