huppé

Le sarcophage de Joncels

Passant, si un jour tes pas te guident jusqu’au beau village de Joncels, n’oublie pas de te recueillir quelques instants sur le sarcophage enserré dans un pilier des anciens remparts qui ceinturent l’église.

Il y a très longtemps, quand les rois wisigoths régnaient sur cette terre qui s’appelait encore la Septimanie, les bois de l’Escandorgue s’étalaient sur une très vaste étendue. Royaume des grands animaux, ces forêts pouvaient se montrer meurtrières pour les chasseurs les plus aguerris.

Un jour de ces temps anciens, alors que l’aube pointe, un impitoyable chasseur à la barbe hirsute, lance à la main, pourchasse sans répit un sanglier aux défenses aiguisées. En milieu de matinée, sur son cheval blanc d’écume, il débouche sur le plateau de Capimont. Egaré et rageur d’avoir perdu sa proie, il hèle d’une voix tonitruante une belle jeune bergère.

– Par saint Cocufat ! Dis-moi, la donzelle, qui es-tu et que fais-tu là avec tes moutons ? Ne sais-tu pas que ces terres sont miennes ? 

A ce moment, l’agréable bergère se retourne et tout apeurée, lâche sa quenouille dont le fil se dénoue.

– Je m’appelle Anne, messire, dit-elle d’une voix fluette, et je garde les moutons de mon maître le seigneur de Poujol.

Etonné par une telle beauté, le chasseur prend un peu de temps pour la dévorer du regard et tout en s’approchant, il lisse sa barbe noire comme la nuit.

– Tu me parais bien jeune et jolie pour une telle besogne. Suis-moi en mon castel, qui se trouve au-dessus des nuages, et je te promets que tu n’auras plus jamais de corne aux mains ! dit-il d’une voix suave et un sourire en coin.

La jeune femme éclate alors de rire et répond d’un ton malicieux : – Messire ! Que de bonnes et belles paroles ! Votre voix mielleuse et vos promesses de volupté éternelle pourraient tenter une jeune âme en peine autre que la mienne. Mais, nous connaissons tous les deux votre nature profonde ; vous êtes un chasseur et seule la traque vous allèche. Et puis, vous savez messire, il me semble qu’ici-bas ou là-haut dans les nuages, une pastourelle reste pastourelle… Puis d’une voix sèche, elle lance au visage renfrogné du séducteur – Vous êtes, tel Simon le Magicien, tentateur et corrupteur.

Le chasseur, vexé d’avoir été démasqué par une simple bergère, s’avance d’un pas ferme et agrippe son poignet violemment.

– A partir de cet instant, je te prends à mon service et dès demain tu te présenteras en mon château que tu vois là-bas, au sommet de la montagne. Si tu n’y viens pas, je te retrouverai et te ferai subir mille morts ! menace-t-il d’un ton caverneux.

– Mais c’est la demeure du cruel châtelain de Mourcairol ! Il paraît qu’il n’hésite pas à éventrer et à empaler ses serfs s’ils ne s’agenouillent pas sur son passage ! réplique Anne tremblante.

– Tu dis bien, je suis Isiates de Mourcairol, seigneur de cette contrée. Du plus profond de ma mémoire, mon lignage a toujours détenu ces terres. Le premier de ma race se dénommait Isios et accompagna César dans sa lutte contre les hommes de la Gaule chevelue. En remerciement, il reçut toutes les terres qui nous entourent. Tu comprends maintenant que ton destin est scellé et que toute résistance est vaine, s’exclame Isiates d’une voix satisfaite. Allez, cela suffit ! Viens avec moi et laisse tes moutons dans ces pâtures. 

Et d’un coup sec, il tire Anne vers lui. Tout en résistant à sa traction, la jeune bergère de Capimont parvient à tourner son poignet et à échapper à l’emprise d’Isiates.

– Non, mauvais baron, je ne vous suivrai pas dans votre repaire de brigands ! Laissez-moi ! Plutôt mourir que de vous accompagner ! Si vous faites un pas de plus, je me jette au bas de cette falaise, lance-t-elle au visage du pervers maître de Mourcairol.

