Rousseau

Être un penseur libéral

Question : peut-on vivre en assumant ses contradictions, en nageant au milieu des paradoxes ? Réponse, oui. Voilà un exemple.

Petit boulot donné par C le MAG : lire et faire la recension d’un ouvrage polémique contre la psychologie positive américaine, Happycratie, aux éditions Premier Parallèle, rédigé par Edgar Cabanas et Eva Illouz, respectivement psychologue et sociologue. Leur thèse est que cette nouvelle branche de la psychologie qui a pour objet le bonheur des individus est une des pires évolutions de cette science humaine. Pourquoi ? Pour trois raisons essentielles. Les deux premières m’ont paru tout à fait pertinentes et la troisième beaucoup moins. La première est méthodologique, comment peut-on créer une “science” du bonheur ? Qui peut croire qu’il puisse exister ainsi des recettes pour fuir son malheur et réussir en suivant un programme installé sur son smartphone ? Car c’est bien cela, la psychologie positive née à la fin du siècle dernier, conçue comme un programme de gym, elle propose à chacun de suivre des exercices pour, seul face aux vicissitudes du quotidien, réussir à être heureux. Supercherie ? Pour les auteurs de Happycratie, c’est bien pire, c’est une faute déontologique, car cette psychologie culpabilise ceux qui sont malheureux, faisant peser sur leurs seules épaules l’échec de leur existence ! C’est le deuxième axe de leur critique : en faisant de la recherche du bonheur une recherche individualiste et en faisant peser sur leurs seules épaules le poids de la réussite, la psychologie positive américaine fait jouer un rôle central à la résilience, c’est-à-dire la capacité de se reconstruire après une période particulièrement noire. De ce fait ce n’est pas la société qui opprime et peut aider les individus. Ce sont les individus seuls qui sont responsables de leur destin, ce qui peut produire une réelle culpabilité. Si je ne suis pas heureux, c’est de ma faute ! Cette volonté de culpabiliser est clairement un problème pour une science humaine qui se propose d’aider les plus fragiles d’entre nous. C’est l’argument éthique contre cette psychologie positive. Elle me paraît pertinente. En revanche, le troisième argument me semble plus saugrenu. La psychologie positive serait de mèche avec des entreprises privées pour vendre des applications et des livres de recettes du bonheur, et au final c’est la société néolibérale qui est à l’origine de ce mouvement pseudo-scientifique né il y a 20 ans. Là j’ai les cheveux qui se dressent sur la tête !

Désormais toutes les critiques sur un fait sociétal sont articulées autour d’une remise en cause du néolibéralisme ou de l’ultralibéralisme. Cela devient l’excuse aveuglante pour toute personne qui veut dénoncer quelque chose dans notre société. Les libéraux sont devenus les boucs-émissaires de tous les malheurs du monde. Tout ce qui est moche, horrible, décadent vient d’eux et leur permet de gagner de l’argent. Ils sont devenus l’équivalent des sorcières du Moyen Age, c’est-à-dire des créatures du diable. La pensée libérale – qui est un vrai courant de pensée vieux de 400 ans et dont certaines idées sont très pertinentes – devient si sulfureux qu’il est aujourd’hui presque plus dangereux de se dire libéral que d’avouer son homosexualité… Immédiatement une pluie de regards désapprobateurs tombe sur vous, ce qui est passablement ridicule et surprenant, surtout lorsque ceux qui font ces critiques ont des smartphones dernier cri – outil même de ces grandes entreprises qui représentent Le Grand Capital critiqué par Occupy Wall Street.

