Et si…

Le 15 février 1933, l’anarchiste Giuseppe Zangara qui avait assassiné le maire de Chicago en 1929 tenta de mettre fin aux jours de Franklin Roosevelt à coups de Smith & Wesson calibre .32… Cinq balles qui vont toucher cinq personnes mais pas le 32e président des États-Unis.

Et si… S’il avait fait mouche… Un événement majeur en entraînant d’autres, cela aurait coupé l’herbe sous le pied de Philip K. Dick qui n’aurait pas pu écrire l’un de ses principaux romans “Le Maître du Haut Château” (1962). Cela aurait donc également empêché la plateforme de films et séries en ligne Amazon Prime de proposer la série assez réussie en quatre saisons qui s’en inspire.

Cette histoire, imaginant que l’attentat de 1933 ait réussi, montre un devenir différent, “alternatif” à l’Histoire réelle : Hitler remporte la guerre contre les Alliés, son partenaire le Japon s’en trouve également renforcé et ces deux puissances de l’Axe se partagent les États-Unis. Puis le récit passionnant part dans une mise en abîme “d’Histoires parallèles”… “Don’t spoil”, Fred, “don’t spoil”! 

Ce genre littéraire riche qui touche désormais la BD (série “Le jour J”…), le cinéma, les jeux vidéos… s’appuie donc sur un schéma simple mais aux possibilités inépuisables : voir les conséquences d’un événement de l’Histoire qui n’aurait pas eu lieu ou se serait déroulée autrement. Côté fiction cela porte un nom né en Occitanie: l’uchronie.

Il est un homme, philosophe visionnaire, de Prades dans les Pyrénées Orientales qui intervient tous les jeudis à la télévision à 18 h… Oups, je me trompe, là c’est notre premier ministre, maire de ladite ville et l’avenir nous dira si ses options étaient les bonnes ! Patience… 

Non, l’autre personnalité pradéenne est plus ancienne : Charles Renouvier (1815-1903 né à Montpellier et décédé à Prades). Aux côtés de Jules Ferry, Jean Macé et Émile Littré, il a fait partie de la “Ligue de l’Enseignement” – groupe qui tente de préparer et imposer un projet d’école laïque – et il a fondé une école importante de la philosophie, le néo-criticisme. En 1876, il publie son roman philosophique “L’uchronie”… qu’il définit comme étant “une utopie dans l’Histoire”. 

Victime d’une insolation lors d’une promenade en garrigue ? Ou éclairé par une lumière divine (pardon, une lumière anticléricale et maçonnique dans son cas) ? Il imagine assez rationnellement qu’après Marc Aurèle des décisions aient permis aux Romains de résister aux barbares et que le christianisme ne se soit pas développé en Occident mais se soit épanoui en Orient. Son Europe devient rapidement pacifique et les voix de la Renaissance se déclarent beaucoup plus tôt que dans l’Histoire réelle. Renouvier, s’il précise les contours de cette technique, ne fait que valider un procédé existant depuis au moins l’Antiquité gréco-romaine. Tite-Live, par exemple, s’en sert déjà plusieurs fois.

Ces dernières années, les historiens Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou ont coécrit et publié une étude fouillée sur l’intérêt d’utiliser les hypothèses d’Histoire contrefactuelle en sciences humaines et sciences sociales, et d’ailleurs dans beaucoup d’autres sciences dont la physique (« Pour une histoire des possibles »). Ils citent nombre d’exemples et de références parmi lesquels ceux de Fernand Braudel (1902-1985), célèbre historien qui, dans l’un de ses ouvrages majeurs « La Méditerranée », utilise au moins dix fois des histoires contrefactuelles. Il montre ainsi ce qu’aurait impliqué le fait que l’Empire français se soit appuyé sur ses relations avec Florence en Italie, de manière aussi significative que l’Espagne s’est appuyée sur Gênes. Si vous n’avez jamais lu ce livre, c’est l’une des innombrables raisons de le faire. 