A ce moment, le baron de Mourcairol tente désespérément de se ressaisir de la jeune fille. Apeurée par le regard satanique du baron, elle se débat et arrive à s’en écarter. Malheureusement, dans ses efforts, le sol de la falaise se dérobe et, perdant pied, Anne, dans un cri d’effroi, plonge dans le vide. Tout aussi malchanceux, l’odieux Isiates de Mourcairol suit la bergère dans sa chute et à peine arrivé au sol, est comme aspiré dans les entrailles de la terre. Quant à Anne, comme par miracle, soutenue par une main invisible, elle vole, tel un goéland. Durant un instant, elle s’amuse avec les nuages, tourne autour, les traverse ou encore fait la course avec eux. Puis, pour reprendre son souffle, elle plane tout en admirant les petites maisons qui défilent sous elle. Reposée, elle virevolte à toute allure entre les collines verdoyantes et les montagnes couvertes de forêts. Elle rejoint un couple d’hirondelles et fait mille pirouettes avec elles. Au bout d’un très long moment, épuisée, elle s’assoupit et allongée dans la paume de la main invisible, elle redescend telle une feuille morte vers sa maison où la main la dépose.

A ce moment, des hommes de Poujol en armes arrivent au pied de la falaise de Capimont et entendent des gémissements. – Arrrr ! A l’aide… au secours… je meurs. Cherchant, fouillant et scrutant le moindre genêt, ils découvrent le corps ensanglanté du baron de Mourcairol dans le creux d’un rocher. Gisant à moitié mort, les bras brisés, les jambes désarticulées, son visage est recouvert du sang qui jaillit de son crâne, de sa bouche et de ses oreilles. Dans l’instant, il est porté jusqu’au porche de l’église de Saint-Pierre-de-Rhèdes où le prieur voyant cette loque vivante se saisit de son crucifix et lui administre sans tarder l’extrême-onction.

Pendant ce temps, Anne, allongée sur sa paillasse, se réveille le visage inondé de larmes. Alertée par ses pleurs, sa mère pousse la porte de la chambre et s’arrête sur le palier, interloquée de la découvrir ainsi alitée.

– Mère, mère ! Quel horrible cauchemar je viens de faire ! s’écrie la jeune fille les yeux mi-clos. 

La voix pleine de sanglots, Anne narre, par le menu détail, à sa mère attendrie, sa rencontre avec le méchant baron de Mourcairol. – Mère ! dites-moi que ce méchant rêve va s’estomper avec l’arrivée du soleil à son zénith ? Mais au fur et à mesure du récit, l’esprit de la pastourelle saisit la portée miraculeuse de cet événement. Sentant au fond de son cœur que son secret doit être préservé, elle mime la lassitude. – Mère, je suis fatiguée, pourrais-je me reposer encore quelques instants ? 

Alors, sa mère chagrinée abandonne à contrecœur la main de sa fille et quitte la sombre et minuscule chambre.

A quelques lieues de là, le prieur de Saint-Pierre finit de donner l’absolution à Isiates de Mourcairol pour tous ses péchés et Dieu sait qu’il en avait commis un grand nombre. A bout de souffle, le baron à moitié vivant balbutie dans un dernier effort quelques paroles de désespoir à l’oreille du bon prêtre.

– Prieur, soyez témoin de mon ultime supplique… Seigneur Dieu, par pitié, donnez-moi la force de me relever et aidez-moi à guérir… Je vous promets qu’après ma guérison… je me comporterai comme un bon chrétien et j’élèverai avec mes larmes et ma sueur… mes mains et mes pieds, mon cœur et toute mon âme… un sanctuaire digne de vos bienfaits.

Soudain, un rayon de lumière perce les nuages et fait apparaître dans tous ses éclats un magnifique et odorant rosier. A peine est-il apparu que le baron sent le sang couler à nouveau dans ses veines meurtries, ses membres brisés se reconsolider, sa tête ouverte se refermer et tout son être se remettre à vivre.

Trop heureux de ce miracle, Isiates de Mourcairol s’extrait de la couche où il se trouve et prend d’un pas franc le chemin de la Vieilles-Toulouse. Les très rares hommes qui le croisent et les nombreux animaux qui l’observent peuvent entendre une mélodieuse litanie de prières sur son passage. Etonné, le bon curé de Saint-Pierre-de-Rhèdes contemple sans mot dire le seigneur, qui tel Lazare ressuscité, s’éloigne sur ses deux jambes.

Abordant la vallée du Gravezon dont ses ancêtres ont de tous temps possédé les terres, Mourcairol s’y engage d’un pas assuré. Arrivé dans une clairière lumineuse où divaguent des paons entre des ruines majestueuses, il trébuche sur une antique stèle et évite la chute grâce à son bâton, qu’il plante en terre. 

