La caricature à l’etat pur

Jean-philippe de C le Mag a eu l’honneur de rencontrer le célèbre caricaturiste Jacques Fortuné dans son atelier à Bédarieux. De son premier dessin à l’âge de deux ans aux caricatures d’hommes politiques dans les années 80, Fortuné n’hésite pas à faire passer des messages forts…

Il ne fait pas bon tomber sous le crayon de Jacques Fortuné ! En 1992, invité à un banquet, Fortuné, entre la poire et le fromage, avait croqué le Président de la République Jacques Chirac. Ce dernier manifesta son infortune par un petit carton de remerciements envoyé à notre caricaturiste.
Fortuné sévissait aussi à Bédarieux, j’ai le souvenir d’une bédaricienne “victime” de l’artiste au cours d’un repas bien arrosé en 1999. Le dessin signé a fini au fond d’un tiroir.
Le trait toujours assassin fait s’interroger son épouse sur l’ensemble de l’œuvre de son époux : « je me demande s’il aime les femmes ? » me disait-elle. Le propos doit-être nuancé : Fortuné a toujours distingué les femmes de moins de trente ans d’avec celles de plus de cinquante. Dans la mesure où son art consiste à forcer le trait, il suffit de parcourir sa galerie de portraits pour être édifié sur l’état d’esprit de notre personnage face à la gent féminine. Ainsi, Le Hérisson, France Dimanche, Marius, autant de quotidiens nationaux où les bédariciennes ont fait la une, de façon anonyme bien sûr. Chacune, bien entendu, s’est reconnue.

En effet, Fortuné trouvait son inspiration dans sa ville qui est toujours restée dans son cœur. Né dans le quartier de la Plaine, il est revenu vivre une retraite paisible dans ce même quartier de Bédarieux.
Il m’a reçu dans son atelier au milieu de ses dessins et tableaux œuvres de toute une vie. Ceci mérite de s’installer dans un fauteuil confortable pour l’écouter.
Sa vie commence sur une légende entretenue par son principal acteur : à l’âge de 2 ans assis sur sa chaise haute, il aurait dessiné le petit canard incrusté sur le plateau de la chaise sous le regard admiratif de ses parents. A 10 ans, il fait le trombinoscope de ses copains, copines et maîtres d’école. A 15 ans, (et là ce n’est pas la légende) il propose ses services à Midi Libre. C’est le pactole, chaque dessin est payé 5 francs. Puis, il participe à un concours national : il s’agit de représenter un homme politique. Il dessine alors le portrait de Charles de Gaulle avec les lettres “Charles” et gagne le concours en engrangeant 2000 francs au passage.
Fortuné convainc ses parents en 1947 de le laisser monter à Paris pour tenter sa chance. Carton sous le bras, il fait le siège de tous les journaux, c’est un échec, il revient donc à Bédarieux.

Démarre alors une sombre période, avec mille métiers et mille misères. Puis la chance lui sourit, il se fait embaucher à la perception de Bédarieux. Il passe un concours interne qu’il réussit et repart à Paris pour travailler… à la recette des hôpitaux psychiatriques. Les caricatures vont bon train entre deux opérations de recouvrement ! L’austère revue des Finances est petit à petit agrémentée de ses dessins jusqu’au jour où l’un d’entre eux va faire sa gloire hors des murs de l’Hôtel des Finances. On voit un cambrioleur entrer dans une perception, le cambrioleur ressort nu comme un ver. Sans commentaire…

Les journaux satiriques le remarquent, des collaborations s’engagent avec Ici Paris et Le Hérisson notamment. C’est l’occasion que choisit Fortuné pour donner sa démission de la fonction publique. Il multiplie les activités et devient chansonnier caricaturiste au cabaret des Deux Ânes aux côtés de Jacques Grello et Robert Rocca. L’été, il fait la tournée des plages avec Micheline Dax et Charles Trenet, il collabore avec Roger Couderc et illustre à la TV les matchs de catch.
Fortuné collabore également au service des sports avec Raymond Marcillac, suit le Tour de France et envoie tous les jours un dessin de la ville étape à son journal Paris Jour. L’impertinence devient son quotidien. Il passe de l’ORTF, tenue d’une main de fer par Alain Peyrefitte ministre de la culture, au cabaret et à la caricature où la parole était libre.

De 1964 à 1969, Fortuné joue dans l’équipe de foot des “polymusclés” qui deviendra le Variétés Club avec Claude Brasseur, Georges de Caunes, Jean-Paul Belmondo, Félix Marten et bien d’autres. Il crée, à côté du jeu bien connu des 7 erreurs, le jeu des 7 ressemblances que lui achète Pierre Lazareff directeur de France-Soir. A quelques temps de là, le directeur du Parisien Libéré fait monter les enchères et rachète le “concept Fortuné”. Ainsi, sur une vingtaine d’années, Fortuné réalisera 12.000 dessins pour ce journal. Emilien Amaury, le patron de presse bien connu lui fait remarquer un jour que ses dessins “manquent de tête”. Toujours facétieux, Fortuné lui réplique que « au lieu de me payer au dessin, payez-moi à la tête ! ». Aussitôt dit aussitôt fait. A partir de ce jour-là, les dessins de Fortuné seront remplis de personnages, une véritable foule sur le dessin !

De 1987 à 1989, c’est le début de la “pipolisation” des hommes politiques. Fortuné se lâche, de Mitterrand à Giscard en passant par Rocard. La démagogie est enfoncée. Ami de Cavanna, il n’hésite pas à faire passer des messages forts à travers ses dessins.

La vie de Fortuné a été marquée par un grand éclectisme, on le retrouve ainsi à la fin de sa carrière antiquaire à Montargis, ville dont son épouse est originaire. Durant cette semi-retraite, il va honorer de ses caricatures les élites du département du Loiret et se livrer à une de ses passions : la peinture. Il travaille bien avant Soulages le blanc et le noir mais comme il ne fait rien comme tout le monde, tous ses tableaux sont marqués par une tache rouge comme si le binaire ne lui suffisait pas.

Ses œuvres, comme tous ses souvenirs, sont rassemblés à Bédarieux. La logique voudrait qu’après avoir été reconnu par le grand public il puisse être honoré par ses concitoyens. Un musée regroupant toutes ses réalisations, ce serait une merveilleuse récompense pour cet artiste tout en nuance, comme ses toiles.

L’œuvre de Fortuné fait partie de notre patrimoine, la caricature n’est pas un art mineur. Puisse-t-il être reconnu comme tel.

Par Jean-Philippe Robian

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