Deluermoz et Singaravélou évoquent également la Révolution française, fait historique mais qui est en soi ressenti comme une bifurcation de l’Histoire tellement il modifie brutalement des notions de progrès et de démocratie qui vont influencer l’ensemble du monde. Comme s’il y avait une rupture phénoménale qui avait changé le cours des choses. Du coup, imaginer que cette révolution n’ait pas existé permet d’imaginer aisément un tout autre futur.

Pour ma part, j’ai abordé à de nombreuses reprises des futurs alternatifs : 

– d’une part, dans le cadre de mes loisirs, comme la plupart d’entre vous, j’ai revu plusieurs fois la saga « Retour vers le futur » et relu d’innombrables récits de science-fiction qu’on relie souvent au thème du voyage dans le temps et qui montrent, de bévues en paradoxes, comment on peut changer le devenir de sa famille ou celui du monde simplement en écrasant ou non un papillon quelque part un jour dans la préhistoire (!). Fan de Comics,« Days of Future Past » film de la saga « X-Men », qui a pour sujet une histoire alternative de la gestion de la crise des missiles de Cuba, était assez jouissif. Lorsque le récit est traité avec l’existence de mondes parallèles je pense aussi à l’excellente série « Counterpart » de 2017, qui mélange allègrement uchronie et dystopie autour du super acteur J. K. Simmons.

Au cours de mes conférences, généralement sur l’histoire des sciences et des techniques, j’ai souvent recours à des histoires contrefactuelles. 

Imaginez que les Grecs aient pensé à associer leur moteur à air, l’éolipyle, à leur maîtrise des engrenages et des roues : on aurait eu la voiture 300 ans avant Jésus-Christ ! Qu’est-ce que ça aurait changé ? Imaginez qu’Ada Lovelace et Charles Babbage aient eu les moyens financiers de terminer leur premier-méga ordinateur en 1835, sachant que leur prototype pouvait réaliser 377 opérations en une minute… Que pensez-vous que les dirigeants de cette époque auraient fait d’une telle invention, qu’il s’agisse des grands industriels, du roi d’Angleterre, de Napoléon III ou du tsar de Russie ? Notez que, malgré le retard d’un siècle que nous avons pris à cause de ce manque de liquidités des deux inventeurs, nous en sommes tout de même aujourd’hui à plus d’un milliard de milliards d’opérations en une seconde avec le plus gros ordinateur du monde !

A ce propos, Quentin Deluermoz m’a fait découvrir dans son livre qu’il existe à Harvard une équipe scientifique qui travaille avec des méga-ordinateurs sur le projet « What if » … des calculs de probabilités en particulier dans l’évolution économique et politique. Ils ont développé ces dernières décennies des logiciels qui, en rentrant des quantités de paramètres, ont sorti des résultats parfois surprenants.  Par exemple, savez-vous qu’on a pu calculer qu’un régime démocratique a beaucoup plus de “chance” de devenir un régime autoritaire que l’inverse ? C’est non seulement un constat sur des résultats chiffrés et l’analyse d’une tendance, mais encore la perception que l’on peut avoir de contraintes que l’on reçoit d’un gouvernement, justifiées ou non. Ça ne vous fait pas un peu “flipper” en cette période d’élections ??? 

Comment les scientifiques font-ils d’ailleurs pour distinguer d’un côté une démocratie qui établit des contraintes pour préserver sa population et de l’autre d’un régime autoritaire, qui établit des contraintes pour imposer une doctrine, en général au bénéfice de certains… Je creuserai la question à une prochaine occasion .

Une chose est sûre, ce n’est pas parce que l’Histoire à venir serait rendue prévisible par les mathématiciens que l’humain me semble avoir les qualités nécessaires pour en éviter toutes les catastrophes.

Et s’il n’y avait pas eu le COVID-19, aurais-je parlé de tout cela ? Allez savoir !

Par Frédéric Feu

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