Dernière minute : Kant se prononce contre le Brexit ! Theresa May répond : Brexit was a joke actually 

Le Royaume-Uni a engagé le Brexit et tel un jeu de dominos cela peut être un changement pour toute l’Europe. Mais n’oublions pas ce qui était une évidence pour les philosophes : les peuples unis ne se font pas la guerre.

Qu’est-ce qui a pu rendre Kant si heureux ? Qu’est-ce qui l’a poussé sur son lit de mort ce 12 février 1804 à prononcer cette fameuse et mystérieuse phrase « Es ist Gut » (« Tout va pour le mieux » en allemand) ? Mystère.
Etait-ce parce qu’il était devenu vingt ans auparavant la référence incontournable de la philosophie mondiale ? Peut-être… mais il n’était lu qu’en allemand (la première édition de la Critique de la Raison Pure en français date de 1835). Etait-ce d’avoir intellectuellement participé au Siècle des Lumières et connu la Révolution Française, pour lui l’événement majeur de l’époque moderne ? Dans ce cas il eut bon goût de mourir l’année du Sacre de Napoléon, fossoyeur de ladite révolution. Pourquoi donc être heureux ? Réponse : son opuscule (petit essai philosophique publié dans les journaux de l’époque appelés Gazettes) portant sur le Projet de Paix Perpétuelle (1785) avait eu un franc succès de librairie (1500 exemplaires épuisés en quelques semaines, premier de ses livres traduits dans toute l’Europe !). Pourtant ce n’était pas le plus mince des défis : autant il est facile de garder son prestige lorsque vos admirateurs ne comprennent pas ce que vous écrivez (et de temps à autre ce fut le cas. Par exemple seul un homme, Fichte, comprit sa Critique de la Raison Pure dès la première nuit de lecture, ce qui ne fait pas beaucoup, avouez-le), autant on peut se moquer de vous, vous réduire à être un doux rêveur dès que vous abordez des questions aussi claires que la paix dans le monde. Kant utopiste « Peace and Love ». 280 ans avant John Lennon il voulut donner à la paix sa chance. Pour un peu il mériterait sa statue sur le Larzac.
Pourtant philosophe prussien, autoritaire et austère, Kant écrivit un traité de droit très sérieux et très cohérent sur la possibilité juridique d’établir la paix dans le monde. Il ne fut certes pas le premier à le faire. Dès 1712, l’abbé de Saint Pierre, négociateur de la paix d’Utrecht sous l’autorité du Cardinal Fleury, permit de sortir d’une guerre longue de 30 ans entre les nations européennes et écrivit pour l’occasion un traité sur la paix perpétuelle. On se moqua de lui partout en Europe tant cela semblait irréaliste. Notamment l’Allemand Gottfried Leibnitz (par ailleurs grand philosophe qui travaillait pour établir la paix entre les protestants et les catholiques) écrivit : « Je me souviens de la devise d’un cimetière avec ce mot, pax perpetua ; car les morts ne se battent point, mais les vivants sont d’une autre humeur et les plus puissants ne respectent guère les tribunaux ». En ce mois d’avril 2017, à l’heure où Donald Trump envoie des bombes de 10 000 tonnes pour tuer 36 hommes, nous ne pouvons qu’acquiescer l’ironie de Leibnitz.
Pourquoi 70 ans après Kant fut-il pris au sérieux ? Peut-être parce qu’il a rajouté une idée de génie : pour qu’il y ait une paix durable entre les hommes, il faut une fédération d’Etats libres. Cette idée fait de Kant le précurseur d’une Europe unie. Après lui, il y eut bien entendu en 1849 le célèbre discours de Victor Hugo à l’Assemblée Nationale au cours duquel il fit l’éloge de l’union des Etats Unis d’Europe pour la paix. Certes ce fut une réalité après la Seconde Guerre mondiale. Mais Kant fut le premier à coucher cette idée sur le papier. Utopie dépassée semble-t-il. Aujourd’hui Theresa May est devenue Premier Ministre du Royaume Uni pour organiser le Brexit d’ici à 2019. La messe est dite. Le peuple britannique a choisi. C’est peut-être la mort de cet extraordinaire espoir qu’est l’Union Européenne.
En France ils furent quatre ! Quatre à l’élection présidentielle française ! Quatre à vouloir quitter l’Union Européenne pour retrouver ce qu’ils appellent la souveraineté de la France. Le contrôle des frontières, une monnaie nationale dont la valeur fluctue en fonction de la réussite de notre économie. Pour ma génération qui a vécu la construction de l’Europe moderne avec espoir et joie, le coup est rude. Kant et Victor Hugo, le prussien et le parisien vont se retourner dans leur tombe car leur héritage part aux oubliettes. A l’heure où vous lirez ces lignes, nous connaîtrons le nom du nouveau Président de la République, et il se peut qu’il fasse partie de ceux qui veulent le Frexit. Contre eux, et dans l’espoir que même les Britanniques reviennent sur leur auto-exclusion, je vous propose d’étudier l’argumentaire de Kant :
