Nous vivons une nouvelle révolution de l’écriture depuis 20 ans, celle des réseaux sociaux. L’impact que cela a est réel mais si indolore qu’il faudra bientôt initier une nouvelle forme d’éducation chez les collégiens : apprendre à écrire conscients que nos mots ont une portée totale.
Une fois n’est pas coutume, je vais commencer cette chronique philosophique par de la pub : Allez sur le site Framasoft, vous y trouverez toutes les solutions bureautiques nécessaires, mais gratuites et surtout à l’abri de la surveillance des ogres GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft). Utilisez Mozilla au lieu de Google Chrome, Qwant à la place de Google. Pourquoi ? Car à l’heure du Big Data il est temps de prendre conscience que toutes ces entreprises américaines utilisent nos données pour les revendre. Souvenez-vous d’une des phrases de mon précédent article : ce que le KGB a cherché à faire dans les années 80, c’est-à-dire que tout le monde surveille tout le monde, puis tenir des fiches pour contrôler tout un chacun, Facebook le réalise tous les jours avec le consentement et le concours de chacun de ses utilisateurs. La reconnaissance faciale étant le net plus ultra recherché par tous ceux qui acceptent de perdre presque un mois de salaire pour acheter le dernier né des smartphones… rajoutons que Donald Trump a en un an communiqué essentiellement sur Twitter et que Mark Zuckerberg – patron de Facebook – aurait des velléités pour la prochaine présidentielle américaine, un frisson traverse alors notre corps : quel étrange mélange des genres et quel conflit d’intérêt : la constitution américaine fait de la liberté individuelle un des piliers de la nation et on accepte qu’un pouvoir immense, celui du Big Data, reste entre les mains de quelques-uns qui pourront devenir, à moyen terme, leurs dirigeants politiques. En France cela pourrait donner des ailes à Xavier Niel pour le poste à l’Élysée, mais ça, c’est de la politique fiction.
Cela nous interroge sur les relations que nous, simples citoyens, nous entretenons avec ces GAFAM : nous acceptons de plus en plus que les limites de la vie privée soient repoussées et que notre smartphone ait un contrôle actif sur nos vies. Pourquoi cela ne nous dérange pas, alors que tous les observateurs un peu réfléchis se rendent compte qu’il s’agit à la fois d’une concentration inquiétante des pouvoirs et d’une forme de totalitarisme ? Les réseaux sociaux sont des obstacles à la liberté : ils nous poussent à être essentiellement en contact avec des gens qui sont d’accord avec nous, ce qui nous structure en clans – première caractéristique du totalitarisme – dont le seul point commun est la « toile ». Il y a de plus un harcèlement systématique de certaines formes d’expression et ce ne sont pas les meilleures qui sont mises en avant : il est facile d’avoir une page Facebook raciste mais une photo de nu artistique est immédiatement censurée. Ce sont les GAFAM qui décident à notre place de ce qui est bien ou mal. Malgré ces aberrations, pour les jeunes générations, avoir une « vie » sur internet est pratiquement aussi important que dans la réalité. J’aimerais non pas faire le vieux ronchon qui condamne l’utilisation des réseaux sociaux comme le signe d’une décadence nécessaire – doublé d’un « c’était mieux avant », mais il me semble urgent de demander pourquoi tant d’individus, libres et rationnels, acceptent ainsi d’être surveillés par ce nouveau Big Brother dont la puissance évolue à une vitesse exponentielle.
Le premier élément de réponse est le sens de ce que nous écrivons sur les réseaux. Internet devient puissant car il ne cherche jamais à entraver directement nos libertés, il les englobe. Il y a quinze ans Pierre Lévy, dans un livre sur la Cyberculture (Editions Odile Jacob, 1998), désignait cette dernière comme une « universalité sans totalité », c’est-à-dire qu’à cette époque (lorsque internet était un lieu d’exposition où on apprenait à « surfer » mais où les réseaux sociaux n’étaient même pas imaginables) le net permettait d’accéder à toutes les informations mais sans espoir de pouvoir toutes les digérer. Ecrire dans un blog supposait donc qu’on puisse être lu sans jamais être certain d’être lu. La thèse de Pierre Lévy était que cela influençait la manière d’écrire. Pour développer cela il reprend les différentes étapes de la pensée. Dans des sociétés de tradition orale la parole est reçue en temps et en heure, dans le contexte même de l’échange. Cela donnait une dimension éphémère à toute pensée mais aussi une efficacité contrôlée. Ce que l’écrit a apporté, c’est la possibilité de décontextualiser la pensée. « L’écriture a ouvert un espace de communication inconnu des sociétés orales, dans lequel il devenait possible de prendre connaissance de messages produits par des personnes situées à des milliers de kilomètres, ou mortes depuis des siècles, ou bien s’exprimant depuis d’énormes distances culturelles ou sociales. » écrivait Pierre Lévy en 1998. La préhistoire d’internet ! L’écriture permit ainsi à la pensée d’accéder à une forme d’universalité, c’est-à-dire qu’elle pouvait toucher tout le monde, à tout moment. Mais aussi une pensée qui doit être expliquée, car parfois obscure. Ce fut la naissance de l’interprétation, de l’enseignement et de la culture. L’école, puis les différents médias se sont faits les courroies de transmission de cette culture estimée nécessaire : la culture est tout ce que nous devons retenir des grandes œuvres de l’humanité et donc l’universel, c’est la présence (virtuelle) à soi-même de l’humanité. Cette universalité a pour finalité utopique l’acquisition de la totalité de la culture, définie « comme le rassemblement stabilisé du sens d’une pluralité (discours, situation, ensemble d’événements, système, etc.). »
Il y a 20 ans internet provoqua une nouvelle révolution : la démultiplication des lecteurs possibles et une nouvelle facilité pour lire. Lorsque nous écrivions au début des années 2000 sur le net, nous pouvions espérer nous adresser potentiellement au monde entier : cela se faisait sous forme de blogs qui étaient lus sans que nous puissions en mesurer les impacts. La liberté était totale, car sans risque particulier, noyés comme nous pouvions l’être au milieu des milliers de pages qui étaient sur le net. Ces pages écrites n’avaient donc qu’une portée potentiellement universelle. Voilà ce que précisait Pierre Lévy : « Or la cyberculture montre précisément qu’il existe une autre manière d’instaurer une présence virtuelle à soi de l’humanité (l’universel) que par une identité du sens (la totalité). » Ce qui ne signifie rien d’autre que : on écrivait, mais certain que notre pensée allait se perdre dans l’immensité du réseau, et cela autorisait tous les débordements.
