Vie liquide

La société à vau-l’eau !

A l’heure où l’exécutif veut inscrire l’état d’urgence dans la durée, ce qui en soi est contradictoire, analysons comment la société française a réagi face aux attentats islamistes.

Comment réagir face aux attentats qui ont frappé la France en 2015 ? Comment comprendre ces jeunes gens qui tuent avant de se tuer ? La méfiance est généralisée et tous les lieux publics sont sécurisés, à commencer par nos lycées. Mais notre société a-t-elle réellement une réponse à fournir face à une idéologie folle, face à une nouvelle forme de terreur ?
Certes les médias nous avaient dit que cela existait, mais loin de chez nous – en Israël, en Égypte, à Bagdad ou en Indonésie. Il suffisait de ne pas aller dans ces pays pour être à l’abri. Désormais le danger est là, au coin de notre rue, avec des personnes qui a priori pourraient être nos voisins.  La méfiance, la peur sont partout. Nous devons donc prendre le temps de réfléchir sur cette réalité.

Le philosophe Zygmunt Bauman, polonais né en 1925, écrivit en 2004 un petit livre, La vie liquide, qui peut en partie nous permettre de comprendre ce qui se passe. Il écrivit son ouvrage après le choc que furent les attaques terroristes de 2001 et fit la remarque qu’un des traumatismes majeurs des américains fut de découvrir qui étaient les terroristes : l’un des pilotes des avions écrasés contre les Twin Towers s’appelait Mohamed Atta et était le fils d’un avocat, donc issu d’une famille favorisée. Il avait fait des études brillantes d’architecte, notamment en Allemagne. Comment une personne intelligente et dont l’avenir semble ouvert peut faire le choix de propager la mort en commençant par soi-même ? Bauman répond à cette question angoissante d’abord en analysant la nature de nos sociétés occidentales modernes : elles sont liquides, c’est-à-dire que « les conditions dans lesquelles ses membres agissent changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se figer en habitudes » (introduction) : cela veut dire que notre société change sans cesse, et la vie liquide est une vie de consommateurs qui jugent la valeur des objets à l’aune de leur utilisation – et même plus, de leur utilité. Bauman explique que cette vie liquide s’oppose à celle qui se basait sur les traditions et la lenteur du temps car les repères socio-culturels restaient longtemps figés sur des bases solides.

Aujourd’hui tout est sans cesse renouvellement, désirs à combler, et objets à renouveler pour pouvoir être au top de l’existence, et l’existence qui nous semble la plus aboutie est celle d’apparaître dans les médias. Être à la télévision ou faire le buzz sur internet (ce qui en 2004 ne jouait pas encore un grand rôle), c’est la preuve qu’un individu existe et est important. Dans cette optique de mise en avant de l’image incessant, nos médias portent aux nues trois catégories d’individus dont la notoriété est mise sur le même plan, mais qu’il faut bien entendu distinguer : les auteurs des attentats, les héros et les vedettes. Commençons par les deux dernières catégories.
Les héros, eux, sont ceux que nous admirons d’autant plus qu’on ne nous demande pas d’en faire partie. Il s’agit des forces de l’ordre et d’intervention, des soldats et/ou des médecins urgentistes. Ils font des actes dont les conséquences sont visibles immédiatement : ils sauvent des personnes au péril de leur vie. Ils sont sur tous les théâtres d’opération pour nous protéger du danger, et comme le précise Bauman, ils participent à la construction de la nation en symbolisant sa force. La nation a besoin de ces êtres qui se sont sacrifiés pour sa construction, et leur rôle longtemps méprisé après 1968 est remis à l’honneur dans tous les médias.
Le citoyen moderne est plutôt attiré par les gens célèbres qui bien mieux que les héros et les martyrs symbolisent la réussite dans notre société liquide : alors que plus personne n’est censé souffrir dans notre société (les maladies et la pauvreté sont à combattre comme une honte définitive), le culte attaché à une célébrité offre lui l’idéal du confort et d’une vie réussie : tel chanteur ou acteur, tel présentateur de télévision ou tel footballeur sont nos héros modernes, ceux de la société qui consomme et qui veut espérer posséder toujours plus. Les gens célèbres collent à nos esprits car les médias nous en parlent sans cesse. Ils ont une vie publique qui est non pas la panacée à tous nos problèmes, mais une forme de cristallisation de nos espoirs. Stendhal à l’époque romantique considérait que l’amour était la finalité d’une existence. Aujourd’hui c’est la notoriété.