Puisque depuis Socrate, la philosophie consiste à se battre contre les sophistes et que ces derniers avancent toujours masqués, je vais tâcher de décrire les mécanismes utilisés par les bien-pensants, ceux qui ne jurent que par la défense d’un égalitarisme, alors même qu’ils défendent des privilèges grâce à leur discours antilibéral. Je vois derrière cette manière de faire une volonté de simplification du monde qui relève du manichéisme : Nous avons besoin de construire notre vision du monde sur une dualité, celle du bien et du mal. Le bien, c’est l’égalité entre les hommes. Le mal c’est l’inégalité. Certes, écrit ainsi personne n’a rien à redire. Effectivement les inégalités produites par le capitalisme sont condamnables. Nous savons, depuis le discours de Rousseau sur l’origine et le fondement des inégalités entre les hommes (1754), qu’il faut distinguer entre les inégalités naturelles (vous êtes grand ou vous êtes petit, habile de vos mains ou plutôt intellectuel…) et les inégalités sociales (vous êtes issu d’une famille modeste, ou… vous êtes l’enfant naturel de Bill Gates), ces dernières étant selon Rousseau le produit d’une décadence historique et sociale. Le philosophe dénonçait ainsi la concentration de la richesse entre les mains de quelques-uns, ce qui – me ferez-vous remarquer – est exactement le travers principal du capitalisme moderne. Mais dans ce cas, j’engage ces mêmes personnes à lire Du contrat Social, autre livre célèbre de Rousseau, et plus particulièrement le procès qu’il fait aux partis politiques et aux syndicats. Pour lui il faut les supprimer car les inégalités ont pour origine toute défense des intérêts particuliers et du coup les activités politiques et syndicales déséquilibrent la société en opposant ces intérêts particuliers contre l’intérêt général de la société. En clair la défense de l’égalité – que l’on souhaite tous – passe par le refus de la liberté – qui selon Rousseau est à l’origine de toutes les inégalités ! Est-ce vraiment ce que l’on désire aujourd’hui ? Sans doute pas. Mais la pensée française reste marquée par cette analyse de Rousseau – qui a débouché à l’époque sur la Révolution Française et l’abolition des privilèges en août 1789. Les anti-libéraux aimeraient voir à nouveau la Révolution se produire pour détruire le méchant capitalisme.

Ce vœu pieux peut apparaître sous un jour un peu comique : nous vivons dans une société de consommation où chacun profite d’inégalités notables et de petits privilèges et nous projetons sur le capitalisme les catégories issues de notre petite enfance, dans ces récits où le Bien triomphait du Mal en le terrassant, en dépassant la perfidie de ses stratagèmes. Le capitalisme, c’est mal. C’est le diable ! Et tout comme le diable, le capitalisme est capable de développer des stratégies perverses pour nourrir les inégalités ; être un penseur libéral devient le suppôt du diable. Un tel mode de raisonnement permet d’avoir bonne conscience. Certes je consomme des biens de consommation sans culpabilité, mais je suis contre le capitalisme. C’est déjà beaucoup. Certes je profite d’une position dans la société et dans un monde assez confortable, mais je suis contre les inégalités. C’est le plus important.