– Seigneur Christ, pardonnez-moi ! Mes jambes ne me supportent plus et mes muscles me tirent atrocement, articule Isiates d’une voix lasse. Epuisé, il s’écroule et s’endort. Le lendemain, le bruit de la rivière et le chant des oiseaux accompagnent son réveil. Revigoré, il se lève et retire son bâton de pèlerin de la terre. A ce moment-là, une eau claire, fraîche et cristalline jaillit du sol.

– Oh mon Dieu ! Merci pour ce signe ! Mille mercis d’avoir daigné me montrer la voie et le chemin de mon repentir. C’est donc ici que j’élèverai un sanctuaire à votre gloire. Je m’y retirerai et vous offrirai le restant de mes jours, s’exclame d’un ton éclatant le futur frère.

Quelque temps après, il paraît qu’Anne, la petite bergère, reconnaissante, s’est retirée au couvent des Jacquettes de Béziers. Et, certaines sœurs racontent que jamais le visage de sœur Anne ne s’est démis de son sourire resplendissant. Longtemps après sa mort, le vicomte de Poujol, Thomas de Thézan, entreprit d’élever une chapelle commémorative et depuis un sanctuaire en l’honneur de sainte Anne la Marieuse se dresse au sommet de la montagne. L’abbé de Joncels, Gabriel de Thézan, en souvenir des premiers temps de son monastère, s’engagea à verser une rente au prêtre chargé de desservir cette chapelle.

Très longtemps après la construction du monastère de Joncels, son fondateur, frère Isiates, mourut et tandis que ses frères préparaient son corps, ils furent témoins de la réapparition sur ses membres de toutes les cassures occasionnées par sa chute de la montagne.

Et c’est ainsi que l’abbaye de Joncels prit naissance dans cette vallée, au bord du Gravezon où fleurissaient les joncs. De son ancienne splendeur, il subsiste la place du village, ancien cloître des moines, et l’élégante église, lieu sacré depuis des millénaires. De son histoire, il reste cette légende magique du frère Isiates, ancien despote de la contrée, devenu le bienheureux fondateur de ce lieu.

Par Philippe Huppé

Le Palais Bourbon sous la canicule parisienne

En juin dernier, je devenais député de la 5e circonscription de l’Hérault. Ce territoire de 141 communes qui borde l’Aude, le Tarn et l’Aveyron a désormais un nouveau représentant à l’Assemblée nationale.

