La vérité, un devoir à tout prix ?

Délation, signalement et dénonciation

La délation fut un crime odieux pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais aujourd’hui on nous pousse à dénoncer les criminels pour que la justice se fasse. La différence est-elle si facile à faire ?

L’affaire n’est pas simple, n’est pas claire. Comment faire la distinction entre un signalement à la police et une dénonciation ? Et quelle est la différence avec la délation pratiquée par certains français au cours de la Seconde Guerre mondiale ? Est-ce à mettre sur le même plan que le signalement demandé – à juste titre – lorsque quelqu’un que vous connaissez a un comportement déplacé et dangereux ? Faut-il dénoncer ? Grave question qui revient à pas de charge dans notre société. Mais qui n’est pas une question neuve. Le pédophile, le terroriste, le fraudeur fiscal, le tortionnaire d’enfants et le harceleur sexuel (espérons que ce ne soit pas la même personne qui soit coupable de tous ces crimes et délits.) ont du souci à se faire, car l’exigence de la société est désormais de demander à chaque citoyen une tolérance zéro et une attention de tous les instants. Une exigence de transparence et de justice qui trouve naturellement sa justification dans le fait que les moyens de communication (anonymes) n’ont jamais été aussi nombreux. Une exigence morale (recherche du Bien et d’une dignité) qui va déterminer notre organisation politique (recherche d’une vie meilleure).
Penchons-nous sur un exemple, un cas de casuistique.
La casuistique, c’est l’étude de cas précis, difficile à trancher, que les jésuites inventaient pour résoudre les dilemmes moraux. Celui qui nous intéresse est vieux de plus de deux cents ans et oppose deux grands noms de la philosophie des Lumières, le célébrissime Emmanuel Kant et le français Benjamin Constant (car la philosophie est en réalité un jeu entre deux auteurs qui courent après les concepts, et à la fin ce sont les allemands qui gagnent….). Voilà le cas proposé : vous êtes chez vous, tranquillement assis dans votre salon, lorsqu’une personne rentre apeurée et se réfugie dans votre chambre ; vous n’avez pas le temps de réagir qu’une seconde personne arrive devant votre porte, armée d’un bâton et l’air agressif et vous demande si quelqu’un s’est réfugié chez vous. Que devez-vous faire ? La dénoncer, ou mentir par humanité pour la protéger ?

Vous ne savez rien.
Vous ne savez pas qui est la personne cachée dans votre chambre. Vous ne savez pas si c’est une victime, ou si c’est un monstrueux bourreau d’enfants. Vous ne savez pas si l’agresseur est un militant nazi à la recherche d’un juif, un membre des forces de l’ordre ou un père en quête de vengeance. Votre attitude néanmoins déterminera le destin de l’individu qui sera ou non livré à sa colère. Dénonciation ou signalement ? La question ne se pose pas tout à fait sous cet angle-là, car ce n’est pas de votre propre chef que vous le livrez. Mais le problème de savoir s’il faut ou non protéger et mentir pour cela est exactement l’axe de la problématique. Benjamin Constant, dans Des réactions politiques (1797) tranche assez vite en écrivant ceci : «  Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. […] Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont le droit à la vérité. Or nul homme n’a le droit à la vérité qui nuit à autrui. ». L’affaire est entendue : il faut mentir pour protéger la victime, car nulle violence n’est admissible. A l’inverse un coupable n’a pas à être caché, car il doit répondre de ses actes devant la justice. Nous sommes tous d’accord… Sauf que cela implique de savoir qui est victime et qui est coupable, qui a le droit à la vérité et qui ne l’a pas. Vous devez juger en votre âme et conscience et ne pas vous tromper. Juger, c’est subsumer un cas particulier sous une loi générale, c’est-à-dire reconnaître lorsque ce cas particulier appartient à la loi générale correspondante. Par exemple un méchant “prédateur sexuel” est un criminel. Facile à admettre. Sauf que dans le cas présenté, ce n’est pas si clair. Vous ne savez pas qui est qui. Vous devez endosser une responsabilité écrasante en déterminant qui a le droit d’être protégé et qui a le droit à la véracité. Néanmoins la réponse de Constant nous permet de distinguer délation et signalement : vous êtes dans votre bon droit lorsque vous estimez que celui qui se cache a commis un acte grave.
Kant répondit dans un petit article paru lui aussi en 1797, donnant à la question une dimension européenne (le vieux philosophe allemand emmuré dans son rigorisme moral, face au jeune philosophe français humaniste, généreux et engagé). Sa réponse tient en deux arguments nets. Tout d’abord il ne faut jamais mentir, quelles que soient les circonstances, car autoriser un mensonge ouvre la porte à la justification de tous les mensonges imaginables : on trouvera toujours de bonnes raisons de mentir : je ne l’ai pas dénoncé car je ne savais pas que c’était grave…, je t’ai menti car c’était pour te protéger toi-même, etc. Et aucun tribunal ne peut vous reprocher, juridiquement, de dire la vérité, alors que le mensonge peut être puni par la loi. Le second argument est que si vous mentez, même avec les meilleures intentions du monde, vous trahissez la confiance de l’humanité toute entière et celle de la victime en particulier : lorsqu’elle est venue se réfugier chez vous, elle a vu dans votre regard que vous étiez une personne rationnelle, et de ce fait elle en a déduit que vous alliez dire la vérité. Imaginez qu’elle profite de votre altercation avec l’agresseur pour s’enfuir par la fenêtre ; votre mensonge fera qu’elle sera retrouvée et peut-être tuée par son tortionnaire qui aura fait le tour de la maison. Et ce sera de votre faute, car si vous aviez dit la vérité, ce dernier aurait perdu du temps à fouiller votre intérieur.
A l’inverse, en disant la vérité vous n’êtes pas responsable de meurtre commis chez vous, malgré vous. Dites donc toujours la vérité, et dénoncez ceux qui se cachent quelles que soient les circonstances.
Ce rigorisme moral, qui fait un peu peur tout de même, doit être complété par un dernier élément : dire la vérité n’empêche pas de protéger. Vous pouvez répondre à l’agresseur “oui, la personne est là” et ensuite faire barrage de votre corps pour protéger la victime. Certes vous risquez ainsi de prendre un mauvais coup, peut-être de mourir. Et alors ? La morale, expliquait Kant, n’est pas là pour nous rendre heureux, mais nous rendre digne du bonheur. Il vaut mieux être mort digne que vivant honteux….
Je vous laisse choisir votre camp, puis revenons à des considérations plus réalistes : notre société actuelle exige de plus en plus de transparence et nous considérons que tout citoyen qui a eu vent d’un crime ou d’un délit doit le dénoncer. Ce sont par exemple le scandale des Panama Papers ou Wikileaks, ou les affaires de pédophilie au sein de l’Église. Bien entendu nous y voyons une forme de progrès contre ceux qui, à l’instar de Benjamin Constant, pensaient que tout le monde n’avait pas le droit à la vérité. Néanmoins attention ! C’est aussi donner le pouvoir de délation à tous, même lorsque parfois nous ne sommes pas qualifiés pour juger. En ces temps où la puissance médiatique détruit votre réputation en moins de temps qu’il ne faut pour en prendre conscience, cette exigence de vérité prônée par Kant le prussien pourrait bel et bien provoquer des drames irrémédiables.
Par Christophe Gallique

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