Vous avez compris, je vise tous ces intellectuels des pays occidentaux qui à la fois profitent de la surconsommation tout en la dénonçant. Mais pourquoi cette colère ? Car selon moi elle masque la possibilité de comprendre la raison pour laquelle la société de consommation capitaliste fonctionne si bien. Cette explication nous a pourtant été donnée depuis fort longtemps (1867 !) et par un auteur que certains feraient bien de relire, Karl Marx. Dans Le Capital il analyse ce qu’il appelle le fétichisme des marchandises, qui peut nous permettre de comprendre pourquoi nous nous vautrons dans une consommation excessive de marchandises produites par le capitalisme – tout en jurant, Oh ! Grands Dieux ! – que nous sommes contre. Marx expliquait que toute société a besoin pour se structurer de relations sociales claires, afin de permettre à chacun d’avoir une identité sociale. Par exemple, même si moralement nous pouvons condamner cela, le Moyen Age était structuré par les relations féodales entre serf, vassal et suzerain. Cela permettait à chacun de savoir quel type de relation il pouvait entretenir avec les autres. Actuellement règne l’échange généralisé des marchandises et donc ce sont les objets manufacturés qui marquent notre positionnement social, notre prestige et nos pouvoirs sur les autres. Plus nous pouvons acheter d’objets, plus nous nous valorisons socialement. D’où notre passion viscérale pour le commerce et ce que le capitalisme moderne nous offre : une forme d’identité. Mais la valeur des objets échangés – que ce soit des maisons, des voitures, de la nourriture ou des smartphones, ne dépend pas d’une détermination objective (c’est-à-dire par exemple la rareté ou le temps de travail nécessaire pour fabriquer ces objets) ; elle dépend d’un contexte socio-culturel qui, pour Marx, nous donne l’illusion que les marchandises ont une valeur : on accorde ainsi à notre smartphone la capacité à doter notre existence de qualités qu’elle n’aurait pas autrement. Marx supposait ainsi que notre société moderne enlevait à la spiritualité de nos existences toute dimension religieuse, politique ou sociale, nous sommes devenus de purs matérialistes en adorant les objets, en adorant les marchandises que nous achetons ! C’est, je pense, ce constat qui nous pousse à refuser le libéralisme : nous avons honte de notre propre adoration et nous souhaitons y résister. Tout comme une personne addicte croit se libérer de son addiction juste en niant sa dépendance et en disant que c’est mal, nous rejetons avec force le libéralisme car nous sentons que nous y forgeons notre identité sociale.

Quel est le lien avec la défense de l’égalitarisme, me ferez-vous remarquer ? Aucun directement. Mais les deux, la critique du libéralisme et le refus des inégalités sont liés par cette volonté de croire que le Bien peut détruire le Mal. Et je pense qu’il faut toujours se méfier des croisades contre le mal. Elles débouchent sur des injustices parfois bien pires. Relisez le livre de Orwell, La Ferme des animaux. Ce court roman de 1945, construit comme un apologue, dénonce cette illusion de la révolution qui installerait l’égalité entre les hommes : un vieux cochon dans une ferme a un rêve, celui que les hommes sont à l’origine de tous les malheurs des animaux (ce qui est à strictement parler la vérité). Les cochons décident de faire la Révolution en chassant les hommes, mais très vite il y a un retour à une vérité cruelle : les cochons prennent la place des hommes, en expliquant « Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres ». George Orwell témoignera que son roman, critique des révolutions bolcheviques du XXe siècle, n’est pas contre la révolution, mais contre les révolutions qui sont des prétextes pour remplacer une dictature par une autre. C’est cela que cet article dénonce : lorsque vous critiquez la domination sociétale du capitalisme, que faites-vous ? Cherchez-vous vraiment à défendre les petits, les sans-grades, ou cherchez-vous juste à avoir bonne conscience en oubliant que nous vivons dans une société libérale et que ce libéralisme structure nos existences, notre bonheur ? La critique contre le libéralisme n’a-t-elle pas un peu trop d’accents hypocrites ?

Par Christophe Gallique

Dossier : Les inégalités sont-elles justes ?

Les écoles primaires de Lodève ont entamé ce mois de février un mouvement de résistance pour garder leurs moyens spécifiques. Dans cet article nous allons voir pourquoi c’est justifié.