Dans un tel contexte, ceux qui recherchent le martyre sont un véritable mystère, des figures qui font peur car elles sont incontrôlables. Mourir pour à travers le fanatisme religieux est incompréhensible pour notre société qui vise presque exclusivement le bonheur individuel. « Nous attribuons aux auteurs de ces missions suicides des motivations que nous trouvons plus faciles à comprendre : ces naïfs se sont laissés duper par de fausses promesses » (chapitre deux de La vie liquide) et ces promesses sont comparables à celles qui nous motivent, c’est-à-dire une satisfaction personnelle comme celui des vierges qui attendent les martyrs au ciel. Nous ne comprenons en réalité pas ces jeunes gens qui veulent se sacrifier et tuer d’autres personnes qu’ils jugent indignes. Les martyrs nous semblent ridicules, aussi ridicules que dangereux et terrifiants, car ils sont inutiles. Inutiles pour leurs causes, qu’ils desservent au regard des conséquences pour leur mouvement (Daesh, après Al Quaïda, s’attire désormais les foudres du monde occidental). C’est un contresens. Les martyrs ne se comprennent pas ainsi. De leur point de vue ils appartiennent à un groupe humilié, méprisé, parfois persécuté. Ils haïssent un monde qui les a rejetés, et ils démontrent leur fidélité à leurs croyances en montrant que leur vérité se trouve au-delà de toute vérité terrestre. Il n’y a rien de matériel, de rationnel ou de pragmatique dans leur démarche car ils sont détachés de notre monde. Les martyrs ne veulent que la destruction alors que les héros travaillent pour le futur des vivants. C’est pour cela que nous pouvons rendre hommage aux soldats tombés au champ d’honneur.
Les autorités politiques rendent hommage aux soldats morts pour les remercier de s’être sacrifiés dans la construction de la nation. Et les citoyens eux les oublient car cela ne concerne en rien leur vie de consommateur. Qui s’arrête encore à Lodève devant le monument érigé par Paul Dardé ? Celui-là pourtant est moderne, car pacifiste : il montre un soldat mort, entouré d’enfants et de femmes tristes, car ce soldat ne connaîtra jamais le bonheur dans une vie terrestre.

L’homme qui se tue volontairement en apportant souffrance et désolation est donc l’antithèse de l’homme moderne, et comme pour nous le pire est la souffrance individuelle nous ne savons pas comment punir ces hommes. Le gouvernement nous parle de déchéance de nationalité, mais cela nous semble si peu, et si peu efficace. Si peu car le citoyen de la société liquide souffre s’il ne peut pas avoir d’argent, s’il ne peut pas posséder les derniers objets connectés, et si – cela subsiste encore – on le prive de ses racines. Mais la déchéance de nationalité est un concept trop intellectualisé pour que ce citoyen ressente cela dans ses chairs. Trop peu efficace car cela ne fait pas peur à un homme qui est prêt à se faire sauter.

La relation que nous avons donc avec cette nouvelle forme de terreur et la paranoïa qui en découle est liée à nos sociétés liquides : les guerres du vingtième siècle ont fait des millions de morts, mais c’étaient des héros qui ont contribué par leurs actes et leur destin à la construction de la France. Aujourd’hui les victimes des attentats, à leur corps défendant, ont acquis une notoriété mise sur le même plan que celle des terroristes par les médias : les citoyens ordinaires connaissent leur nom et donc frémissent car cela aurait pu être eux. Un attentat est atroce car il rend notre mort encore plus injuste. Notre société qui considère qu’une vie réussie est une existence remplie d’objets et de services consommés ne peut accepter une telle violence aveugle. Un exemple ? Souvenez-vous de ces reportages à la télévision en ce mois de fêtes de Noël : les gens résistent désormais à la terrasse d’un café en consommant une bière, ou bien en achetant un billet de concert. Pas sûr que cela impressionne les futurs terroristes.


Par Christophe Gallique