Saint Augustin

Saint Augustin, un gai luron

Non, ce n’est pas une blague ! Si vous lisez les Confessions de Saint Augustin, vous pourrez déjà y lire une critique de la téléréalité.

Mon cœur saigne à chaque fois que je découvre la grille des programmes de la télévision. Il y aurait comme une loi de la psychologie : plus un programme est pauvre, triste, abrutissant et plus il a du succès en termes d’audimat. Tout cela a certes une logique, celle de permettre aux publicités d’occuper les temps stratégiques et séduire les cerveaux affaiblis par une overdose de programmes abrutissants. Mais pourquoi regardons-nous ça ? Pourquoi l’apologie de la tristesse nous intéresse tant ? Pourquoi cette fascination pour la médiocrité humaine, la face noire de nos comportements ? Pourquoi aimons-nous tant la violence, les mensonges, les mesquineries entre des personnages pseudo-dramatiques. Comme à chaque fois le problème est loin d’être récent. Les lecteurs de Saint Augustin savent que ce dernier, au IVe siècle faisait face aux mêmes problématiques. Certes il ne connaissait pas la TV. Mais il assistait à des pièces de théâtre dont la médiocrité ne doit rien aux télé-réalités actuelles.
Il ne faut pas s’imaginer Saint Augustin, Père de l’Église comme un type austère et ennuyeux. Bien au contraire ! Né en 354 et mort en 430 en Algérie, ce berbère de culture latine a marqué les esprits grâce à ses Confessions, texte initiatique où il raconte son parcours intellectuel et ses premières années. A 17 ans, il arrive à Carthage, située actuellement sur le territoire de la Tunisie. A l’époque c’était la deuxième ville la plus importante de l’Empire après Rome. Saint Augustin y découvre une vie de plaisir, de décadence, de spectacles et d’exagération. Il vit en concubinage et a un enfant. Il fait l’éloge de la rhétorique, c’est-à-dire l’art des beaux discours et se lance dans des études pour devenir avocat (avant de découvrir le christianisme, de se convertir et de devenir évêque). Enfin il va au théâtre et voit des spectacles d’une étrange modernité ; ils offrent à la vue de tous la médiocrité des affects humains : amours passionnés, trahison, adultère, mensonge, etc…. Je sais que cela peut paraître surprenant, mais ma thèse est que l’attitude de Saint Augustin est très proche de la fascination que nous avons, nous téléspectateurs, face à des émissions à l’intérêt intellectuel si douteux. Saint Augustin va nous expliquer d’ailleurs le mécanisme de cette attraction incontrôlable.
Imaginons la scène : Je suis – vous êtes – nous sommes assis sur nos canapés. Pizzas et bières. Montre connectée au poignet pour vérifier que nous avons bien fait nos minutes d’exercices nécessaires aujourd’hui (notez qu’il n’y a pas encore de montre connectée pour vérifier que nous avons eu assez d’activité intelligente dans la journée…) et nous regardons soit un talk-show ahurissant de bêtise, soit un programme de télé-réalité qui nous montre des célibataires chercher l’âme sœur, soit un feuilleton aux multiples épisodes (ce qu’on appelait dans les années 80 des soap operas). Quelle différence y a-t-il avec ce que voyait Saint Augustin ? « en ce temps-là, au théâtre, je partageais la joie des amants quand ils jouissaient l’un de l’autre dans l’infamie, tout imaginaire que fût leur action dans les jeux de la scène si au contraire ils se quittaient l’un l’autre, par une sorte de miséricorde, je partageais leur tristesse; et dans les deux cas c’était un plaisir pourtant. »1 Mutatis mutandis nous ne voyons rien d’autre à la télévision : des couples qui se déchirent et qui souffrent. Nous souffrons avec eux et pourtant nous y trouvons de la joie, du plaisir. Quel paradoxe !
Saint Augustin en est conscient : « Comment se fait-il qu’au théâtre l’homme veuille souffrir, devant le spectacle d’événements douloureux et tragiques, dont pourtant ne voudrait pas lui-même pâtir ? Et pourtant il veut pâtir de la souffrance qu’il y trouve, en spectateur et cette souffrance même fait son plaisir. Qu’est-ce là, sinon une étonnante folie ? » Cette phrase implique que nous expliquions le sens particulier que Saint Augustin donne au mot « pâtir ». Pathos en grec veut dire souffrir, mais aussi être passif. La « Passion du Christ » est le chemin de croix du Christ qui a souffert et décidé de porter toutes les souffrances de l’humanité, mais c’est aussi l’impuissance du Christ qui doit supporter son supplice. Et nous sommes dans la même disposition d’esprit lorsque nous contemplons la bêtise, la mesquinerie et la cruauté sur nos petits écrans : tout ce que nous cherchons à rejeter dans la vie ordinaire, nous adorons le voir en spectacle. Nous le souffrons car nous tremblons dans nos chairs, et nous sommes passifs face à ce spectacle écœurant. Attitude schizophrène s’il en est. La preuve ? Sur les grandes chaines généralistes de la TNT, les séries policières sont légion. Nous y voyons des meurtres en série comme autant de délices, et ce qui nous remplit d’effroi dans la réalité nous remplit de bonheur, de volupté lorsque c’est sur nos écrans. Cela va même au-delà, nous aimons en souffrir. C’est le moteur de notre intérêt pour ces spectacles. Et Saint Augustin le dit lui-même : « Si ces malheurs humains, qui appartiennent ou au passé ou à la fiction, sont traités sans que le spectateur souffre, celui-ci s’en va, dégoûté, bougonnant; mais qu’il en souffre, et il reste là, attentif et réjoui. » « Les larmes, voilà donc ce qu’on aime, et les souffrances. ».