John Rawls, né en 1921 et mort en 2002, est sans aucun doute le philosophe américain dont l’œuvre fut la plus discutée au cours du XXe siècle : en effet en 1971 il publia Theory of Justice (il a fallu attendre 1987 pour que ce soit traduit en français !) où il abordait une question fondamentale, qu’est-ce que la justice et est-ce qu’une société qui a pour idéal la justice peut supporter les inégalités entre des citoyens ayant les mêmes droits ?
La question est vieille de plusieurs siècles, plus précisément depuis 1755 lorsque Jean-Jacques Rousseau publia son célèbre Discours sur l’origine et les fondements des inégalités entre les hommes. Il y expliquait qu’il y avait deux types d’inégalités : les inégalités naturelles (l’un est né fort, l’autre chétif, etc.) et les inégalités sociales (l’une est riche, l’autre pauvre). La question de savoir comment apparurent ces inégalités est une question presque insoluble ; il faudrait pour cela remonter aux premiers temps de l’humanité. Rousseau développe toute la première partie de son discours pour comprendre comment cela fut possible, introduisant par là même la notion d’histoire dans la philosophie, mais ce ne sont que des spéculations. Mais plus intéressante est de se demander pourquoi ces inégalités sont acceptées par tous, qu’est-ce qui a pu transformer ce qui est illégitime en droit acceptable ? Rousseau vivait à une époque (celle de la Monarchie Absolue française) où les privilèges étaient inscrits dans la loi. La Révolution Française et l’abolition desdits privilèges en août 1789 sont passés par là. La France depuis lors a l’idéal de l’égalité des citoyens – au moins en droit. Et cet idéal est mis à mal par la réalité de plus en plus flagrante des inégalités sociales qui ont cours en France. Par exemple tous les rapports sur l’Education Nationale montrent que le parcours des élèves et leur niveau scolaire dépendent de plus en plus de leurs origines sociales. Ainsi le classement PISA en 2016 montra non seulement que la France avait un niveau médiocre parmi les pays de l’OCDE (26e position) mais que de plus l’écart entre nos meilleurs élèves (qui fréquentent les lycées bourgeois de centre-ville) et les moins bons ressemblait de plus en plus à un gouffre.
Est-ce que cela est juste ? Bien-sûr que non. La question n’est que rhétorique. Personne ne peut soutenir que les inégalités sociales sont justes. Et pourtant c’est la tendance naturelle de toute société, les inégalités se creusent et nous sommes révoltés par ces injustices essentiellement si nous en sommes victimes. Pas si nous en profitons. Bien pire, si la réduction des inégalités passe par une forme de sacrifice de notre confort de vie, à la question “est-ce juste ?” il n’est pas certain que tout le monde soit cette fois en accord. Il suffit d’aborder la question de l’impôt pour très vite s’apercevoir que tout citoyen rationnel fait tout pour ne pas en payer, tout en appréciant les retombées de la redistribution étatique.
John Rawls, dans son livre en 1971, est parti de ce paradoxe. Et il y apporta une solution très intéressante. Mais avant de l’examiner il faut se souvenir qu’à cette époque les USA représentaient un modèle de société en opposition à l’URSS, l’un prônait la liberté individuelle et l’autre l’égalité des citoyens. Cette ligne de partage structurait les débats autour de la question de la justice : est-ce à l’individu de défendre ses droits ou est-ce à l’Etat de le faire ? Faut-il laisser ainsi les citoyens libres de s’enrichir ou fallait-il réguler les inégalités ? John Rawls était parfaitement conscient que cette question ne pouvait pas être examinée en toute neutralité ; l’impartialité est impossible, que vous soyez favorisés par le système des inégalités ou non. Il proposa donc une expérience de pensée, le voile d’ignorance : si une personne pouvait oublier l’espace de quelques minutes ses origines sociales afin que « personne ne connaisse sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social, pas plus [qu’il ne connaisse] le sort qu’il lui est réservé dans la répartition des capacités et des dons naturels, par exemple, l’intelligence, la force, etc. », si à cette personne on demandait “qu’est-ce qu’une société juste ?”, selon Rawls elle répondrait en deux temps : « Premier principe : chaque personne doit avoir un droit égal aux […] libertés de base […]. Second principe : les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient (a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés et (b) attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances. » Autrement dit, les inégalités sociales et économiques sont justes si elles profitent au plus grand nombre. Comment est-ce possible ? Il faut suivre à la lettre les trois propositions de John Rawls et en garder la logique chronologique : il y a tout d’abord la liberté. Seule une société où les individus sont libres de choisir leur destin est une société juste. Ensuite il y a la reconnaissance d’un fait où les inégalités existent. Mais – et c’est là le nœud le plus