En juillet et août derniers, l’Assemblée nationale avait décidé de continuer de siéger durant une grosse partie de l’été. La navette des allers-retours d’Adissan à Paris doucemanette se met en place.
Trois jours par semaine, mardi, mercredi et jeudi, je vis à Paris et les quatre autres jours je retrouve avec plaisir ma famille et mon village. En ce mois de juillet, la chaleur parisienne s’abat sur nous tous. Aucune salle du Palais Bourbon n’est assez fraîche pour que nous y trouvions refuge.
Aucun bureau n’a encore été attribué aux nouveaux députés dont je suis. Aucun endroit ne me permet donc de lire mon courrier ou de répondre aux appels téléphoniques tranquillement.
Comme d’autres, je suis condamné à traiter le courrier dans des salles publiques de l’Assemblée et à téléphoner dans les couloirs où marche, trotte, discute et rit toute une foule de députés en action. Je piaffe d’impatience à l’idée de trouver un havre de paix. Les visiteurs et les fonctionnaires de l’Assemblée peuvent ainsi croiser dans les couloirs de nombreux députés, dont moi, qui tentent tant bien que mal de remplir leur mission en attendant la sonnerie de reprise des séances, comme dans une cour de récréation ! Parfois, pour souffler ou s’isoler, nous nous retrouvons dans le petit jardin de la buvette, face à la Seine pour boire un verre.
Les séances dans l’hémicycle suivies de réunions de commissions et de rendez-vous s’enchaînent sans répit durant des jours et des nuits trop courts. Vers 19 h 30, je retourne à mon hôtel et là, après avoir retiré mon costume et ma cravate trempés, je me jette sous la douche pour dix minutes de rafraîchissement. Après un dîner rapidement pris, nous retournons tous au Palais Bourbon pour assister à la séance de nuit. Souvent entre minuit et une heure, je craque et je quitte l’hémicycle pour, après 15 minutes de taxi, m’effondrer dans une chambre impersonnelle et au milieu d’une ville qui ne se repose jamais. Là, seul, je repense au Midi, à mon fils et à ma femme, ce qui m’aide à m’endormir.
Dès 8 h débute la journée par un petit-déjeuner de travail avec la FNSEA ou bien d’autres associations qui se présentent et exposent leur raison d’être. Un croissant ou une tartine beurrée, une tasse de café et zou, je m’éclipse pour une autre réunion qui a déjà commencé depuis une demi-heure. Un jour, alors que je dévore les couloirs machinalement pour rejoindre la salle de travail, je me retrouve dans une partie du Palais Bourbon jamais foulée par mes pieds. En plus d’être en retard, je ne sais plus où je suis ! A ce moment, un homme en blazer et cravate bleue, chemise blanche, pantalon gris et chaussures noires apparaît de nulle part ! Je reconnais à son uniforme, un fonctionnaire du palais et sans attendre, je l’interpelle en lui demandant mon chemin. Il me donne le renseignement d’une voix cordiale et d’un œil amusé par mon air hagard.
« Monsieur le député, vous commencez bien mal la journée », me lance-t-il d’une voix blanche. Et c’est vrai, que cette journée s’est bien mal déroulée. En plus de mon retard, j’ai raté un rendez-vous, me suis fait une bougne sur la chemise et le soir venu, arrivé à Orly une voix métallique m’annonce que mon avion aura 1 h de retard… Entendre cela alors que j’ai pressé le chauffeur de taxi, enjambé deux jeunes allongés dans le hall de l’aéroport, passé la sécurité à moitié déshabillé pour enfin atteindre la porte d’embarquement en sueur… C’est à désespérer de la ponctualité !
Avachi dans un fauteuil, j’en profite pour regarder les rendez-vous de la semaine à venir. En plus des séances, des commissions viennent se greffer des auditions et des rendez-vous avec des associations. Soudain résonne :
« les passagers du vol AF4555 pour Montpellier sont attendus en porte 20D ». Je plie, je range, je ferme ma serviette et me voici assis dans l’avion au siège 1D. Alors que l’avion survole le Larzac, me revient en mémoire un événement inscrit sur l’agenda : mardi, déjeuner 1er ministre 12 h 30 précises ! Une nouvelle aventure…
Par Philippe Huppé

La légende de Deotaria de Cabrières

Habitant du petit pays du Cabriérès écoute bien la légende qui va suivre. Depuis des siècles, elle se transmet secrètement dans quelques familles qui en détiennent les arcanes. Arrivé au terme de sa vie, le dernier détenteur de la légende de Deotaria de Cabrières m’a demandé de la révéler sans pour autant livrer les clefs de l’énigme. Seuls les meilleurs décrypteront la légende et deviendront ainsi les nouveaux porteurs de la tradition.
Après la chute de l’empire romain, quelques Gallo-Romains ont survécu et se sont alliés aux Wisigoths. De cette alliance est né un rêve fou : créer un royaume romano-wisigoth, héritier des anciennes traditions et de la civilisation impériale. Ainsi, le royaume de Toulouse, puis de Tolède prennent forme et sous l’égide de leurs rois, oints du Seigneur, se développe une culture raffinée.
Sur les rives de la Méditerranée, la Septimanie prend corps, et de Perpignan à Nîmes, les comtes et viguiers font régner l’ordre et propagent leur foi en l’arianisme. En face d’eux, de l’autre côté du Larzac, les Francs attendent leur heure pour fondre sur ce royaume prospère. Plusieurs fois, aidés par quelques rebelles catholiques, ils dévalent du Causse, sous prétexte de sauver leurs coreligionnaires des affreux ariens. Ils assiègent, pillent puis repartent chargés d’un immense butin.

Un jour, en l’an de grâce 533, un stratège austrasien, particulièrement intelligent, parvient à percer les défenses wisigothes ; il se nomme Théodebert, fils de Thierri, roi franc de Metz, et petit-fils de Clovis. Traversant les montagnes protectrices, il débouche non loin de l’ancien Joncels, dévale sur le village de Lunas et atteint la forteresse de Dio, verrou infranchissable des défenses wisigothes. Sur son piton, il domine le passage qui ouvre sur les plaines de Septimanie. Le franchir reviendrait à livrer le pays à l’envahisseur. C’est pourquoi les combattants francs, mais aussi les Wisigoths alliés aux Gallo-Romains, savent que la lutte sera sans merci. Au bout de deux jours, l’extraordinaire armée franque parvient à briser les chaînes de la porte massive qui s’abat lourdement sur le sol. A ce moment, Théodebert donne le signal de la curée. Ses guerriers s’élancent et fauchent tout et tous sur leur passage. Il leur suffit de quelques heures pour ne laisser derrière eux que mort et souffrance.

