Faire toute une histoire

Parfois un repas entre amis, dans une guinguette estivale, prend des tours surprenants : on commente la démission d’un ministre ! Pourquoi un tel intérêt ? N’est-ce pas anecdotique ? Non ? Mais alors quel rôle ce non-événement peut jouer ? Peut-on vraiment le savoir ?

Hegel, philosophe allemand du XIXe, disait que l’histoire était l’expression de l’Universel à travers le particulier. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que l’histoire de l’humanité est à prendre dans sa globalité, comme la réalisation progressive d’une Idée, celle de la liberté. Mais dans le réel les idées n’existent pas par elles-mêmes et les gens qui se battent pour qu’elles existent échouent souvent. Ce qui a rythmé l’histoire, ce sont des individus qui font des actions particulières : il y a des voleurs, des ambitieux, des lâches, des minables, des héros, des commerçants, des soldats, des fonctionnaires ; tous mènent l’existence qu’ils peuvent et certains malgré eux marquent l’histoire, sont au cœur d’un changement fondamental sans qu’ils l’aient même prévu. Personne ne sait quels seront les effets d’un acte sur le cours des événements futurs. À cet égard les mésaventures de notre ex-ministre de la transition écologique sont intéressantes. Car alors que ce ministère devrait être le plus noble du gouvernement, voilà que des incidents (anecdotiques ?) viennent enrayer le cours de cette histoire : des dîners privés payés par le contribuable et des factures de rénovation ont suffi à l’obliger à démissionner. Avons-nous assisté à la grande ou la petite histoire ? Qui peut dire l’impact qu’a eu cette révélation du journal Mediapart ? Aujourd’hui la transition écologique devient un sujet majeur. Tous les partis s’en emparent. Même les questions de l’immigration et de la crise économique passent au second plan. Donc est-ce que cette démission est un fait politique important ? Est-ce le signe que la politique gouvernementale est incapable de prendre ces questions au sérieux ? Ou bien est-ce le signe que le monde politique va inexorablement vers une forme de transparence totale ? Un ancien premier ministre ne put devenir Président de la République car on sut que sa femme avait eu un emploi fictif ; un ministre du budget démissionna car on apprit qu’il fraudait fiscalement… La presse est un contre-pouvoir fondamental. 

Hegel écrivait : « La lecture des journaux le matin au lever est une sorte de prière réaliste. On oriente vers Dieu ou vers le monde notre attitude à l’égard de ce monde. » (extrait de ses notes 1803-1806). Cela veut dire que s’intéresser à l’actualité n’est pas une activité vulgaire pour des esprits en quête de nouvelles inintéressantes : en lisant les dernières infos on peut deviner l’esprit du monde se réaliser au-delà des péripéties quotidiennes. « Les hommes veulent une histoire qu’ils ne font pas et font l’histoire qu’ils ne veulent pas » précisait Hegel qui, né en 1770, fut témoin de grands bouleversements au cœur de l’Europe, notamment la Révolution française et l’épopée napoléonienne. En 1806 Hegel qui, je le rappelle, était Allemand, considéra en voyant passer Napoléon sur son cheval à Iéna, qu’il « était l’esprit du monde » : le conquérant français permettait à l’humanité de progresser. Mais quel progrès ? Celui de la guerre, des massacres ? Lorsque Napoléon se levait le matin, qu’il parcourait 40 km à cheval par jour, ce qui l’animait ce n’était pas l’amour de l’humanité mais une ambition démesurée, celle d’être le maître du monde. Et pourtant il apporta à son époque quelque chose de nouveau, dont il avait à peine lui-même conscience ; cette chose, ou plutôt cet état des choses, ce n’était pas un empire (qui s’écroula dès 1814) mais une réalisation à la fois plus abstraite et plus concrète, celle de la liberté individuelle au sein d’un État moderne. L’œuvre principale de Napoléon fut sans conteste la rédaction des Codes, et notamment du Code civil qui permet à tout individu d’avoir une existence juridique reconnue par l’État. Progrès indéniable, réalisé grâce à la fureur des armées napoléoniennes. Les soldats se battirent pour la liberté mais ils n’en eurent jamais conscience, car la véritable histoire, même si elle a besoin des actions des individus pour se réaliser, cette véritable histoire se joue à un niveau supérieur, celui des Idées.