difficile à comprendre – elles doivent ne pas être au désavantage des plus défavorisés, c’est-à-dire que ces derniers doivent avoir “choisi” leur position sociale, préférer une forme de qualité de vie plutôt qu’une réussite sociale basée sur l’argent. Il ne faut pas qu’il y ait d’ambiguïté, John Rawls ne veut pas dire que certains aimeraient être pauvres ! Non ! Mais qu’imaginer une société où la course à l’enrichissement financier individuel soit la norme n’est pas l’unique modèle disponible est plutôt réconfortant. On peut désirer avoir une vie juste “heureuse”, sans nécessairement être toujours plus riche. D’où la troisième proposition : il faut que la société prenne des dispositions de façon à être ouverte et non fermée, qu’elle permette à tout un chacun de choisir son destin au cœur de la société et ce malgré nos origines sociales.
Toute société a tendance naturellement à se fermer en favorisant la reproduction sociale, ce qui permet aux riches d’offrir à leurs enfants les meilleures places de la société. Face à cela l’Etat doit prendre des décisions pour rééquilibrer le déficit de chance des plus défavorisés. Défavorisés financièrement ou victimes de discriminations sociales liées à la couleur de leur peau, à leur sexe et/ou à leur religion. John Rawls appela cela Affirmative Actions, qu’en français nous pouvons traduire par discrimination positive. Selon le philosophe américain il ne faut pas hésiter à favoriser certaines parties de la population, soit en instaurant un système de quota, soit en finançant beaucoup plus que pour les autres leur éducation, car ces groupes sociaux partent avec un handicap social plus important. En clair (et en simplifiant !) il faut aider davantage les pauvres que les riches.
Mais cette position pose deux problèmes : d’une part comment identifier ces groupes sociaux et leurs besoins, sans les stigmatiser dans leur “handicaps sociaux” ? D’autre part est-ce que cela ne remet pas en cause le principe d’égalité lui-même et le principe d’égalité devant la loi en particulier ? Pourquoi, au nom de la justice, faudrait-il favoriser certains individus plutôt que d’autres ? Sur quels critères ? Car si on veut sortir de la catégorie très générale de l’opposition “riche/pauvre” on bute très rapidement sur la question des seuils : à partir de quel niveau est-on si pauvre qu’on ne peut pas assurer seul l’éducation et l’avenir de ses enfants ? A contrario, quand sommes-nous assez favorisés pour que nos enfants ne bénéficient pas de ces aides et se voient ainsi défavorisés face à des plus pauvres qu’eux ? (On arrive à des formulations pour le moins paradoxales : un enfant pauvre plus favorisé ? N’est-ce pas absurde d’écrire cela ? N’est-ce pas un sentiment déplacé ? Je vous propose néanmoins de garder la formulation pour respecter la logique démonstrative de John Rawls). La discrimination positive ne cherchant pas à ce que tous soient égaux mais à ce que chacun puisse choisir librement sa place dans la société, la question devient très vite épineuse.
Tout ceci ne reste que théorie et spéculation si nous ne l’appliquons pas au réel. La philosophie ne doit pas être qu’un discours. Il faut qu’elle puisse nous permettre de comprendre notre réalité. Nous voyons ainsi la concrétisation de ce problème directement à Lodève, avec la question des écoles primaires qui ont plus besoin de moyens que d’autres : le 8 février dernier, des parents ont occupé leur école pour réclamer le maintien du dispositif plus de maîtres que d’élèves en CP et CE1, pour cette école classée en quartier prioritaire*. Ils s’estiment dans leur bon droit car ce dispositif permettait à des élèves défavorisés d’acquérir les bases de l’enseignement. Lorsqu’on sait que les deux premières années de primaires sont fondamentales pour l’avenir des enfants, de tels dispositifs semblent fondamentaux pour réduire les inégalités des chances. Ils dénoncent également la gestion purement administrative et financière de ce qui doit être de l’ordre de l’humain. Comment peut-on à la fois entendre les discours du ministre de l’éducation nationale sur l’extrême importance des premières années scolaires pour la formation des élèves et vouloir ainsi “rationaliser” des coûts, comme si les enfants n’étaient que des marchandises dont on traiterait le flux ? Abraham Lincoln écrivait déjà au XIXe siècle : « Si vous trouvez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance ». Cette célèbre citation qu’il est toujours bon de garder en tête montre bien, couplée avec l’analyse de John Rawls, que la question n’est pas l’égalité et le coût des moyens consacrés à une école plutôt qu’une autre, mais les besoins qu’ont des enfants dont l’origine sociale est défavorisée pour choisir leur avenir ; il faut plus de professeurs d’école pour eux car autrement c’est la reproduction sociale qui va se réaliser et qui va rendre encore un peu plus hétérogène notre société qui manque déjà tant de cohésion. L’idéal républicain se joue là. Pas uniquement là. Mais sans aucun doute là.
Par Christophe Gallique