Loin d’être naïf, le philosophe allemand sait que l’homme est méchant, cruel envers son prochain et que le mal est même une forme de banalité entre les différents peuples : homo homini lupus est écrivait Plaute – « L’homme est un loup pour l’homme », ce qui ne veut pas nécessairement dire que l’homme est le pire ennemi de l’homme mais plutôt que l’homme a peur de son semblable car les sources de terreur sont multiples ! Kant est parfaitement conscient de cet état de fait. La guerre entre les peuples est une situation plus commune et plus naturelle que la paix. Les hommes sont des animaux guerriers. Mais il veut pourtant souligner deux points qui donnent de l’espoir : d’une part ce sont les dirigeants et non les peuples qui, le plus souvent, veulent la guerre. Cela ne les dérange pas car ils ne risquent ni leur vie ni leur fortune en étant belliciste, bien au contraire. Kant explique cette anecdote : un prince bulgare refusa l’offre d’un empereur romain (sans doute Marc-Aurèle) de régler la guerre entre eux par un combat singulier. Il dit pour justifier son refus : « Un forgeron qui a des tenailles ne retire pas avec ses mains le fer chaud du brasier ». C’est dit. L’argument de Kant est clair : si vous laissez aux peuples le droit de choisir, ils préfèreront toujours la paix à la guerre.
Le deuxième point qui permet à Kant de garder l’espoir est que le mot droit n’a jamais été banni des esprits, malgré des siècles de guerre et de barbarie : cela prouve que dans l’esprit humain réside une disposition morale plus forte que la bête agressivité, même si cette disposition morale n’est pas toujours en éveil. Les hommes ont donc des droits. Les Etats aussi. Mais comment réguler les relations entre les hommes et les Etats pour mettre fin à l’état de guerre ? Il y a deux solutions : soit une nation décide d’envahir toutes les autres pour les mettre sous tutelle et récréer une Pax Romana, mais ce que Rome a pu établir n’est plus possible de nos jours. D’autant plus que cela justifierait ce qui est contraire au droit, c’est-à-dire que « la nature a donné au plus fort l’avantage de se faire obéir par le plus faible ». Qui est le plus fort ? celui qui domine dans la guerre. C’est l’exact opposé de la paix.
L’autre solution, la seule logique et pérenne, est la fédération d’Etats libres. Kant écrit : « La possibilité de réaliser cette idée d’une fédération, qui doit s’étendre insensiblement à tous les Etats et les conduire ainsi à une paix perpétuelle peut être démontrée : car […] si un peuple puissant et éclairé se constituait en république, il y aurait dès lors un centre pour cette alliance fédérative. » En quoi cette phrase contient une logique démonstrative ? C’est à la fois ambitieux et simple : pour qu’il y ait la paix, il faut que tous les Etats soient unis. Pour qu’ils soient unis et attachés à la paix, il faut qu’ils soient des Républiques (car dans une république, le peuple peut participer aux grandes décisions de la nation et ainsi refuser la guerre pour des raisons politiques). Si un peuple donne l’exemple, cela peut permettre aux autres peuples de croire que c’est possible et les pousser à désirer la paix. Kant fonde là le rôle de la fédération d’Etats libres comme une conséquence de l’établissement des républiques dans le monde. Non pas parce que les peuples veulent nécessairement être unis et voir disparaître leur identité nationale, mais parce que cette fédération va permettre la création d’un pouvoir législatif suprême qui pourra régler leurs différends sans avoir recours à la guerre. L’argument est un peu subtil et mérite que nous le détaillons : à l’heure actuelle, ce qui permet d’éviter une guerre larvée entre les individus d’une même nation est l’établissement d’une Justice forte : lorsque vous avez un différend avec votre voisin, vous allez au tribunal au lieu de vous battre ou/et de vous venger. Le rôle des procès est de permettre la paix sociale. Entre les peuples ce n’est pas possible, sauf s’il y a un tribunal au-dessus des nations (tel par exemple le tribunal de La Haye aujourd’hui qui juge sous l’autorité des Nations Unies les grands criminels de guerre). Ce tribunal n’est, bien entendu possible, que s’il y a un fédéralisme auquel les peuples adhèrent. CQFD
Nous pouvons donc conclure que l’Union Européenne est nécessaire à la paix en Europe. Sans elle, les nations reviendraient à l’utilisation de la guerre comme le prolongement de la politique par d’autres moyens (c’est la définition des conflits que donnait Clausewitz, célèbre théoricien militaire du 19e siècle), ce qui encore une fois ne dérangerait pas les dirigeants puisque ce ne sont jamais eux qui vont sur les champs de bataille. L’Union Européenne a certes de nombreux défauts et des orientations économiques qui peuvent faire l’objet d’un débat. Mais elle est une construction qui fait que depuis 72 ans le sang n’a plus coulé dans nos sillons de terre. C’est un fait historique indéniable. Hélas, et Kant lui-même en avait eu l’intuition, ce qui fut un véritable progrès peut s’interrompre à tout moment. Il peut y avoir un retour en arrière brutal et rapide. Il précise à la fin de son article : « A défaut de l’idée positive d’une république universelle, il n’y a (si l’on ne veut pas tout perdre) que le supplément négatif d’une alliance permanente et toujours plus étendue qui puisse détourner la guerre ; […] mais on sera toujours condamné à en craindre la rupture ». Espérons que le peuple français ne fasse pas ce choix à l’issue des élections, pour rester encore longtemps ce peuple « puissant et éclairé » qui, avec l’Allemagne, nous protègera de cette passion pour la violence et la destruction. Madame Theresa May, ne dites plus « Brexit is Brexit » mais plutôt « Brexit is crap ».
Par Christophe Gallique

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