La valse des Porcs-épics

 

Les trains qui arrivent à l’heure n’intéressent personne disait l’autre. Cependant lire tant de mauvaises nouvelles chaque jour fait de moi un pessimiste indécrottable. Ai-je raison ? Certains philosophes pensent que oui…

Etes-vous optimiste ou pessimiste ? Voyez-vous le verre à moitié plein ou à moitié vide ? Les français sont réputés pour être des pessimistes indépassables et les événements sont là pour confirmer cette tendance. Raqqa et Mossoul, la canicule, le chômage, la famine dans le Sud-Soudan, la corruption des élites, et j’en passe… autant de motifs d’être pessimiste sur l’avenir. C’est naturel me direz-vous… notre société est si terrible ! Pourtant à bien y regarder il y a un paradoxe : la France est le 6e pays le plus riche du monde et la protection sociale fait qu’une large partie de ses habitants est protégée des aléas qui touchent la majorité de l’humanité. Nous avons accès à l’eau potable et à l’école gratuite au moins jusqu’à 18 ans. Mais nous sommes pessimistes. Nous avons un des meilleurs système de santé au monde. Mais nous sommes pessimistes. Pourquoi ? Est-ce dans la nature, le génie français ? Peut-être. Mais cela peut être aussi une marque de lucidité, d’intelligence face à la triste réalité du monde. Heureux l’imbécile, malheureux l’esprit alerte.
Preuve de cette dimension remarquable du pessimisme, la philosophie a été traversée par de grands esprits pessimistes. Deux des plus illustres furent Arthur Schopenhauer (1788-1860) et Blaise Pascal (1623-1662). Je vous propose une petite balade sur les chemins de la noirceur et de la tristesse. Commençons par notre étoile française, Blaise Pascal, génie des mathématiques et de la physique (il a mis au point la mesure de la pression atmosphérique), esprit pratique (il organisa les premiers transports en commun parisiens !), mais aussi esprit torturé par le destin de l’humanité, impasse existentielle s’il en est. Après sa mort (à 39 ans) on retrouva les brouillons d’une apologie de la religion chrétienne publiée sous le titre Pensées. Ce texte était une description de la condition humaine terrible. Voilà par exemple comment, dans un aphorisme cruel, Blaise Pascal résume notre existence : « un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant l’un l’autre avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. » (Pensée n°199 selon le classement de Brunschvicg). Voilà ce que nous sommes donc : des êtres condamnés à mourir. Dans 100 ans, tous ceux qui lisent ces lignes auront non seulement disparu, mais seront même presque totalement oubliés – au mieux il restera une inscription sur une stèle funéraire visitée une à deux fois par an. Pas très gai, je vous l’accorde. Ce ne serait cependant rien si avant cette mort nous connaissions une vie paisible et heureuse. Non ! Nous sommes condamnés à souffrir et voir la mort des êtres que nous aimons. Destin terrible s’il en est. Destin commun à tous les êtres humains. La seule alternative, selon Pascal, est la religion et la charité (l’amour de Dieu). Sa plus que célèbre citation, « Le cœur a ses raisons que la raison ignore » est toujours mal comprise. Le cœur, pour le penseur français, n’est pas l’amour pour sa belle dulcinée mais celui que nous devrions tous avoir pour Dieu. Il diffère radicalement de ce que nous enseigne notre rationalité ; l’un est pessimiste, l’autre rempli d’espoir. Mais qu’en est-il des esprits athées ? Ceux qui ne veulent pas s’en remettre aux livres sacrés pour soulager leur mélancolie ? Ils peuvent lire Le monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer (1818). Mais là encore il va falloir s’accrocher pour ne pas pleurer.
Schopenhauer compare les êtres humains à des porcs-épics qui se rapprochent les uns des autres lorsqu’ils ont froid, cependant très vite leurs épines les poussent à s’éloigner. Cette allégorie décrit l’état de la société : « Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières.» écrivit Schopenhauer dans Parerga et Paralipomena (ce qui veut dire en grec suppléments et omissions). Cette phrase sonne comme une sentence contre les qualités altruistes des hommes. Mais elle explique aussi l’hypocrisie et la malveillance caractéristiques de certaines relations entre nous, les conflits et les bassesses humaines. A la fois nous avons besoin les uns des autres, mais nous ne pouvons pas nous supporter. La politesse est donc juste une manière de nous protéger de cette méchanceté inhérente aux hommes. Comme vous pouvez le constater Schopenhauer a le sens de la formule. Mais ce n’est pas uniquement la vie sociale qu’il vise, c’est également notre propre bonheur individuel : « La satisfaction, le bonheur, comme l’appellent certains hommes, n’est au propre et dans son essence rien que de négatif ; en elle rien de positif. Il n’y a pas de satisfaction qui d’elle-même et comme de son propre mouvement vienne à nous ; il faut qu’elle soit la satisfaction d’un désir » (Le monde comme volonté et comme représentation, §58). Explications : désirer fait souffrir car le désir naît d’un manque, d’une frustration. Le bonheur serait donc la satisfaction des désirs. Mais dans ce cas de nouveaux désirs réapparaissent, car ce qui nous intéresse n’est que la fuite face à l’ennui d’une existence qui attend la mort. Une preuve ? Regardez ceux qui ont tout. Sont-ils heureux ? Uniquement s’ils ont encore des rêves et des désirs. « La souffrance est pour tous l’essence de la vie, nul n’y échappe » (§57).