Aujourd’hui rien de tel. Tout écrit est traité par le Big Data qui devient une machine qui s’autoalimente : chaque donnée se trouve utilisée au titre de la liberté individuelle et reviendra comme un boomerang dans la vie de son auteur. C’est ici que se trouve le cœur de notre problème : chacun perçoit la réalité de son influence par le petit bout de ses notifications mais ne prend pas nécessairement conscience de l’impact pour lui et les autres de sa participation aux réseaux sociaux. Nous sommes passés d’une universalité sans totalité à une globalité sans totalité. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que les utilisateurs actuels, loin de vouloir se rapprocher de l’humanité en publiant des photos et/ou des commentaires, veulent juste avoir un impact global : faire du mal, exprimer une colère, attaquer, ou bien soutenir. Notez bien que spontanément j’utilise trois verbes aux accents négatifs face à un seul positif. Ce n’est pas un hasard. Bien au contraire, c’est la suite logique de cette globalité : on se sent protégé par notre écran, qui semble nous permettre d’attaquer tout en étant protégé, un peu comme les automobilistes qui n’hésitent pas à insulter à l’abri de leur voiture. Sauf que désormais nos attaques n’ont plus pour seule portée l’habitacle de notre véhicule ; ils peuvent au contraire avoir une très longue portée, d’où le sentiment de puissance jouissive qui nous pousse à être très facilement odieux, méprisant, injurieux. C’est l’effet principal de la globalité du net : tout rebondit et est démultiplié. Notre écriture s’en trouve largement impactée, car loin d’être dense, offerte à l’interprétation, il faut qu’elle soit simplifiée, claire comme de l’eau de roche, percutante. Cela a pour conséquence que nous abaissons la garde, que nous laissons transparaître notre moi profond, notre moi intime. Et c’est là que le piège se referme : nous ne sommes pas conscients de la totalité du système, qui réagit comme un tout, et qui grossit au fur et à mesure de nos contributions. Nous laissons le système gérer notre vie virtuelle, car nous ne voyons en réalité que notre point de vue, enfermés face à notre écran, sans toujours mesurer l’impact de nos déclarations et nos notifications. Nous partageons, nous relayons, nous lisons et nous regardons des vidéos la plupart du temps seuls devant nos écrans, prenant à peine conscience du système qui s’organise et qui en retour nous surveille. Nous n’en prenons pas conscience car cette prise de conscience supposerait comprendre deux dimensions qui dépassent notre intelligence : les algorithmes qui organisent le système et la totalité des échanges. Nous ne sommes qu’un point de vue parmi d’autres, et ce point de vue est une porte ouverte sur un système qui relie tous ces points de vue. Pour reprendre une image empruntée au philosophe allemand Leibniz (1646-1716), nous sommes des monades qui expriment un point de vue d’un système global. Une monade est un être simple, un atome qui perçoit le monde et qui communique avec les autres monades, mais uniquement en percevant son point de vue. C’est l’internaute qui écrit pour ceux qui font partie de sa sphère, et qui ne perçoit que sa sphère. Il se sent protégé car il ne perçoit pas la totalité du système, un peu comme une forme de myopie. Mais en retour le système internet perçoit tout de cette monade, car elle le nourrit. Ces monades participent donc à un système qui exploite leurs contributions et elles n’ont pas conscience que ce n’est pas leur seul réseau qu’elles nourrissent ; c’est une entreprise qui cherche à gagner de l’argent – ce qui est presque un moindre mal, tout en contrôlant de plus en plus les internautes – ce qui à terme est terrifiant.
Résumons : l’écriture a connu une nouvelle révolution avec l’arrivée des réseaux sociaux : elle déresponsabilise son auteur qui croit jeter à la face du monde ses quatre vérités en toute impunité, pensant n’être écouté que par quelques proches. Et il nourrit ainsi un système qui en retour va traiter les informations données pour l’englober dans une totalité. C’est la définition même d’un système totalitaire : tout tourne autour d’un noyau qui a sa propre justification. En politique, le totalitarisme se construisait autour d’un État destructeur. Sur le net, le système nourrit les GAFAM.
Par Christophe Gallique