Platon

Corruption, mon amour

2018 se termine. Ce ne fut pas une année de tout repos. Heureusement Noël arrive et pour cadeau j’ai décidé d’être optimiste en vous offrant un article qui fait l’apologie de la nature humaine.

Certains matins on se lève avec une gueule de bois. Pas parce qu’on a abusé lors d’une soirée trop arrosée, mais parce qu’on allume la radio et qu’on découvre les nouvelles : Le Brésil s’est choisi un président d’extrême droite, misogyne, raciste et va-t-en-guerre. Cela l’année même où on commémore la fin de la Première Guerre mondiale, massacre de plus de 10 millions de victimes dues à un nationalisme exacerbé. Question : les peuples ont-ils la mémoire si courte ? Ou y a-t-il un cycle dans l’histoire qui fait que nous allons nous reprécipiter vers des conflits entre les peuples ? L’idée d’un monde de paix et de progrès est-elle si idéaliste qu’elle est définitivement utopique, c’est-à-dire qu’elle ne se réalisera jamais dans aucun lieu ? 85 ans après les élections qui portèrent Hitler au pouvoir, les peuples semblent s’entendre surtout pour…. faire renaître de ses cendres le nationalisme mortifère qui, à plus ou moins long terme, va nous mener vers la guerre.

Un ami me fit une remarque qui éclaire ces évènements sous un autre angle : avant de juger tout un peuple à la lumière de nos principes moraux, demandons-nous pourquoi ils ont voté et choisi si nettement ce candidat d’extrême droite. Les peuples ont leur propre sagesse, leurs choix ne sont pas si irrationnels. Et à ce niveau les Brésiliens sont clairs, ils ont voté pour un président qui n’était pas corrompu. Le Parti des Travailleurs, dont le leader historique est en prison pour douze ans, a certes été porteur d’un espoir fou, celui de supprimer les inégalités sociales. Ce fut un demi-échec. Mais ce n’est pas tant cet échec qui lui a coûté le pouvoir que le dégoût qu’il a inspiré lorsque les Brésiliens ont appris toutes les malversations de leurs gouvernements successifs. La corruption ! Voilà le mal qui ronge nos démocraties modernes et qui peut pousser les peuples à choisir un président autoritaire, quitte à ce que ce dernier fasse l’éloge de la dictature militaire. La citation d’Auguste Comte écrite sur le drapeau brésilien « Ordre et Progrès » a pris tout son sens à travers le vote de cette présidentielle.

Nous ne mesurions sans doute pas l’exaspération de ce peuple face aux années de magouilles en tout genre qui ont marqué l’enrichissement d’une petite élite. Et cette exaspération n’est pas uniquement liée aux limites de la nature humaine qui feraient que, lorsqu’on a du pouvoir, on est corrompu. Certes c’est sans doute vrai. La définition de la corruption est : « le détournement de sommes d’argent plus ou moins grandes en échange de service ». Elle est le fait de personnes qui ont du pouvoir et qui en profitent pour s’enrichir personnellement. Cela va au-delà des simples échanges de bons procédés rationnels (du type tu désires avoir une facilité dans tes démarches, je vais pouvoir t’aider contre rémunération, ce qui est bien normal car tu fais appel à mes compétences). La corruption a ceci de détestable qu’elle pourrit la confiance que les gens ont en un système social et politique, sentant qu’ils ne pourront jamais bénéficier d’une justice équitable. Elle est le symbole de la dégradation de la vertu au cœur même de la société. Elle amène l’idée que les hommes qui ont du pouvoir ont systématiquement une inclination au vice et à la perversion, comme le fait remarquer le philosophe contemporain Thierry Ménissier*. Ce n’est certes pas un débat si récent, Platon dans La République (écrit au IVe siècle avant J.-C) a mis en scène un dialogue entre son maître Socrate et un sophiste, Thrasymaque. Ce dernier défendit la thèse que tout le monde avait une tendance à l’abus de pouvoir. Selon lui, ce qui distinguerait un homme corrompu d’un autre, ce serait uniquement le degré de pouvoir qu’il possède. Pour illustrer sa thèse Thrasymaque raconta le mythe de Gygès, pauvre berger qui fut envoyé à la cour du roi pour porter les doléances de ses amis. En chemin il découvrit un anneau au doigt d’un géant mort. Cet anneau donnait le pouvoir d’invisibilité… tout en corrompant immédiatement le cœur de son porteur. En effet, le berger, au lieu de se battre pour la justice, utilisa ce pouvoir pour devenir tyran à la place du roi. Dit autrement, le pouvoir a corrompu son âme ! (petite parenthèse : Tolkien a-t-il expliqué les sources de son inspiration pour écrire Le Seigneur des anneaux ? A-t-il précisé qu’il était un lecteur de Platon ? Non ? N’est-ce pas une forme de détournement de droits d’auteurs, voire de vol d’idée géniale… mais nous nous égarons…). Ce mythe tend à montrer le caractère nécessairement décadent du pouvoir et l’omniprésence de la corruption dans les cœurs humains. Ce serait donc lié à la faiblesse de la vertu chez les êtres humains.

