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LES ETUDES, LA LOI DU PLUS RICHE ?

La rentrée universitaire est à nouveau l’occasion de reposer les questions qui fâchent : faut-il s’attendre un jour très prochain à voir les frais d’inscription augmenter de manière exponentielle ? Faut-il même le souhaiter ? Au nom de quels principes ? La sociologie va nous donner à répondre.

L’université est notre bien à tous et elle va très mal.  En septembre 2013 nous avons vu l’antenne de Béziers risquer de fermer car en quasi-faillite. Seul un mouvement étudiant a réussi à faire revenir sur sa décision la doyenne de l’université de Montpellier. Mais n’est-ce pas reculer pour mieux sauter ? Effectivement nous savons que l’université est malade, et en particulier l’université de Montpellier : l’argent manque, les locaux sont en piteux état et les étudiants travaillent parfois dans des conditions déplorables. En réalité nous sommes à un carrefour, car les universités n’échapperont pas à une recherche de nouvelles sources financières.

Deux options s’offrent à nous, parmi celles existantes : le modèle du nord de l’Europe, notamment au Danemark où les étudiants ne paient pas de frais d’inscription – au contraire ils ont une indemnité pour subvenir à leurs besoins ; et le modèle libéral (au Royaume Uni et aux USA) où les droits d’inscription peuvent atteindre des sommets, ce qui entraîne une sélection des étudiants. Le débat pourrait se poser dans les termes suivants : est-ce que nous voulons que l’université soit un bien public, qui permet à toute une génération d’avoir accès au savoir (et ainsi faire battre en retraite l’ignorance qui est à l’origine de tant de maux), ou considérons-nous qu’elle est un bien privé et qu’il faut penser ses études comme un investissement individuel pour son avenir ?

La seconde solution a très mauvaise presse en France. Étudions-la : L’idée est de faire payer aux étudiants le vrai coût de leurs études. Si on augmente les droits d’inscription de 1000 euros par an pendant trois à cinq années (c’est un scénario très probable à la lecture des différents rapports de l’inspection des finances), en 2020 les étudiants devront s’acquitter de 5000 euros en licence et peut-être 7 à 10 000 euros en master. Soit un coût total entre 30 000 et 40 000 euros pour 5 ans d’études ! Horreur ! Ils devront alors faire des prêts bancaires et toute une partie de la population regardera les portes de l’université se fermer. Sauf si c’est accompagné d’une vraie politique de frais d’inscription progressifs. Il faudrait davantage de redistribution. Ce qui n’est pas le cas en France. Les aides ont la forme d’un U, c’est-à-dire qu’elles favorisent les familles en difficultés financières et celles qui sont très favorisées, mais très peu ceux qu’on englobe dans la vaste catégorie des “classes moyennes”

L’argument le plus fort pour l’augmentation des frais d’inscription est la responsabilisation des étudiants : en payant ils feraient attention à leurs choix, et auraient un véritable projet d’orientation par rapport aux débouchés professionnels ; cela permettrait de la même manière aux universités d’avoir une plus grande qualité d’enseignement (rattrapant les prestigieuses universités américaines), car les étudiants les plus engagés dans leurs études et les plus aidés proportionnellement aux ressources de leur famille et à cohérence de leur projet représenteraient un public de qualité pour les universités. Mais des voix s’élèvent alors pour expliquer que les familles les moins aisées sont aussi celles qui sont les moins renseignées sur les possibilités d’orientation, car la rationalité des choix n’est pas si présente et le taux d’endettement jouera un rôle déterminant dans les choix. Le choix des études supérieures creusera dès lors les inégalités sociales. Ces commentaires réfutent l’idée que l’étudiant peut rationnellement choisir une voie précise, sans tenir compte de ses origines sociales. Ce débat a une origine sociologique, dominée par deux grands auteurs, Raymond Boudon (décédé en 2011) et Pierre Bourdieu (décédé en 2004).

Pierre Bourdieu considérait que la société est structurée comme une lutte pour le pouvoir entre les différentes classes sociales : les classes dominantes veulent garder le pouvoir en maintenant les inégalités à l’école. (cf. Les Héritiers, livre de 1968). Le célèbre sociologue développe le concept d’Habitus, qui est le capital culturel d’un individu qui consciemment ou inconsciemment lui permet d’accéder aux différents codes pour s’adapter à un groupe social dans les pratiques quotidiennes. Il inscrit la personne dans un groupe donné, creusant l’écart entre les catégories sociales et entre les statuts personnels par l’adoption d’Habitus distincts. Les ouvriers ne posséderaient ainsi pas les clefs pour complètement investir l’école et répondre à ses exigences, car l’école est l’apanage des classes sociales dominantes, et ce d’autant plus qu’on évolue dans les strates de l’enseignement supérieur ; ce qui représenterait une forme de ségrégation sociale. La politique doit alors rectifier cela et l’université est ainsi un outil pour que le plus grand nombre puisse accéder au savoir, gommant les inégalités culturelles – ce qu’il appelle le capital culturel.
L’école primaire, le secondaire et l’université devraient donc, pour rétablir une égalité entre les citoyens, permettre aux classes sociales défavorisées d’acquérir les outils intellectuels nécessaires. Cela implique un accès gratuit à leurs structures et une adaptation de l’enseignement aux Habitus de ces classes.

Seconde analyse : Raymond Boudon, célèbre grâce à un livre phare – L’inégalité des chances, en 1972 – expliquait au contraire que le rapport des familles aux études supérieures était lié à deux facteurs : la présence plus ou moins prégnante de la culture au sein des conversations, et la valorisation des études : lorsque le diplôme joue un rôle important pour la détermination de l’emploi, par exemple chez les cadres, la famille considère les études supérieures comme d’autant plus nécessaires. Il y a donc une forme d’auto sélection dominée par le rapport à une structure-groupe social : lorsque l’enfant voit que ses choix scolaires lui permettront d’avoir une situation valorisable dans sa famille, il va accepter de prendre le risque de poursuivre ses études, et d’engager des frais pour sa scolarité. Raymond Boudon prend un exemple simple, mais en faisant appel à une théorie sociologique dite des groupes de référence :
« Un instituteur sera normalement satisfait si son fils est professeur du secondaire ; un professeur de faculté risque d’en être déçu. De même, une fille d’instituteur aura facilement l’impression d’avoir réussi si elle devient elle-même professeur dans le secondaire. Cela ne sera pas le cas pour le fils d’un professeur d’université. »1 C’est donc un rapport symbolique et social complexe que les familles engagent avec l’orientation de leurs enfants. Et il y aura des inégalités sociales fortes tant que cette auto-évaluation des chances des enfants jouera un rôle dans l’orientation. La solution proposée serait le retour vers un système méritocratique : il faudrait que les familles n’aient plus, seules, le choix de l’orientation de leurs enfants. Au contraire faisons passer des examens et différencions les voies d’apprentissage : la disparition d’un tronc commun permettrait à chacun de trouver “chaussure à son pied”, et orienter en fonction des résultats et des compétences offrirait une vraie égalité républicaine.
Les deux analyses, même si elles mettent toutes deux l’accent sur une forme de déterminisme social, s’opposent donc car pour Raymond Boudon les familles jouent un vrai rôle dans l’accentuation des inégalités sociales, alors que Pierre Bourdieu les placent en victimes du système. Le premier aurait été donc sans doute favorable à l’augmentation des frais universitaires, alors que le second y aurait vu une accentuation de la fracture sociale. A nous de réfléchir pour savoir laquelle des deux voies est la plus pertinente… Il y a urgence car la privatisation de l’enseignement supérieur est en marche2.

Par Christophe Gallique