*www.midilibre.fr/2018/02/08/lodeve-des-parents-proteste-contre-la-suppression-d-un-poste-d-enseignant-dans-deux-ecoles,1625669.php).

De l’usage de la marche pour philosopher, et réciproquement.

L’image qu’on se fait des philosophes est plutôt celle du rat de bibliothèque. Pourtant quelques grands penseurs l’ont été grâce à la randonnée pédestre, loin de leur tour d’ivoire. Pourquoi ? Est-ce que cela veut dire que l’activité physique a une influence sur la réflexion philosophique ?

Il y a des activités qui semblent être faites pour se nourrir mutuellement. La marche et la réflexion philosophique peuvent en faire partie. Seul et amoureux de la nature, le philosophe peut utiliser la marche pour des réflexions profondes. Il y a eu des exemples extraordinaires dans l’histoire de la philosophie qui peuvent nous servir de modèle. En tout premier lieu, l’école de philosophie d’Aristote, précepteur d’Alexandre le Grand, qui s’appelait les péripatéticiens, c’est-à-dire littéralement « ceux qui aiment la promenade ». Aristote faisait de la philosophie en se promenant au milieu de ses élèves, très loin de la position assise dans les écoles modernes. La contemplation philosophique ne passe donc pas uniquement par l’immobilité corporelle. Elle peut également se nourrir du sport.
Mais peut-être, pour bien comprendre ce que tout cela veut dire, faut-il expliquer et définir ce qu’est la réflexion philosophique. La philosophie, expliquait Gilles Deleuze en 1991 est l’art de trouver des problèmes et de créer des concepts. Pas nécessairement des solutions. Encore moins des solutions pratiques. Le philosophe est celui qui contemple le monde pour en apercevoir les difficultés. Pour cela il doit méditer et laisser son esprit voguer sans jamais être perturbé. En quelque sorte le philosophe est l’inverse de l’ingénieur qui transforme le monde ; le philosophe se contente de lui donner du sens. Est-ce que cela veut dire que la philosophie est inutile ? Peut-être, peut-être pas. Car ce n’est pas uniquement l’utile qui a de la valeur. Nous ne résumons pas notre existence à ce qui est utile. La réflexion, même si elle n’a pas d’utilité pratique immédiate, joue un rôle fondateur des autres sciences en se demandant ce qu’il faut penser.
Nous pouvons pour illustrer cette description de la philosophie prendre deux exemples de grands philosophes qui considéraient que la marche était essentielle à leur réflexion : Rousseau et Nietzsche. Commençons par le genevois Jean-Jacques Rousseau (1712 – 1778). Le philosophe du siècle des Lumières fut un des premiers à raconter sa vie dans un livre témoignage intitulé Les Confessions. Il y expliqua comment la marche exaltait son corps et les pensées qui naissaient ainsi de ses vagabondages : « Je destinai, comme j’avais toujours fait, mes matinées à la copie, et mes après-dînées à la promenade, muni de mon petit livret blanc et de mon crayon : car n’ayant jamais pu écrire et penser à mon aise que sub dio [c’est-à-dire en plein air], je n’étais pas tenté de changer de méthode, et je comptais bien que la forêt de Montmorency, qui était presque à ma porte, serait désormais mon cabinet de travail. » (Les Confessions, livre 9). Arrivé à Montmorency en 1756, il y resta jusqu’en 1762, année de parution de L’Emile ou de l’éducation et Du Contrat Social, deux ouvrages qui lui valurent de rentrer au Panthéon en 1794. Donc se promener, marcher et découvrir la nature peut être fécond pour la pensée contemplative. Rousseau y comprit notamment la perversité de certaines formes d’éducation à l’école et le rôle de la Volonté Générale dans la démocratie. Ce n’est pas rien. Bien avant cela, alors qu’il avait seize ans, il adorait déjà se déplacer à pied d’un lieu à l’autre : il partit de Genève pour Annecy, puis gagna Turin, le tout à pied ! La marche représenta pour lui un délice et offrit au voyage un charme qu’aucune autre forme de transport ne pouvait remplacer : « Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délice. