Les vertus de la censure !

La France est un pays où la liberté d’expression est sacrée. La censure y a toujours eu mauvaise presse. Et voilà qu’une entreprise américaine se donne le droit de nous interdire l’écoute de musiciens au nom de la morale.
Comment devons-nous réagir ?

Spotify, le service de musique en ligne le plus développé du monde a décidé de censurer certains artistes dont il estime le comportement déplacé*. Cette nouvelle a un aspect à la fois terrifiant et rassurant : terrifiant car Spotify est le service en ligne fournisseur de musique le plus utilisé dans le monde. Ce n’est pas simplement une statistique. C’est aussi une révolution dans la manière d’écouter sa musique, Spotify propose des playlists et ses utilisateurs peuvent donc ne plus choisir leur musique, juste se fier à ce que propose la plateforme sans avoir une idée précise de la musique qu’ils veulent écouter. Cela laisse à Spotify la possibilité d’orienter les écoutes vers les artistes qu’il promeut et faire oublier ceux qui ne sont pas dans ses bonnes grâces. Les chiffres sont vertigineux, il y a 71 millions d’abonnés et 159 millions de personnes qui utilisent seulement la formule gratuite, c’est-à-dire avec publicité et sans pouvoir choisir l’ordre des chansons. Plus inquiétant, sur la totalité des utilisateurs, 60 à 70 % se fient uniquement aux playlists. Ce qui veut dire qu’un artiste qui se voit refuser l’accès à cette plateforme perd une visibilité de plus en plus importante et risque de voir sa carrière avorter.
Ce serait rassurant car Spotify, dans sa déclaration du 10 mai 2018, explique qu’il refuse tous les artistes faisant la promotion de la haine, de la violence. Qui peut être contre ? Qui peut ne pas se réjouir de cette prise de conscience, alors que certains réseaux sociaux ne sont pas très regardants sur les contenus racistes, antisémitiques, misogynes de leurs utilisateurs, nous avons là un acteur très actif du web qui veut prendre ses responsabilités morales. Le rappeur XXXtentacion est une des premières victimes de cette censure. Spotify avait déjà supprimé de sa plateforme des groupes d’extrême droite, mais là il ne s’agit pas d’idée raciste mais d’un comportement personnel, XXXtentacion fut accusé de violence conjugale. Même sort pour R. Kelly. Rassurant ? L’enfer est pavé de bonnes intentions. Je modifie donc, ce n’est pas rassurant. C’est édifiant ! Le retour à la morale se plaçant au-dessus de la loi. Car ces artistes n’ont jamais été condamnés par la justice de leur pays. Spotify se permet de se faire juge en leur interdisant toute diffusion. La plateforme s’offre le droit d’être le garant d’une morale, refusant les artistes qui dans leur vie privée sont violents, en particulier avec les enfants.

On ne peut pas être en désaccord avec eux, toute violence est condamnable et personne ne peut fermer les yeux sur ce que vivent les mineurs qui en souffrent. Mais là les enjeux sont différents. Spotify devient un intermédiaire actif qui choisit pour nous, exerçant une censure en amont, refusant à des millions de personnes le droit de juger par eux-mêmes et d’apprécier ou non des artistes qui n’entrent pas dans les codes d’une société aseptisée. Cette tentative de maîtriser la moralité des chansons eut déjà lieu. De nombreux artistes qui ont écrit l’histoire du rock ont eu de multiples soucis. Les Beatles avec la chanson Lucy in the Sky with Diamonds furent censurés par la BBC à cause la prétendue promotion du LSD, Chuck Berry eut des ennuis parce qu’il avait des relations avec une fille de 14 ans. Et les Rolling Stones furent de nombreuses fois menacés parce qu’ils prenaient des drogues ouvertement et que leurs chansons avaient des paroles subversives. Est-ce que cela a empêché quoi que ce soit ? Est-ce que ces artistes dorment dans les oubliettes de l’histoire ? Ou fut-ce le début d’une forme de décadence morale de l’Occident, dont la BBC voulait protéger la jeunesse du Royaume Uni ? Ni l’un ni l’autre. Néanmoins cette censure était monnaie courante dans les années 60 et 70 en France et au-delà de la Manche. Une loi de 1945 donne à une commission notamment le droit de visionner tous les films à l’affiche et éventuellement de restreindre leur diffusion. Mais à quoi cela sert ? Est-ce que cela permet aux mœurs d’être plus “pures” ?

Posons la question différemment. Il ne faut pas se demander si un quelconque ordre moral a le droit de censurer. Il ne faut pas non plus demander s’il faut condamner moralement des comportements considérés comme immoraux. La morale ne doit pas être une affaire politique mais un comportement individuel, c’est-à-dire que ce n’est pas à un Etat ou une entreprise de déterminer ce qu’est le bien et le mal. J’ai une morale, j’ai un jugement de valeur qui me permet de guider mon comportement et décider si une personne partage ou non mes valeurs. Le rôle de l’Etat est surtout de protéger les mineurs de toute forme de violence psychologique. Il a l’autorité et la neutralité nécessaire pour garantir l’impartialité de ses décisions. Mais qu’une entreprise initialement faite pour gagner de l’argent en me proposant un service se permette de censurer une musique et ainsi contrôler ce que je peux et/ou je dois écouter, cela change la donne ! Car cette entreprise se transforme en maître-censeur et prend le rôle de l’Etat, sans assurance de sa neutralité. Pour qui roule-t-elle ? Pourquoi censure-t-elle ? Est-ce uniquement pour s’attirer les bonnes grâces des familles ou est-ce pour répondre aux exigences du néo conservatisme américain symbolisé par le Tea Party ?