Si ainsi vous devenez des lecteurs assidus de Pascal et Schopenhauer, vous allez pouvoir vous targuer d’une réelle lucidité sur notre existence. Il ne vous manquera juste qu’à déterminer le sens profond de cette existence. Pour Blaise Pascal il s’agit d’une malédiction religieuse liée au péché originel : l’homme est misérable et trouvera son salut dans la religion. Le propos de Schopenhauer est différent : selon lui la Vie possède sa propre Volonté et se manifeste de manière inconsciente ; si nous désirons, c’est que nous voulons vivre ; si nous voulons vivre c’est que nous voulons résister à la mort pour permettre à notre espèce de perdurer. Force inconsciente qui nous pousse à nourrir les raisons de rendre intéressante une existence médiocre. Je vous laisse choisir.
Mais je vous offre aussi une autre alternative, celle de l’optimisme. Avec un troisième philosophe : Emile Chartier, plus connu sous le nom d’Alain (1868-1951). Ce vénérable journaliste et professeur de philosophie, pacifiste et rationaliste, décida de regrouper ses éditoriaux sous forme de recueil – Propos sur l’éducation, Propos sur les pouvoirs… et Propos sur le bonheur. Il y explique que le pessimisme est tout compte fait une facilité ; on se laisse aller à la mélancolie et la noirceur comme une langueur qui nous enveloppe. Face à cela l’optimisme est un exercice spirituel : « Le pessimisme est d’humeur ; l’optimisme est de volonté. Tout homme qui se laisse aller est triste, mais c’est trop peu dire, bientôt irrité et furieux. […] Dans le fond, il n’y a point de bonne humeur ; mais l’humeur, à parler exactement, est toujours mauvaise, et tout bonheur est de volonté et gouvernement. ». Il va falloir donc lutter contre notre naturel pour forger notre optimisme. Cela passe par la confiance en soi, par le calcul mesuré de l’espérance et la volonté de faire au mieux. Ne nous laissons pas aller à nos sentiments, à nos regrets, à nos remords et à nos peurs. Bien au contraire exerçons notre raisonnement pour calculer les chances que nous avons de parvenir à nos fins. Certes notre existence se réduit à quelques années passées sur terre, mais précise Alain : « D’où ce paradoxe : mieux on remplit sa vie, moins on craint de la perdre. ». Notre instinct nous pousse à l’égoïsme, mais notre intelligence peut nous pousser vers le partage avec l’autre. Face au pessimisme de Schopenhauer, précisons que l’homme est un animal doté d’une raison, cette raison lui permettant de construire un sens à son existence. Certes ce sens peut être négligeable, peut-être anodin, souvent éphémère, mais il a le mérite d’exister et de donner de la valeur à son existence. Schopenhauer pensait que cette capacité était réservée aux âmes les plus nobles, celles qui sont sensibles à la beauté pure. Alain pensait que chacun était capable de construire cette sensibilité, à condition bien entendu de ne pas s’abrutir avec des plaisirs pervers. Ne regardez plus la télé-réalité par exemple, car elle cultive notre tendance vicieuse de voyeurs. Eteignez la télévision et écoutez de la musique ; vous verrez alors votre spiritualité se développer et votre optimisme se forger malgré les mauvaises nouvelles. Quant à Blaise Pascal qui nous offre la religion comme un renoncement à notre existence misérable ? Alain répond : « Voilà par quelles remarques on sauve ce qui est à sauver dans la religion, et que la religion a perdu, j’entends la belle espérance.»1 Bien entendu l’espérance d’une existence humaine meilleure, non la négation de celle-ci au profit d’un autre monde.
Vous voilà avec les clefs de lecture. Reprenons maintenant le fil de l’actualité et voyons à quoi cela ressemble. J’ouvre une page du Midi Libre et je lis : « L’homme agressait sexuellement les femmes en plein centre-ville de Montpellier » Scandaleux et lamentable ! Les hommes seront-ils toujours des obsédés ? « Il monte sur une grue de 40m pour faire un selfie ». Idiot ! On ne peut imaginer jusqu’où on repoussera les limites de la bêtise avec ces réseaux sociaux ! Dois-je pour autant désespérer ? Non. Il faut prendre le parti d’être optimiste, devoir presque moral.

Ainsi que le conclut Alain pour nous : « J’irais même jusqu’à proposer quelque couronne civique pour récompenser les hommes qui auraient pris le parti d’être heureux. Car, selon mon opinion, tous ces cadavres, et toutes ces ruines, et ces folles dépenses, et ces offensives de précaution, sont l’œuvre d’hommes qui n’ont jamais su être heureux et qui ne peuvent supporter ceux qui essaient de l’être.»

Par Christophe Gallique

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