Nous pouvons prendre le problème sous un autre angle. Thierry Ménissier fait une analyse plus complète et complexe de ce phénomène, qui présente le paradoxe d’être à la fois rejeté par tous et pourtant est presque universel. Il commence son analyse tout d’abord d’un point de vue juridique et écrit : « c’est un acte très grave car il déstabilise entièrement le mode d’association des individus » basé sur l’égalitarisme devant la loi. « C’est pourquoi le pacte de corruption ne consiste pas seulement en un dévoiement de la relation d’autorité ni en un vol, […] il y a la mise en œuvre d’une exception de statut, qui […] réinstitue dans les faits le système prédémocratique féodal » (p. 58). Tous les éléments du scandale sont donnés dans cet extrait, la corruption, c’est d’abord la rupture du contrat démocratique moderne, le peuple ne peut pas supporter que ceux à qui ce même peuple a délégué une autorité utilisent ce pouvoir pour creuser les inégalités. D’autant plus que c’est un retour vers les privilèges, ce contre quoi ce peuple a lutté au cours des différentes révolutions. Il y a donc un vrai danger à laisser faire la corruption, car cela peut amener l’hypothèse d’un retour vers un régime autoritaire pour « remettre de l’ordre ». N’est-ce pas ce qui s’est passé au Brésil ?

Bien entendu ce n’est pas aussi simple que cela : même la dictature la plus brutale ne peut mettre fin à la corruption, au nom de la Vertu Politique et d’une prétendue Pureté des Mœurs. Car autrement la loi suffirait pour abolir la corruption. Thierry Ménissier explique que la corruption « remplit une fonction sociale latente. […] La corruption ne relève pas d’un dérèglement des mœurs, ni du caractère passif de la nature humaine, mais d’un dysfonctionnement social qui a sa raison d’être » (p. 68). En clair la corruption serait une forme de régulation sociale qui évite la violence et le désordre ; cette fonction sociale de la corruption qui permet aux acteurs sociaux de produire une richesse sociale (souterraine) expliquerait pourquoi, malgré toutes les tentatives, on ne peut s’en débarrasser, elle joue un rôle dans les échanges sociaux. Certes le cercle est vicieux, mais l’idée défendue, notamment par les théories fonctionnalistes sociologiques, est que si la corruption perdure, c’est que certains groupes sociaux y trouvent leur intérêt et n’y apportent pas un jugement moral négatif. Thierry Ménissier prend l’exemple de l’Etat de Florence au XVIe qui assurait sa stabilité grâce à la corruption, elle permettait ainsi « aux groupes de faible représentativité sociale et politique d’accéder aux biens et à la décision ». L’Italie du XVIe siècle était très instable, ravagée par les guerres entre cités et les invasions ; donc on peut comprendre pourquoi et comment la corruption pouvait jouer un rôle régulateur. Mais aujourd’hui ? Peut-on dire que le Brésil est un pays dont les institutions sont si fragiles, la représentativité si inégale, que des parties entières de la société ont besoin de la corruption pour s’élever socialement ? Peut-être. En tout cas la France ne se trouve pas dans cette situation.