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter m’ont forcé de faire le Monsieur et de prendre des voitures, les soucis rongeant, les embarras, la gêne y sont montés avec moi, et dès lors, au lieu qu’auparavant dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le besoin d’arriver. » (Les Confessions, livre 2). La dernière phrase dit tout : alors que la randonnée est un plaisir qui nous rend impatient d’y aller, la voiture nous donne surtout l’envie d’en sortir.
Mais est-ce que marcher stimule réellement l’esprit ? Est-elle assez structurée pour produire de la philosophie ? Ou n’est-ce qu’une manière de laisser voguer l’esprit sans se préoccuper des soucis de l’existence ? Rousseau, toujours dans Les Confessions, livre 3, explique la relation complexe qu’il entretient avec la promenade et les raisons pour lesquelles il ne pouvait pas s’enfermer dans un cabinet de travail, assis derrière sa table, pour produire ses chefs-d’œuvre : il était une intelligence dotée d’une très grande intuition, mais qui peinait à mettre de l’ordre dans la suite de ses idées. Il pouvait passer des heures devant sa feuille, incapable de produire un texte clair. Il lui fallait alors sortir, marcher, découvrir des rivières et des bois, pour que son cerveau organisât sa pensée. La marche est donc organisatrice d’une pensée plus intuitive que logique, mais non moins féconde.
Friedrich Nietzsche (1844/1900), second grand penseur de la marche expliqua un peu plus radicalement cette relation entre la marche et ce qu’il appellera La Volonté de puissance ! Sa thèse – simple – était que l’activité du corps détermine la force et la forme de la pensée. Dans le Crépuscule des idoles il écrivit : «  Être cul-de-plomb, voilà par excellence le péché contre l’esprit ! Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose ». Selon lui l’esprit était déterminé par les conditions du corps, c’est donc logiquement qu’il mit en application sa découverte ; de brillant universitaire spécialisé dans la philologie (c’est-à-dire l’histoire de la langue), il décida soudain de vivre une existence de bohème, errant entre l’Italie et la France. Entre 1883 et 1887 il passa ses hivers à Nice où il adorait les promenades au-dessus de la mer, notamment celle qui mène au village d’Eze (un sentier de promenade porte le nom du philosophe). Quel est le lien avec sa philosophie ? Celui d’une nécessaire éducation du corps pour le rendre plus puissant et de ce fait rendre l’esprit plus pertinent. Il faut fatiguer le corps, l’éprouver, le stimuler, pour que la pensée naisse et se développe. C’est la conviction intime de Nietzsche. Solitaire, il n’aimait rien moins que les montagnes et les espaces maritimes. Dans un autre de ses ouvrages, Le Gai Savoir (qui n’est pas le savoir homosexuel, mais le savoir qui ne veut pas se prendre au sérieux face à l’absurde de l’existence), au paragraphe 366 il écrit : «  Nous ne sommes pas de ceux qui n’arrivent à former des pensées qu’au milieu des livres – notre habitude à nous est de penser en plein