93 millions de milliards de moutons !

En mai 2013, ma rubrique dans C le Mag vous soumettait quelques réflexions éparses sur l’avancée, l’histoire et l’imaginaire de la robotique, tout en vous annonçant que nous y reviendrions plus tard. Or, l’année qui vient de s’écouler fut riche en actualités, qui nous relient parfois aux origines anciennes du rapport entre l’homme et la machine.

Incorrigible, je commencerai par une anecdote personnelle qui vient de resurgir à mon esprit. Vous êtes sans doute nombreux à avoir vu « Blade Runner 2049 » de Denis Villeneuve, qui était une nouvelle variation du roman de Philip K. Dick « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques », publié en 1966.
Finalement les superbes décors, un synopsis sans sacrilège et le jeu acceptable de Ryan Gosling, ont permis de ne pas trop provoquer de crises épileptiques chez les fans du « Blade Runner » de Ridley Scott de 1982. Harrison Ford y campait un impeccable Rick Deckard, chasseur d’androïdes sortis du rang, ne respectant pas la durée de vie qui leur était imposée.
Le titre de la nouvelle de K. Dick était toujours resté à mon esprit parce qu’enfant j’avais du mal parfois à m’endormir et qu’à ce moment là on vous assénait toujours le même conseil : « compte les moutons ! ».
Le problème c’est qu’en bon gosse du cœur de Lyon, ma vision du mouton était celle que j’avais dans mes livres et bandes dessinées, dont Gotlib – oui, je sais j’étais un peu jeune pour lire ça – et je vous mets au défi, pour vous apaiser, d’avoir à l’esprit des moutons de dessins animés ou d’illustrations humoristiques sautant en général une barrière au moment du comptage ! Il faut déjà une concentration hors pair pour ne pas déraper dans ce qu’on imagine au bout de dix secondes.
Je n’ai compris que beaucoup plus tard le conseil qui m’était donné, souvent de la part de personnes de ma famille qui avaient elles habité très longtemps à la campagne. Regarder passer au pas un troupeau de moutons réel, conventionnel, avec la vraie obligation du berger de ne pas se tromper dans le comptage, même s’il est lancinant : tous les moutons se ressemblent, font très peu d’écart, ne sautent pas en l’air et encore moins de barrières, et dans ce cas là, je vous mets au défi au contraire de ne pas perdre le fil de ce que vous êtes en train de faire et de ne pas vous assoupir !

Programmer un robot pour un comptage lancinant ne risque évidemment en rien de l’assoupir puisque c’est la base même de son fonctionnement, la chose la plus facile à priori à réaliser pour lui. Donc penchons-nous plutôt sur quelque chose de plus ardu.
Avec un peu (beaucoup !) de retard, j’ai revu tranquillement « Imitation Game » sur l’exploit du mathématicien et cryptologue mécanique Alan Turing, qui fut un des pères de l’informatique. J’avais trouvé le film sympa, un peu propret, mais dont le thème évidemment était passionnant. En fait, il supporte très bien d’être revu pour y remarquer quelques détails supplémentaires… Précurseur de l’ordinateur, Alan Turing créa un test, « Imitation Game », permettant de déterminer si l’on est en train de converser avec un humain ou une machine, lorsque des échanges écrits sont entretenus sans que l’on puisse voir son interlocuteur.
Une idée marrante à la base puisqu’elle s’inspire d’un jeu de société anglais identique qui consistait à essayer de deviner avec le même système si l’on est en train de parler avec une vraie femme ou un homme en train d’imiter une femme, et tenter de répondre comme elle.

Dans « Blade Runner » un test de questions et d’observations physiques permettent aux chasseurs de réplicants de les identifier : le test de Voight-Kampff. Il s’inspire bien sûr du test de Turing.
C’est Arthur C. Clarke qui, dans le roman ayant inspiré « 2001 l’Odyssée de l’espace » a renommé le test « Imitation Game » de Turing à la gloire du savant, et il n’y a plus aujourd’hui une seule année où l’on n’ait pas des informations sur la progression des machines capables de tromper leurs interlocuteurs.
Pour autant, en lisant la littérature scientifique sur ces réussites extraordinaires de machines tellement humaines qu’elles nous amusent, il me semble que cela nous ramène bien souvent à l’histoire du baron de Kempelen.
Peut-être avez-vous vu récemment sur Arte, tardivement, ce vieux film des années 1920 qui raconte, en très romancée, l’histoire du « turc mécanique », automate capable soi disant de jouer aux échecs, qui fut réellement construit par l’ingénieur Johann Wolfgang von Kempelen. Doté d’une superbe machinerie visible par le public, il était capable de faire une partie avec d’excellents joueurs et de les vaincre. Ce qui était pour l’époque bien naturel puisque, aussi ingénieuse que soit la machinerie, c’était un leurre qui dissimulait un humain caché sous la table qui effectuait la partie réelle.
Après avoir eu la célébrité méritée il fut revendu et continua son parcours à la rencontre d’adversaires aussi prestigieux que Napoléon Ier ou Edgar Allan Poe, qui en fit une célèbre nouvelle.

Mais les experts font remarquer qu’aujourd’hui, pour les machines soumises au test de Turing, certaines l’ont réussi surtout parce qu’elles avaient intégré des duperies évitant de se mettre en mauvaise situation.
Il faut faire très attention également de prévoir que la machine n’utilise pas sa puissance de calcul, soit pour répondre à des questions auxquelles aucun homme n’aurait pu répondre, soit pour effectuer des calculs très simples dans un délai qui, lui aussi, paraitrait irréaliste.
Rappelons que si la machine à calculer analytique de Babbage était capable de réaliser en 1830 près de 300 opérations en une minute, que dire du plus gros ordinateur actuel qui peut en faire 93 millions de milliards en une seconde !

A l’heure où l’on produit des androïdes où l’apparence humaine commence réellement à nous tromper dans sa texture de peau, qui est encore améliorable, et où les algorithmes permettent de rapprocher de plus en plus la machine des capacités de gestion du cerveau humain, profitant également de certains fonctionnements qui peuvent paraître chaotiques voire irrationnels, les réplicants ne sont plus loin et nos enfants les rencontreront à coup sûr. Pour l’heure, rassurez vous sur internet, en regardant des concerts du groupe allemand Compressorhead, 5 robots au look « Johnny Five », qui interprètent honorablement AC DC, Metallica ou mieux… les Ramones ! Chacun ses goûts et bonjour chez vous.

Par Frédéric Feu

Laisser un commentaire