Il a l’explication face à cette fascination : « De là venaient mes amours pour les souffrances, non pour les souffrances qui pouvaient pénétrer en moi trop profondément, car je n’aimais pas en subir de semblables à celles que j’aimais regarder, mais pour les souffrances racontées et fictives qui ne pouvaient, pour ainsi dire, que m’égratigner à fleur de peau; et pourtant, comme les ongles pour ceux qui se grattent, elles engendraient des tumeurs enflammées, des abcès, de la sanie (pus mêlé de sang) repoussante. J’étais infecté d’une gale honteuse. » Nous y voilà : ces spectacles nous sont agréables dans le sens où nous pouvons contempler des souffrances sans qu’elles nous touchent réellement. Nous regardons une émission où des personnes doivent vendre leur appartement en urgence car ils sont au bord de la faillite ? Quel nectar dont je me délecte ! Car moi je ne le suis pas. Oh ! certes, j’ai pitié d’eux. J’ai de la compassion. Mais ce sont eux, pas moi. Je peux me sentir heureux face à leur malheur. Les peines que j’endure vont me paraître plus douces. Et cette mesquinerie, Saint Augustin l’appelle une gale, car non seulement elle est contagieuse mais de plus elle nous démange, ne nous laisse pas tranquille, nous avons besoin de notre dose quotidienne de voyeurisme vicieux. Untel souffre d’une maladie grave ? Oh pauvre de lui ! Moi non. Untel vit le grand amour ? Oh moi non… mais le fait de le voir me fait dire que cela existe, que cela pourrait m’arriver. Tout comme la maladie d’ailleurs… Ce que Augustin reproche à nos attitudes, c’est que ce n’est pas réellement de la miséricorde pour les peines des autres. C’est autre chose. Plutôt de la perversité, de la jalousie, de l’envie, ou le contentement face aux malheurs des autres. Mais ce que Augustin veut aussi souligner, c’est l’addiction que représentent ces spectacles : « Je sympathisais avec la joie des amants quand ils jouissaient honteusement l’un de l’autre […] et lorsqu’ils se séparaient, une espèce de pitié me faisait partager leur tristesse ; ce double sentiment m’était un délice ». Il y a donc une douceur qui nous accapare, nous prend et ne nous lâche plus. C’est une drogue douce qui excite nos pensées obscures.
La question a été posée de nombreuses fois : est-ce vraiment sain de regarder de tels spectacles ? Est-ce une forme de décadence morale ? Est-ce une forme de gale pour la pensée ? La question est compliquée. Car Augustin était un religieux. Pour lui le salut est en Dieu. Lui seul nous donnera la vision de la vraie miséricorde. Au XVIIe siècle, des intégristes religieux, les Jansénistes, héritiers intellectuels de Saint Augustin, voulaient interdire le théâtre, source pour eux de corruption des esprits. Racine, Corneille, Molière étaient pour eux porteurs du mal de leur époque pour la fascination des passions humaines. Faut-il aussi censurer la télévision, du moins ces spectacles qui font de nous des voyeurs de la misère humaine ? Saint Augustin à l’assaut de la télévision ! Pour répondre à cette question, il faut en poser une autre : à quoi sert l’art comme divertissement ? Est-ce que cela doit avoir une fonction, celle de nous améliorer ? Si c’est le cas, alors effectivement la critique qu’opère Saint Augustin contre ces spectacles est fondée : regarder les misères des autres nous donne l’illusion de faire notre devoir en accompagnant les autres dans leur malheur. Nous regardons ces divertissements le cœur léger et nous fermons la télévision le cœur encore plus léger. Voilà le secret du succès de ces programmes, ils nous servent ce que nous attendons, c’est-à-dire une occasion d’exprimer nos passions, nos perversions, nos espoirs et no—s joies, le tout tranquilles, à l’abri devant un écran. Tout compte fait la télévision n’a pas apporté autre chose que le théâtre de rue de Carthage au IVe siècle.
C le MAG est une revue laïque. Nous n’allons pas vous proposer de prier Dieu au lieu de regarder votre programme de téléréalité préféré. Mais est-ce qu’il ne faut pas prendre conscience de cette dérive malsaine qu’est la télévision ? Je ne veux pas être moraliste. Mais faut-il se laisser aller à nos instincts les plus bas ? La vraie question n’est pas de condamner la nature humaine, les désirs que nous avons et qui nous poussent à être ce pour quoi nous sommes faits. Mais cette passivité nous engourdit et nous laissent disponibles pour des publicités qui utilisent les mêmes ressorts que les spectacles dramatico-romantiques qui développent notre sensiblerie. Voilà le piège qui se referme. Pour Saint Augustin le danger à Carthage était de l’éloigner de son Dieu et de la pureté de ses sentiments. Notre danger est d’avoir l’esprit ouvert aux spots publicitaires. Avoir des minutes de cerveau disponibles pour des marques de sodas américains.
Par Christophe Gallique