air, marchant, sautant, grimpant, dansant, de préférence dans les montagnes solitaires ou tout proche de la mer, là où même les chemins se font songeurs ». Cette aptitude à vouloir marcher seul en montagne se traduit par une philosophie « à coup de marteau » voulant remettre en question les valeurs morales traditionnelles pour gagner en confiance et en amour de soi. Cela nécessite la solitude, car il faut être capable de se dresser contre ceux qui nous ont éduqué, amis ou famille ; mais aussi de l’endurance car la refondation de valeurs morales est une tâche de longue haleine. Cet effort sur le long terme devait se sentir à la lecture de ses aphorismes. Car Nietzsche n’en démordait pas : on peut deviner la position du philosophe au moment où il pensait en lisant son livre. « L’ouvrage se ressent des intestins coincés [par la position assise] de l’auteur ». A l’inverse, Nietzsche va développer la figure du philosophe idéal, à travers le personnage de Zarathoustra. Prophète du surhomme, son personnage tout au long de l’ouvrage qui porte son nom (Also sprach Zarathustra) gravit à pied des montagnes pour porter la parole de sa philosophie. Dans la 3e partie, celle écrite par Nietzsche au-dessus de Nice, Zarathoustra dit : «  Béni soit ce qui rend endurant ! Je ne loue pas le pays où coulent le beurre et le miel. Apprendre à détourner les yeux de soi-même pour voir beaucoup de choses, cette dureté est nécessaire à tous ceux qui gravissent des montagnes. » La leçon est claire : en plus d’activer le cerveau, la marche amène à moins d’égotisme pour découvrir ce qu’il y a autour de soi. C’est la première étape vers le surhomme qui, comme vous l’avez deviné, n’est pas un homme au-dessus des autres hommes, mais un individu qui dépasse sa petitesse. C’est là le dernier apport, mais non des moindres, de la marche à la philosophie : apprendre à reconnaître avec humilité la richesse de ce qui nous entoure.
Faisons l’exercice sous un autre angle et suivons le jeune coureur cycliste, Guillaume Martin, après son épopée sur les routes du Tour. Ce sportif a la caractéristique de s’intéresser de très près à la philosophie et à Nietzsche en particulier. Quelle philosophie pourrait-il produire ? Il a beaucoup lu Nietzsche, mais il ne pourra sans doute jamais l’imiter. Non pas qu’il n’en a pas les moyens intellectuels, du moins nous ne pouvons pas en préjuger. Mais son sport est à l’opposé de la marche solitaire : une équipe cycliste est faite de solidarité, de sacrifice individuel pour le groupe, de stratégie grégaire sous forme de relais. Loin des déambulations d’un Zarathoustra sur la montagne, avec ses seuls serpent et aigle, Guillaume Martin produirait une pensée de la cohésion car son corps lui aura appris que seul il ne peut pas arriver au bout de l’étape. Il a besoin des autres, il s’appuie sur les autres et il n’oublie pas les autres lorsque la victoire s’annonce.
Revenons à la randonnée. Profitez de l’été pour vous adonner à ce sport. Visitez les lieux perdus, parcourez les sentiers balisés ou non, et fuyez la foule des plages, là où des huîtres se font sécher par le soleil en attendant de l’être par les autorités compétentes à la rentrée. Le vacancier qui se laisse trop aller au farniente on the beach risque de voir la vacuité de son esprit faire mourir les idées péniblement développées au cœur de l’hiver. Au contraire la marche va stimuler vos muscles, alimentant le cerveau en oxygène et offrant à l’esprit la découverte de la méditation en plein air.
Par Christophe Gallique