Nous pouvons faire le parallèle entre l’héritage politique de Napoléon et la chute de notre ministre mais il faut rester prudent, car rien ne peut nous dire s’il a réalisé – malgré lui ou de manière pleinement consciente – un acte fondateur de la politique moderne. De la même manière la rédaction de Mediapart ne peut pas savoir le rôle qu’elle joue, si ses investigations resteront dans l’histoire du journalisme ou si elles seront oubliées dès que leur feuille de choux disparaîtra. Car l’histoire n’est pas le simple alignement de faits. Il y a trois types d’histoire selon Hegel : l’histoire pure qui est la simple collection d’événements, telle que Thucydide (460-397 av. J.-C) la pratiquait dès l’Antiquité lorsqu’il rapportait les éléments de la guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte. Il y a ensuite l’histoire universelle, celle des historiens, qui tâche d’expliquer les causes des actes. Et il y a enfin l’histoire rationnelle, celle qui va le plus intéresser Hegel, celle qui donne du sens à l’histoire : l’histoire rationnelle va réfléchir au devenir de l’humanité dans sa globalité. Selon Hegel, le sens premier de l’histoire est la réalisation d’un concept fondamental, celui de la liberté. Cette idée était présente dans l’esprit de l’homme dès les premiers âges, mais peu étaient réellement libres. Il fallut donc trouver des moyens pour permettre à cette idée de devenir réelle. Ces moyens furent – paradoxalement – la guerre, les conquêtes, les trahisons, les meurtres, etc., tout ce qu’il y a de plus négatif dans la réalité humaine. Car ce qui motive les hommes à agir, ce ne sont pas leurs idéaux, mais leurs passions, c’est-à-dire de puissants sentiments qui dominent leurs comportements. Aujourd’hui on réduit la passion à notre amour pour une personne ou pour une activité, mais dans l’histoire de la philosophie, la passion est d’abord un sentiment que l’on subit et qui paradoxalement nous donne de la force. La gloire, l’argent, la vanité, la jalousie, la haine sont autant de passions qui furent le moteur de l’histoire ; mais alors que les individus croyaient ne servir que leurs propres intérêts, en réalité ils permettaient malgré eux à l’humanité de progresser. C’est ce que Hegel nomme La Ruse de la Raison. Cette ruse de la raison est donc une forme de manipulation des individus pour qu’ils réalisent le destin de l’humanité malgré eux. Destin ? Vous avez dit destin ? Cela veut-il dire que tout est écrit à l’avance ? Non. C’est plus complexe et « la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit » c’est-à-dire qu’on ne peut saisir le véritable sens de l’histoire (la chouette est le symbole de la sagesse en philosophie) qu’une fois que cette histoire est terminée. Si le but ultime de l’histoire, selon Hegel, est la liberté subjective de l’homme en tant qu’individu et en tant qu’être universel, c’est-à-dire la liberté totale de tous les individus, y compris au niveau des structures politiques, les chemins pour accéder à cette liberté se font jour au fur et à mesure des événements. Et s’il s’agit d’un indéniable progrès, les événements qui amènent à cette liberté ne sont pas toujours positifs, loin de là ; parfois même des massacres à grande échelle peuvent permettre à l’humanité de prendre conscience de la nécessité de ce progrès. Le monde humain est ainsi fait. Bien entendu Hegel (mort en 1831) n’aurait jamais fait l’apologie du nazisme en expliquant que ce moment de la civilisation européenne fut tout compte fait un bienfait… Non ! Ce qui est horrible est horrible. Les génocides du XXe siècle sont à condamner sans aucune ambiguïté. Mais ils marquèrent la fin et la destruction d’un ancien monde. Le nouveau est celui qui se développe sous nos yeux, où le journalisme empêche que les petits arrangements entre amis se fassent sans que le public soit au courant, le journalisme qui enquête sur les pratiques politiques dont les dirigeants des États préféreraient éviter la publicité, le journalisme qui défie les puissants tout simplement pour leur dire qu’ils sont des menteurs. Cela a commencé dans les années 70 avec le Watergate et les journalistes d’investigation depuis lors permettent au public de mieux comprendre les rouages du pouvoir. Mais là, en l’occurrence, ce ne sont que des images de repas gastronomiques et de factures chères – pas de malversation, pas de corruption, pas d’enrichissement – juste des pratiques politiques abusives mais pas criminelles. Le ministre incriminé, qui a le poste le plus important pour préparer l’avenir d’une France qui doit respecter ses engagements écologiques, s’est vu entravé dans son action. Est-ce qu’il a été trahi ? Qui a fourni ces photos à la rédaction du journal ? Est-ce une vengeance ? Est-ce parce qu’il y a des lobbies qui refusent cette transition ? Nous sommes véritablement là au cœur de ce que Hegel appelait la philosophie dialectique : l’universel, c’est-à-dire le progrès de l’humanité – doit être réalisé par son rationnellement négatif, c’est-à-dire ce qui s’oppose à ce progrès dans son essence même : la vanité des puissants, la malhonnêteté des individus, la lâcheté des ennemis. Néanmoins, et paradoxalement c’est à travers cette négativité et malgré cette négativité que l’universel va se réaliser. Comment ? L’histoire nous l’apprendra. Je vous donne rendez-vous dans cinquante ans pour interpréter ces faits et vous en donner le véritable sens. 

Par Christophe Gallique

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