Nous allons prendre du recul pour mesurer ce danger. Nous allons remonter le temps et rencontrer deux philosophes qui réfléchirent sur la pertinence de la censure dans une société politique. Le premier était né en Autriche mais est devenu citoyen anglais après la Seconde Guerre mondiale. Karl Popper (1902 – 1994) fut un des philosophes qui défendit avec le plus de conviction la société libérale (notamment avec son livre La société ouverte et ses ennemis – 1942). Et pourtant en 1994, dans son dernier livre, La télévision : un danger pour la démocratie, il proposa une forme de censure de la télévision. Le second, Baruch Spinoza, grand nom de la philosophie qui vécut une révolution politico-religieuse au XVIIe siècle et qui lutta contre toute forme de censure de la pensée. Leurs réflexions n’ont pas vieilli et montrent pourquoi la mainmise de quelques entreprises sur la toile peut se révéler le véritable danger du XXIe siècle. Tout d’abord Karl Popper. Il réagissait face à la violence à laquelle les jeunes enfants étaient exposés à la télévision à toute heure de la journée et ne faisait aucune confiance en les producteurs de ces émissions. L’un d’eux lui a expliqué : « Nous devons offrir aux gens ce qu’ils attendent. », prétendant que c’est l’essence même de la démocratie. Or la démocratie, est-ce suivre la pente naturelle de certains téléspectateurs vers le voyeurisme et la médiocrité, voire la fascination pour la violence ? Karl Popper précise que la démocratie, c’est d’abord et avant tout « un système de protection contre la dictature ». La dictature qui est la confiscation de la souveraineté populaire par quelques-uns, parfois pour des raisons qui paraissent légitime, est donc le danger principal. Face à elle, Karl Popper propose un dispositif semblable à celui de l’Ordre des médecins, la mise en place d’un règlement que devraient respecter les producteurs de TV, sous peine de perdre la licence leur permettant de travailler. Ce règlement serait établi par des personnes compétentes qui auraient pour finalité l’élévation du niveau éducatif des émissions. Mais qui a cette autorité ? Qui a le droit de choisir pour les autres ? Est-ce cela la démocratie ? Nous ne nions pas que la tendance naturelle des émissions à proposer un spectacle « de plus en plus mauvais, que le public accepte pour peu qu’on y ajoute de la violence, du sexe et du sensationnel. » ainsi que l’explique Karl Popper ; mais qui a l’autorité morale et la compétence pour déterminer ce qui est bien ? N’est-ce pas non plus une forme de dictature, une dictature morale ?

Spinoza a dû affronter cette forme de censure avec ses ouvrages philosophiques et notamment le Traité Théologico-politique (1670) qu’il rédigea après la prise du pouvoir du parti de Guillaume d’Orange qui réduisit les libertés au nom de la morale et la religion. Voilà ce qu’il écrit, chapitre XX, sur la censure : « Vouloir tout régler par des lois, c’est irriter les vices plutôt que les corriger. Ce que l’on ne peut prohiber, il faut nécessairement le permettre, en dépit du dommage qui souvent peut en résulter. » Nous pouvons comparer la censure à la prohibition de l’alcool : c’est impossible d’empêcher les gens de boire tout comme c’est impossible de les empêcher de penser. Interdire la consommation d’alcool, c’est même permettre toutes les dérives mafieuses qui vont s’enrichir grâce à cette prohibition. Certes, interdire la liberté d’expression n’amènerait pas à des réseaux parallèles, néanmoins cela peut être dangereux car, d’après Spinoza, « Les hommes sont ainsi faits qu’ils ne supportent rien plus malaisément que de voir les opinions qu’ils croient vraies tenues pour criminelles, […] par où ils en viennent à détester les lois, à tout oser contre les magistrats, à juger non pas honteux, mais très beau, d’émouvoir des séditions pour une telle cause ». En résumé, plus on leur interdit de s’exprimer, plus les gens vont ressentir de l’attirance pour ce qui est interdit. Spotify peut vouloir censurer les artistes susnommés, il n’en résultera qu’une plus grande attirance pour ce qu’ils chantent. Et bien que la puissance de ce média ait des proportions jamais connues auparavant, qu’il fasse attention, les amateurs de musique trouveront et cultiveront des circuits parallèles pour les contourner.

Nous voilà donc au terme d’un raisonnement au cheminement paradoxal. Nous avons commencé par nous inquiéter d’une censure établie par un géant du web, puis nous avons considéré les raisons qui pouvaient justifier une telle censure et nous avons débouché sur le pari que cette censure, de toute manière, échouerait. Il y a des soirs ainsi où décidément on ne contrôle rien, pas même sa propre pensée…
Par Christophe Gallique

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