Tandis que les envahisseurs passent le col, Théodebert oblige le chef de la garnison, devenu esclave, à se retourner.
— Regarde pour la dernière fois ta fière citadelle. Admire les flammes qui lèchent ses murailles. Vois dans la fumée blafarde, tes anciens compagnons, à moitié vivants et pendus par les pieds, que les rafales de vent balancent tandis que les corbeaux s’apprêtent à faire bombance. Puis lui enserrant la tête de ses deux énormes mains, il dirige son regard vers la porte principale.
— Ce ne sont pas tes lieutenants et tes enfants qui poussent des gémissements consternants du haut de leurs pieux ?
Les larmes coulent sur le visage du fier Wisigoth sans que la moindre plainte sorte de sa bouche.
Le spectacle fini, Théodebert éperonne sa monture et rejoint, au petit trot, son armée, chargée d’un lourd butin. Derrière, son esclave court les mains attachées à une corde qui lui cisaille les poignets.
— Enfin, voici la fière et imprenable forteresse de Cabrières. Comme Dio, elle tombera et son commandant s’agenouillera devant moi ! hurle d’un ton satisfait Théodebert. Puis s’adressant à un de ses fidèles qui fait partie de ses terribles antrustions, hommes de sa garde personnelle :
— Va voir Ferréol, le maître de ce château, et dis-lui que le fils du grand roi Thierri attend sa soumission. S’il ouvre les portes et me livre sans combat sa forteresse, il aura la vie sauve, lui et les siens.  Sans cela, qu’il n’espère rien de moi car il n’aura rien, si ce n’est la souffrance de mille morts ! Va et transmets-lui fidèlement mes propos. Attends ! Prends avec toi le chef de la garnison de Dio et donne-le leur en cadeau. D’un mouvement brusque, il assène un coup de pied dans le dos de son esclave, qui chute devant les antérieurs de son cheval. Arrivé devant la porte du château, fermée à double tour, il lève la tête et voit une bannière flotter mollement. La main sur la hampe, une dame à la chevelure soyeuse attend silencieusement la délivrance du message.
— Femme, va dire à Ferréol, ton maître et seigneur, qu’un fidèle antrustion du roi Théodebert exige de lui parler.
— Noble messager, apprends que mon mari, le courageux Ferréol, s’est retiré dans la cité de Béziers où les Wisigoths rassemblent une armée pour passer à la contre-offensive. Ma fille, la belle Olivia, et moi, dame Deotaria, de noble lignée gallo-romaine, demandons à ton maître un peu de temps pour réfléchir.
A ce moment, l’antrustion se met à rire et d’un coup violent donné sur la corde qu’il tient dans la main projette son prisonnier devant lui.
— Tiens, cette loque humaine pourra peut-être t’aider dans tes réflexions !
Deotaria baisse alors le regard et reconnaît après quelques efforts ce qui reste du dédaigneux châtelain de Dio. A genoux, l’homme tâtonne dans la poussière. Une profonde brûlure barre son visage au niveau de ses yeux. Apparemment, un fer rouge l’a aveuglé. De sa bouche et de ses oreilles coule un filet de sang à moitié coagulé. Désormais, sourd, muet et aveugle, ce fier Wisigoth n’a plus rien à attendre de la vie. Se tournant vers l’un des lieutenants de son père, Olivia supplie d’une voix compatissante : — Dis à ton archer d’abréger les souffrances de ce malheureux. Un trait suffit pour que l’estropié cesse de tâtonner.
— Va dire au roi Théodebert qu’il pourra me rencontrer entre ces deux collines, près de la rivière de la Boyne. Et tout en désignant de la main le lieu de la rencontre, Deotaria ajoute d’une voix altière : — Je l’y attendrai en fin de journée et lui donnerai ma réponse. Sur ces mots, la belle Deotaria quitte les remparts et le messager rejoint son roi. Seules restent, dans un sinistre face à face, Olivia la Septimanienne et la dépouille du guerrier de Dio. Triste présage pour cette terre méridionale.
Tandis que le soleil débute sa descente, Deotaria sort discrètement d’une trouée située dans un pan de la colline qui débouche sur la Boyne. A peine apparaît-elle à la sortie du souterrain, qu’une voix tonitruante l’interpelle. — J’ai le plaisir de voir de mes propres yeux que mon antrustion ne m’a pas menti au sujet de ton exceptionnelle beauté. Alors fière Gallo-Romaine, quelle est ta décision ? As-tu choisi la vie ou bien préfères-tu finir tes jours dans d’horribles souffrances ?
— Le château de Cabrières pourrait te résister durant bien des journées sans que tu puisses l’inquiéter un seul instant… Mais, il est aussi vrai que nous sommes en été et que le soleil peut se montrer le plus efficace de tes alliés. Si j’écoute ma fille, la souveraine Olivia, je devrais te résister et attendre l’armée de secours commandée par son père. Selon elle, ma résistance permettra à la Septimanie de rester libre. Faisant une pause dans sa pensée, Deotaria fait mine de se rapprocher du roi et ajoute d’une voix langoureuse. – Si je m’écoute, je te livre la forteresse car le vaillant Ferréol, mon si cher mari, ne lèvera pas le moindre petit doigt pour moi. Les bras d’une belle Wisigothe le retiennent dans la cité de Béziers. Mais si je faisais ceci, j’ai peur des représailles possibles après ton départ…
— Belle et intelligente Deotaria, n’aie crainte pour ta vie, où que j’aille, tu seras à mes côtés et jamais personne ne lèvera la main sur toi, de mon vivant. En attendant la mort de Wisigarde, ma femme, et Dieu sait que la Faucheuse n’épargne personne, tu seras ma concubine officielle ! Livre-moi Cabrières afin que cette forteresse ne nous sépare plus !