Pourtant comment peut-on expliquer que la corruption soit si difficile à endiguer ? Pourquoi ce scandale qui consiste à voir des acteurs publics détourner ce qui est le bien commun à tous, pour s’enrichir, soit si récurrent ? Si effectivement (comme l’expliquait Thrasymaque) la corruption est une dégradation des mœurs, une forme de pourrissement lié à des élites dont il faut se débarrasser, cela peut amener le peuple à vouloir supprimer ces élites. Il peut souhaiter alors faire la révolution qui serait une épuration. C’est ce que risque le Brésil, mais qui le souhaite ? Personne. L’histoire nous apprend que les épurations, c’est toujours ouvrir une période sanguinaire dont on ne sait jamais comment sortir.

Vous pouvez choisir une autre option, considérer que la corruption doit certes être combattue, au maximum circonscrite, mais qu’elle fait partie de la nature de la société politique. La politique, ce sont les Grecs qui l’ont inventée, et ils lui donnaient la définition suivante : discuter afin de trouver une vie meilleure. Les fourmis vivent en société, mais elles ne font pas de politique. Elles travaillent sans jamais chercher leur intérêt individuel. Les hommes, eux, font de la politique car ils ne sont jamais satisfaits de leur sort. Certes cela produit un système moins parfait et moins vertueux que celui des fourmis, mais je laisse tous ceux qui veulent devenir des fourmis tomber dans l’illusion qu’un « homme fort » pourrait purifier notre société de ses éléments nocifs. Nous ne sommes pas des fourmis et la corruption, qui est une forme de pouvoir présente dans les sociétés humaines, joue son rôle. C’est un rôle obscur, « oblique » qui « engendre une force sociale » souterraine et qui se superpose aux lois sociales licites et visibles, comme le précise Thierry Ménissier. Vous n’êtes pas convaincu ? Après tout faites-vous autre chose en ce moment, à quelques jours de Noël, quand vous préparez vos derniers cadeaux ? Pourquoi achetez-vous ce beau foulard pour votre belle-mère qui ne cesse de vous toiser dès que vous ouvrez la bouche ? Et pourquoi ce livre si cher pour votre cousine qui vous énerve avec sa réussite financière ? Hélas vous devez passer le réveillon avec elles et d’autres qui ne vous inspirent pas tant de sympathie et vous allez surveiller les cadeaux qui vont s’échanger. Pourquoi ? Parce qu’en dépend votre place dans la famille : celui qui ne fait le cadeau adéquat se verra reléguer à la dernière place dans l’estime de ceux qui détiennent le pouvoir dans la famille, vos beaux-parents. Oui, oui, ne niez pas, vos cadeaux ne sont pas toujours sincères. Ils sont des formes de corruption. Tout don, expliquait le sociologue Marcel Mauss, est une relation agonistique, c’est-à-dire une relation de combat. Le cadeau n’est pas une forme de corruption, car vous n’obtenez sans doute pas un avantage direct ; cependant c’est une forme de tension et de rivalité sociale. C’est triste, c’est condamnable, mais c’est un réel rapport de force qui a ses résultats au cœur de la famille. La corruption développe elle aussi sa forme d’échange social. Nous ne pouvons pas la défendre moralement mais il ne faut pas croire qu’on pourra s’en débarrasser. Joyeux Noël !

Par Christophe Gallique

*Thierry Ménissier, Philosophie de la corruption, Editions Hermann, 2018, P.29