Rassurée par les propos de Théodebert, Deotaria retourne dans son château et dès son arrivée exige que les lourdes barres qui ferment les portes soient retirées. L’ordre à peine donné, elle ordonne à deux de ses partisans de prendre Olivia de gré ou de force et tous les quatre s’enferment dans la pièce la plus haute du donjon. En bas, les guerriers francs envahissent le château, sabrant tout sur leur passage. Désarmés, les soldats de la garnison qui survivent à la tuerie sont traînés jusqu’aux pieds de Théodebert qui regarde avec délectation ces hommes se faire décapiter les uns après les autres.
Le massacre terminé, il envoie un de ses antrustions auprès de Deotaria pour lui signifier la fin du carnage et la prier de bien vouloir rejoindre le roi.
— Enfin vous voilà, ma magnifique Romaine ! Comme je vous l’avais promis, vous et votre fille avez la vie sauve. Cabrières est à moi et personne ne livrera notre petit secret. Ah, j’allais oublier ! Un de mes hommes a trouvé ce jeune damoiseau qui se cachait dans les cuisines. J’ai pensé qu’il vous serait agréable que je vous l’offre ?
— Merci mon roi pour cette attention ! Et tout en s’avançant vers le damoiseau apeuré, elle sort une dague et l’égorge en dévisageant le roi, un sourire aux lèvres. — N’est-ce pas ce que vous attendiez de moi ? Cet avorton n’était rien en considération de notre prochaine alliance. Vous le Franc et moi la Gallo-Romaine, imaginez les grandes choses que nous pourrons faire ! Entre nos mains, nous réunirons le royaume franc et la Septimanie et rien ne pourra plus nous résister, lance Deotaria d’une voix éclatante.
Après une nuit entière de festin dans les salles du château de Cabrières, l’armée franque lève le camp et une longue file de guerriers s’éloigne à pied de la forteresse, y laissant une garnison aguerrie. En fin de colonne, un chariot tiré par des bœufs, transporte le trésor du roi, Deotaria et Olivia.
Devant les murailles d’Arles, un messager prévient Théodebert que son père, Thierri, se meurt en Auvergne.
— Levez le camp ! Nous partons rejoindre mon père ! Notre roi est gravement malade, mon père se meurt !

A marche forcée, l’armée rebrousse chemin tout en prenant le temps de piller Lodève. Dans l’hiver 534, le fils de Clovis, Thierri, décède et laisse la couronne à son propre fils Théodebert. La même année, Wisigarde, expire dans d’atroces souffrances. Certains nobles de la cour de Verdun soupçonnent la concubine du roi d’avoir abrégé la vie de leur reine et complotent contre celle-là. Aveuglé par l’amour, Théodebert refuse de les écouter et au cours d’une fastueuse cérémonie épouse Deotaria. Quelques mois passent et la nouvelle reine tombe enceinte. Le grand jour arrive et le roi présente fièrement son fils à sa cour, située dans son palais de Verdun. — Regardez fiers Sicambres, voici l’héritier que vous attendiez tous ! Voici mon fils Théodebald ! En lui coule le sang pur des Francs et celui des anciens Romains. Il sera l’unificateur et le bâtisseur d’empire !

Au fond de la grande salle d’apparat, la belle Olivia, entourée de jeunes guerriers francs, regarde d’un air désabusé et méprisant ce demi-frère et chuchote : — Que ce jour est triste ! Voici l’homme dont le destin est de supprimer les libertés de ma patrie ! Et cet homme est mon demi-frère. Malheur à Olivia d’avoir prononcé ces mots, un Franc qui les a entendus les rapporte immédiatement au roi.

Depuis ce jour, le roi déteste Olivia, la belle Méridionale, mais n’ose s’en prendre à elle, de peur que Deotaria ne le quitte. Mais comme un malheur n’arrive jamais seul, la mère, progressivement, s’est mise à jalouser la beauté de sa fille. Le roi l’apprend. Dès lors, le sort d’Olivia était scellé ; la mort l’avait inscrite sur ses tablettes. Un jour, alors que la cour itinérante s’apprête à rejoindre un domaine pour y passer l’hiver, un proche conseiller du roi vante la souveraine beauté d’Olivia, devant sa mère. Intelligente, Deotaria comprend le danger qu’elle court, tout en se doutant de la ruse du conseiller. Incontinent, elle fait appeler le cocher préposé au chariot de sa fille qui, quelques instants plus tard, ressort de la pièce, un sac d’or dans la main. La mère vient de décider d’en finir avec cette fille décidément si encombrante. Dès l’aube, les cavaliers et les chariots quittent Verdun en direction de la Meuse. A l’arrière de la colonne, Olivia termine sa nuit dans un chariot confortable, tiré par deux superbes taureaux. Au bout d’un certain temps, la cour atteint un premier pont sur la Meuse.

Tous traversent sans encombre sauf le char d’Olivia. Le cocher excite les bêtes avec un bâton au bout effilé. Il frappe et pique de toutes ses forces ; les deux bêtes, affolées, résistent et se débattent devant le pont branlant. Incontrôlables, les taureaux renversent le char par-dessus bord. Un cri de terreur s’en échappe alors et la tête affolée d’Olivia passe les rideaux. Tout est encore possible, mais tandis qu’un jeune guerrier s’élance pour lui porter secours, un énorme tronc percute le chariot.
Disloqué, celui-ci disparaît emporté par le courant des eaux glacées de la Meuse. Le roi Théodebert reprend alors la route sans dire un mot et un sourire sur les lèvres. Soulagée, Deotaria rêve au grand destin de son fils : unir les royaumes barbares dans sa main, pour enfin rétablir l’empire d’Occident.
Une légende, quasiment oubliée de nos jours, rapporte qu’Olivia survécut à cette tentative d’assassinat. Enfin libérée, elle put rejoindre son cher pays natal et reprendre, avec l’aide de son père, Cabrières aux Francs laissés sur place. Il faudra encore attendre deux cents ans pour que le rêve de Deotaria s’accomplisse et que la Septimanie rejoigne l’empire carolingien naissant.

Habitants du Cabriérès, et vous aussi amoureux de ce pays, si vous allez vous promener dans les garrigues odorantes de ces collines, ayez une petite pensée pour la belle Olivia qui incarna en son temps le rêve d’indépendance de la future Occitanie. De sa disparition et de bien d’autres, naîtra un royaume uni, le royaume de France. De nos jours, du château de Cabrières, il ne reste qu’un lieu et quelques amas de pierres. Mais le plus important, c’est que les seigneurs du lieu ont donné à la contrée de belles pages d’histoire et une légende extraordinaire. Armés de la sorte, les enfants de ce pays pourront à l’envie rêver de la belle Olivia, de la démoniaque Deotaria ou encore des guerriers wisigoths avec leurs cottes de mailles et leurs grands boucliers.

Par Philippe Huppé. Illustrations Zab